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Les enjeux de la discussion sur le travail en ergonomie à travers six interventions

2.5. En ergonomie : mettre en discussion le travail pour développer le potentiel capacitant

2.5.3. Les enjeux de la discussion sur le travail en ergonomie à travers six interventions

Une variété d’interventions capacitantes mobilisant des démarches de discussion à modalités et finalités variables

Six « interventions capacitantes » ont été synthétisées dans le Tableau 2 et présentées plus en détail en Annexe 1 sur la base des publications suivantes : Petit (2005) et Petit & Dugué (2013) ; Arnoud (2013) ; Rocha (2014) ; Raspaud (2014) et Raspaud & Falzon (à paraître) ; Casse (2015) et Casse & Caroly (2017) ; Carta (2018) et Carta & Falzon (2017). Si elles auraient pu être complétées par d’autres travaux (Mhamdi, 1998 ; Mollo, 2004 ; Nascimento, 2009 ; Conjard et Journoud, 2013 ; Piney, 2015 ; Van Belleghem & Forcioli Conti, 2015 ; Grosdemouge, 2017 ; Judon, 2017), elles présentent déjà une variété intéressante de secteurs d’activité (hôpital, transport, énergie, santé), de finalités (reconcevoir une organisation, lutter contre le silence organisationnel ou favoriser les remontées terrain pour améliorer la sécurité), de contextes (réorganisation de processus comprenant des enjeux de transversalité, accidents) de modalités d’intervention et de débat (basé sur des simulations, observations croisées de l’activité, discussions à partir d’objets-frontières tels que des photos ou cartographies). Cette partie soulignera les enseignements tirés par les auteurs en termes de conditions d’intervention et de discussion ainsi que des questions de recherche identifiées, qui se posent aujourd’hui.

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Tableau 2: Analyse de six interventions capacitantes

Petit (2005) Arnoud (2013) Rocha (2014) Raspaud (2014) Casse (2015) Carta (2018)

Finalité Organiser la continuité du service Accompagner la reconception de

l'organisation dans l'usage Lutter contre le silence organisationnel

Reconception participative de l'organisation du processus de chirurgie ambulatoire

Enrichir le REX par les espaces de débat

Concevoir l'intervention pour l'autopoïèse organisationnelle

Terrain Mutuelle Entreprise de gestion de l'eau, des

déchets, de l'énergie et du transport Entreprise de distribution d'énergie Centre Hospitalier Universitaire Exploitants de tunnels routiers

Entité de maintenance des dispositifs de signalisation du métro parisien

Contexte

Suite à une mise en concurrence, réorganisation d'une gestion des dossiers de A à Z par des sections départementales à une séparation en "frontoffice" (centres d'appel) et "backoffice"' (centres de traitement)

Regrouppement des services de paye des différents établissements et filiales au sein d'un Centre de Services Partagés (CSP)

Inefficacité de la gestion du REX, rupture du collectif de travail et absence de dialogue entre technicuens et managers de proximité

Transformation nationale de l'offre de soin, nouveau processus de chirurgie ambulatoire impliquant des activités et compétences transverses

Suite à des accidents graves survenus dans les tunnels dans les années 2000, programme de recherche pour mieux comprendre et intégrer les facteurs humains et sociaux dans l’exploitation des tunnels

Internalisation partielle de l'activité de maintenance auparavant sous-traitée, impliquant une prise en charge de tous les systèmes de signalisation par les fonctions (au lieu d'une spécialisation) Demandeur Président de la mutuelle DRH Adjoints aux directeurs opérationnels Direction du CHU Centre d'Etude des Tunnels (CETU)

et entreprise

Unité "Maîtrise des Risques de l'Entreprise"

Demande

Accompagnement à la transformation de la structure organisationnelle pour développer la qualité de service, par l'engagement du personnel et du travail

Comprendre les difficultés du CSP et améliorer le fonctionnement de la nouvelle organisation

Comprendre les raisons de la faible remontée terrain des anomalies, développer une culture de sécurité

Développer la chirurgie ambulatoire pour répondre à l'engagement institutionnel : 50% des actes chirurgicaux doivent se faire en ambulatoire au lieu de 18%

Concevoir un nouveau dispositif de REX intégré aux pratiques réelles de gestion de la sécurité avec les acteurs de l’entreprise.

