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Concepts et modèle d’une ergonomie constructive visant le développement

2.5. En ergonomie : mettre en discussion le travail pour développer le potentiel capacitant

2.5.1. Concepts et modèle d’une ergonomie constructive visant le développement

Tâche et activité, travail prescrit et réel, modèle de la régulation de l’activité : les fondements théoriques de l’ergonomie francophone

Née après la seconde guerre mondiale, l’ergonomie, du grec « ergon » (travail) et « nomos »,

est une « science du travail » (Falzon, 2004) qui vise à « comprendre le travail pour le transformer » (Guérin, Laville, Daniellou, Duraffourg & Kerguelen, 2006). Majoritairement

connue pour l’aménagement physique des postes de travail, cette discipline s’intéresse

également aux dimensions cognitives en jeu, par exemple dans les Interfaces Homme-Machine,

ou à l’organisation du travail : règles, processus, nouvelles formes de travail… (Falzon, 2004).

Comparativement à l’ergonomie des Human Factors, anglo-saxonne, qui est centrée sur les

caractéristiques anthropométriques, physiologiques et cognitives des hommes, l’ergonomie

francophone dans laquelle s’inscrit cette thèse est centrée sur l’activité des hommes au travail. L’activité est définie, dans un schéma fondateur initialement proposé par Cuny et Leplat (1977) et représenté Figure 21, comme la résultante d’un couplage entre les caractéristiques de la tâche (contexte socio-économique, organisation du travail, moyens matériels et techniques etc.) et les caractéristiques de l’opérateur (anthropométriques et psychophysiologiques, état de santé, compétences etc.) ; elle génère des effets côté tâche (degré d’atteinte des objectifs, efficacité, qualité) et côté opérateur (effets sur la santé, le développement des compétences…). Deux boucles de régulation peuvent la modifier, selon l’écart entre les résultats attendus et obtenus mais aussi selon l’écart entre l’état initial de l’opérateur et celui résultant de sa mobilisation. Cette approche repose sur la distinction entre les notions de tâche (« ce qui est à faire ») et

d’activité (« ce qui se fait ») (Falzon, 2004, p.24 ; Leplat, 2004, p.102) et considère qu’il existe

un écart incompressible entre le travail prescrit (règles, moyens, exigences) et le travail réel

(tel qu’il se réalise concrètement). Du fait de cet écart inhérent à toute activité, l’Homme au travail n’est pas vu comme un sujet exécutant passivement une tâche qui lui serait prescrite, mais comme un sujet actif qui mobilise son corps et son intelligence pour faire face aux aléas

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et aux exigences du travail, qui adapte les règles pour être en mesure de gérer la variabilité, en développant des stratégies et des compromis entre les différents objectifs à tenir pour « bien faire » son travail, se préserver, réussir et apprendre. Or cet écart serait souvent ignoré, méconnu, voire nié dans l’entreprise (Rabardel & al., 1998), qui chercherait à réduire la variabilité du réel et à sanctionner les écarts à la prescription.

Figure 21: Le modèle de régulation de l’activité (Falzon, 2013, adapté de Leplat, 2000)

De « l’adaptation du travail à l’homme » au développement des individus, des collectifs et des organisations : les enjeux d’une « ergonomie constructive » L’ergonomie a ainsi été définie dans les années 1970 par la Société d’Ergonomie de Langue Française comme « l’adaptation du travail à l’homme, par la mise en œuvre de connaissances scientifiques relatives à l’homme et nécessaires pour concevoir des outils, des machines et des dispositifs qui puissent être utilisés par le plus grand nombre avec le maximum de confort, de sécurité et d’efficacité » (Rabardel, Carlin, Chesnais, Lang, Le Joliff & Pascal, 1998, p.9).

Cependant, le courant de l’ergonomie constructive considère aujourd’hui que cet objectif

historique n’est plus suffisant et qu’il doit résider dans le développement des individus, des

collectifs et des organisations. Il s’agit de voir le développement comme fait, comme moyen et comme finalité (Falzon, 2013).

Concevoir le développement comme fait car les opérateurs et collectifs, au cours et du fait de leur pratique professionnelle, développent des savoirs, des savoir-faire et des modes opératoires liés à leur tâche, mais aussi des savoirs sur eux-mêmes (degré de maîtrise, charge de travail maximale admissible sans risque, zone de confort, stratégies d’économie…) à visée de performance et de bien-être.

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Concevoir le développement comme moyen fait référence aux méthodologies de participation active des opérateurs aux démarches de changement prônées par l’ergonomie, permettant une prise de distance par rapport à leurs pratiques, qui peut être outillée par des méthodes de simulation, de confrontation des pratiques ou encore de formation. L’ergonomie entend ainsi encourager une dynamique de développement et d’apprentissage : favoriser le développement au cours même de l’intervention mais aussi concevoir des systèmes de travail qui favorisent eux-mêmes ce développement.

Concevoir le développement comme une finalité appelle à contribuer à la conception d’environnements qui permettent de développer l’activité dans tous ses aspects, en cherchant le meilleur compromis entre bien-être et performance. Il s’agit de concevoir des « organisations capacitantes », c’est-à-dire des organisations (Barcellini, 2017) :

- « débattables et instrumentalisables », capables de se transformer, de se développer, en

créant les conditions du débat des règles organisationnelles et de leurs évolutions, la confrontation des points de vue sur les conflits de critères, de buts, de logiques sur le travail ; en soutenant l’autonomie et l’activité réflexive individuelle et collective, à tous les niveaux hiérarchiques ; en inscrivant les capacités d’innovation dans la structure ;

- capables de créer les conditions du développement des individus et des collectifs :

favoriser les apprentissages au cours de l’intervention et promouvoir des systèmes de travail qui eux-mêmes favoriseront les apprentissages et le développement.

Cette perspective repose sur l’approche par les capabilités développée par Sen. La

« capabilité » y désigne « l’ensemble des fonctionnements réellement accessibles à un individu » (Falzon, 2013, p.3). Elle suppose non seulement la disponibilité d’une capacité (un savoir, un savoir-faire), mais également la possibilité réelle de la mettre en œuvre grâce à des facteurs de conversion. L’enjeu de l’ergonome est alors de développer les capabilités des opérateurs, c’est-à-dire de les mettre en capacité d’agir, en intervenant sur les conditions dans lesquelles leur activité se déploie, donc en se positionnant en « facteur de conversion » (Raspaud, 2014) ou permettant la « mise en route » des facteurs de conversion (Arnoud, 2013), ce qui implique des méthodologies d’intervention particulières poursuivant trois objectifs :

1) productifs de solutions organisationnelles et de manières de travailler capacitantes ; 2) constructifs, renvoyant aux développements des individus et des collectifs par la

construction d’une conscience de l’interdépendance entre acteurs organisationnels, d’un sens et d’un savoir partagés sur le travail ;

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L’autopoïèse renvoie à la capacité d’un système à se créer, se réajuster et se développer de manière autonome (Quick, 2003, cité par Carta, 2018). Carta (2018) a appliqué ce principe à l’organisation : une intervention capacitante en accompagnement à la transformation organisationnelle doit selon elle rendre l’organisation capable de définir ses composantes, ses processus de production, ses règles de fonctionnement, ses besoins et points de blocages, mais aussi de développer une réflexivité sur ses pratiques de gestion et d’autorégulation (apprendre à apprendre), et enfin, d’ancrer ces mécanismes dans sa culture organisationnelle (Carta & Falzon, 2017).

2.5.2. Implications en termes de méthodologie, de positionnement et de rôle