Impact de la sous-traitance sur la sécurité féroviaire

Méthodologie d'intervention

- Diagnostic sur 20 sections d'un centre de traitement, validé et restitué à quatre niveaux

- Groupes de travail entre 3 sections et le centre de traitement

- Extension à 17 autres sections sur un an

1. Observation initiale de la structure et de ses possibilités

2. Identification des processus de reconception dans l'usage 3. Co-analyse constructive des pratiques

4. Capitalisation et mise en débat

- Diagnostic sur 6 sites (22j. d'observation, 31 entretiens) - Traitement de Situations à Fort Enjeu: 4-5 réunions d'1h30 sur 2 mois (toutes les 2 semaines) dans 5 groupes sur 4 sites

- Expérimentation du dispositif de mise en débat sur un site pilote - Pérennisation / généralisation : formation des managers (CODIR local et régional) + suivi

- Diagnostic dans 3 unités de chirurgie (180h observation, 80 entretiens)

- Mise en place d'une démarche participative de reconception de l'organisation (5 groupes de travail de 2h / semaines sur 1 mois, avec équipes multi-métier)

- Analyse du dispositif de REX existant (110 dossiers de REX) - Etude des incidents critiques - Analyse de l'activité des opérateurs (180h d'observation de 3 métiers, 22 entretiens)

- Accompagnement de la

transformation du dispositif de REX et des pratiques: expérimentation et conception puis pérennisation - Analyse réflexive du déroulement de la démarche de transformation

- Diagnostic: 108h d'enquête, 34 entretiens, 148 incidents critiques - Laboratoire Développemental: ==> Travail d'organisation transverse : 3 groupes de travail sur le processus global de maintenance (3h30, 17 participants: responsable HSCT, direction locale, responsables de fonctions et managers de proximité) + 6 groupes de travail sur l'analyse détaillée de cas

==> Ancrage autopoïétique: 12 groupes de travail sur la conception de nouveaux référentiels

Méthodologie de discussion

1. Visites de site mettant en présence deux opérateurs travaillant habituellement à distance 2. Groupe de travail pour mettre en débat les difficultés et pratiques, basé sur la verbalisation conjointe à l'activité, l'allo-confrontation croisée et la conduit d'enquête

- Prise de photos d'événements significatifs par les techniciens (anomalies ou stratégies mises en place) ou récit

- Transmission au manager lors du débriefing

- Tri par le manager des photos les plus pertinentes

- Mise en débat lors de "réunions de groupes" une semaine sur deux

Matérialisation du processus ambulatoire sur frise, de façon chronologique guidée par le questionnement QQOQCP

- Expérimentation d'espaces de discussion sur les pratiques, groupe de travail d'opérationnels inter-métier, à partir de situations actuelles et de situations de référence choisies par la doctorante suite au diagnostic - Conception de l'organisation du REX à partir de simulation sur maquette et d'élaboration de scénarios d'organisation

- Construire une vision partagée de l'objet de transformation, à partir d'une cartographie du processus et de ses contradictions, issue du diagnotic - Co-construction de solutions organisationnelles

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Enseignements en termes de conditions d’intervention et de discussion

Les interventions présentées ont permis de tirer des conditions favorables ou défavorables au développement d’organisations capacitantes, en termes de méthodologie d’intervention et de discussion.

Pour Carta (2018), les leviers d’une intervention capacitante et durable cherchant le

développement par la mise en place de mécanismes autopoïétiques sont d’une part le fait de

fonder stratégiquement et politiquement la démarche, en intégrant les questions socio-organisationnelles et humaines à la stratégie de l’entreprise et en permettant la participation des

différentes strates hiérarchiques. D’autre part, il s’agit de systématiser le processus

d’apprentissage en permettant de faire l’expérience et de mettre à l’épreuve de nouvelles

manières d’organiser les pratiques. Enfin, l’enjeu est d’ancrer les dispositifs d’intervention

dans le fonctionnement organisationnel : utilisation des moyens pédagogiques mobilisés comme outils de management, réagencement des ressources présentes dans l’entreprise pour qu’elles puissent répondre aux enjeux constructifs, productifs et autopoïétiques visés, identification et mobilisation d’acteurs garants de la durabilité de la démarche.

Rocha (2014) souligne également l’engagement nécessaire du CODIR, la définition de

référents « Facteur Humain et Organisationnel » et l’identification d’acteurs porteurs de la démarche, en soulignant l’importance de la qualité du couplage référent / CODIR.

Pour Raspaud (2014), les méthodes d’intervention doivent permettre la disponibilité des ressources, les conditions pour les transformer en capabilités ainsi que la conversion effective de ces ressources en capacités. Casse & Caroly (2017), considèrent également que les résultats

ne peuvent être constructifs que si le contexte socio-organisationnel est favorable, ce qui

suppose pour elles une construction sociale de l’intervention, un engagement des acteurs dans

la durée, l’intégration d’un changement de posture des acteurs tôt dans l’intervention, la

stabilité des relais, le choix et le nombre d’acteurs à solliciter adéquat, voire la perspective

d’une reconnaissance ou d’une valorisation de l’implication de chacun dans la démarche.

Enfin pour Petit & Dugué (2013), trois conditions ont permis aux participants de développer

leur capacité à alimenter et à structurer la régulation : avoir des garanties de transformations

par décision locale, même si elles sont minimes dans un premier temps, considérer la

participation dans un processus expérimental et constituer des groupes de travail relativement tôt dans l’intervention.

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Du point de vue des conditions nécessaires à la discussion sur le travail, Mollo & Nascimento

(2013) posent quatre règles d’or de la pratique réflexive :

- une centration sur le réel de l’activité de travail outillée par des objets-frontières (Carta, 2018) comme des films, photos, récits de situations singulières ou répétées, pour débattre des contradictions du travail, apprécier l’acceptabilité des différents arbitrages possibles ou encore capitaliser les pratiques qui fonctionnent bien ;

- la régularité d’un collectif pérenne, afin de traiter un grand nombre de situations, de maintenir une culture de travail collectif et un référentiel opératif commun ; l’enjeu est de comprendre l’activité au regard des contraintes et difficulté gérées par les opérateurs et non de renforcer un rappel des règles, ce qui suppose une attitude compréhensive et non prescriptive de la hiérarchie si elle est présente. La participation doit également être volontaire, avec des rôles définis et un engagement de chacun sur le long terme, pour une bonne dynamique des échanges et un suivi des actions ;

- l’élaboration et l’évaluation concertée des solutions a une double visée : comprendre les manières de travailler, la variabilité et l’écart entre le prescrit et le réel, non pas pour le réduire mais pour le gérer de façon consciente et raisonnée ; développer collectivement des solutions techniques ou organisationnelles par la confrontation des logiques ;

- l’implication et l’engagement du management : pour reconnaître, encourager et assister les pratiques réflexives, accepter de donner à voir les contradictions et perturbations pour les discuter et les dépasser en reconnaissant l’erreur comme une source de progrès, soutenir matériellement et humainement la démarche, et faire valoir le contenu des échanges et les solutions élaborées au niveau de la direction.

Les questions de recherche en suspens

Finalement, Barcellini (2017) identifie quatre perspectives de développement de la discipline :

répliquer et ajuster des expériences d’intervention capacitantes à d’autres échelles ou dans d’autres secteurs ;

analyser les activités à l’œuvre au sein de ces divers dispositifs dans une perspective longitudinale : activité de l’ergonome dans les espaces de débat sur le travail et son évolution au cours de l’intervention, activité du management et des participants, rôle des objets intermédiaires et de la situation d’interaction par rapport aux apprentissages,

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indices à partir desquels l’ergonome (ré)oriente son intervention, implantation stratégique et politique des interventions et son évolution…

poursuivre les recherches sur l’activité de management et sur les propriétés capacitantes des organisations du travail pour mettre en discussion les formes actuelles d’organisation qui contraignent fortement le travail. Cela rejoint l’invitation de Petit & Dugué (2013) à poursuivre la compréhension du travail des cadres en portant l’attention sur la répartition des pouvoirs et circuits de décision ;

diffuser les apports de ces travaux auprès d’autres entreprises, disciplines et au niveau international.

A ces perspectives peuvent être ajoutées les questions de Petit & Dugué (2013) : comment favoriser durablement le développement du pouvoir d’agir des salariés par l’intervention ergonomique ? Comment modifier la structuration des processus de décision, gages de régulation efficace du travail ?

125 Point d’étape

Au-delà des dimensions physiques du poste de travail, l’ergonomie francophone s’intéresse

à l’organisation du travail et à l’activité (« ce qui se fait », ce qui est réellement mis en œuvre

par le sujet pour effectuer une tâche), distinguée de la tâche (« ce qui est à faire »). L’activité

est également définie dans un schéma de la régulation fondateur en ergonomie comme la

résultante d’un couplage entre les caractéristiques de l’opérateur et celles liées à la tâche, ayant des effets côté tâche et côté opérateur. L’ergonomie considère ainsi qu’il existe un écart entre le travail prescrit (règles, procédures…) et le travail réel (tel qu’il se réalise concrètement) inhérent à toute activité ; c’est précisément parce que cet écart existe que les opérateurs mobilisent leur corps et leur intelligence pour le gérer, mais lorsqu’il est trop important, il peut les amener à faire des arbitrages au détriment de certains objectifs (santé, sécurité, qualité, efficacité…). Or, cet arbitrage est souvent porté individuellement plutôt que d’être collectivement discuté et assumé, les écarts à la prescription étant généralement sanctionnés. L’un des enjeux de la discipline est dès lors de transformer le regard des acteurs sur les situations de travail par une discussion collective sur les manières de faire, aboutissant à des compromis d’action collective.

Elle ambitionne ainsi de concevoir des organisations capacitantes, capables de se

transformer, se développer en créant les conditions du débat des règles organisationnelles mais aussi du développement : développement des individus, des collectifs et des

organisations, c’est là l’objectif de l’ergonomie constructive dans laquelle s’inscrit cette

thèse. Cette approche considère le développement comme un fait, un moyen et une finalité.

Elle suppose des interventions capacitantes poursuivant des objectifs productifs,

constructifs et autopoïétiques : il s’agit de concevoir des systèmes adaptés, adaptables et débattables, d’expérimentation et d’apprentissage, qui suscitent de nouveaux fonctionnements organisationnels. Cela nécessite pour l’ergonome de mobiliser de multiples

rôles : politique, concepteur expert, pédagogue, animateur, médiateur…

Six interventions capacitantes dans des secteurs variés (hôpital, transport, énergie, santé) ayant des finalités différentes (reconcevoir une organisation, lutter contre le silence organisationnel pour améliorer la sécurité), dans des contextes variés (réorganisation de processus comprenant des enjeux de transversalité, accidents) ont mobilisé des modalités différentes d’intervention et de débat (simulations, observations croisées de l’activité, discussions à partir de photos ou cartographies) et identifié certaines conditions nécessaires à leur mise en œuvre (inscription stratégique et politique de la démarche dans les fonctionnements organisationnels, construction sociale de l’intervention, « règles d’or » de la discussion…) ainsi que des questions en suspens qui vont à présent être reprises.

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Deuxième partie

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