Management de la diversité, lutte contre

les discriminations et lutte contre les inégalités sociales Une autre difficulté à laquelle peuvent être confrontées cette fois plus spécifiquement les pédagogies critiques, c’est l’usage qui est fait par le néolibéralisme de la lutte contre les discriminations sous la forme du management de la diversité. Cette approche consiste à considérer que la discrimination a un coût économique, car les préjugés de recrutement conduisent à écarter des personnes qui sont talentueuses et qui pourraient apporter un bénéfice à l’entreprise. Cette idée peut également entrer en résonance avec la valorisation de l’innovation par le néolibéralisme.

La diversité en entreprise peut être garante d’un plus grand pluralisme d’idées apte à favoriser la créativité. C’est pourquoi les grandes entreprises multinationales doivent apparaître comme inclusives vis-à-vis des femmes, des personnes racisées, des minorités de genre ou de sexualité, des personnes en situation de handicap, etc.

Dans ce contexte, il est possible d’assister à des demandes pour que la pédagogie critique puisse fournir des outils afin de former les cadres, en particulier dans le domaine des ressources humaines, à la non-discrimination. En réalité, on assiste ici à une réduction de la pédagogie critique à un dérivé que l’on peut appeler la didactique critique.

Alors que la première relève d’un agir éthique, et non de techniques, la seconde désigne les outils et méthodes qui peuvent être développés pour favoriser la conscientisation. Là encore, il est possible d’essayer de tracer une ligne de distinction conceptuelle entre les pédagogies inclusives et les pédagogies critiques. On appellera, dans le cadre de ce chapitre,

« pédagogie inclusive » une pédagogie qui vise à rendre plus inclusif un espace de manière à favoriser la diversité et non l’égalité sociale.

Certains courants dérivés des pédagogies critiques ne sont pas à l’abri de ces récupérations néolibérales. On peut prendre par exemple le cas

de la pédagogie critique de la norme (Devieilhe, 2013), courant qui s’est développé en Suède, et qui se concentre sur la critique des normes sociales qui produisent les discriminations. Néanmoins, une critique des représentations normatives ne conduit pas pour autant à une revendication de plus d’égalité sociale : ne pas faire preuve de préjugés à l’égard des personnes pauvres par exemple ne conduit pas à l’élimination de la pauvreté. De fait, la pédagogie critique de la norme, qui s’est développée à l’origine dans le domaine de l’éducation à la sexualité, centre surtout son approche autour des discriminations de sexualité et depuis s’est élargie vers le racisme et l’handiphobie. Comme on le remarque, l’approche normative est ainsi peu propice à aborder les thématiques relatives aux inégalités de classes sociales.

Cette dérive est également sensible dans les travaux relatifs à la pédagogie critique en Amérique du Nord telle qu’elle s’est développée dans les universités.

On constate que de nombreux travaux y sont consacrés au genre ou au racisme (Pereira, 2019) ; en revanche, alors que les inégalités de classes sociales étaient au cœur de la pédagogie de Paulo Freire, elles se trouvent nettement moins prises en compte dans ces travaux. Cela s’explique sans doute en partie du fait de la composition sociologique des enseignant·e·s et des étudiant·e·s dans les universités. En effet, la pédagogie critique peut trouver des échos avec des étudiant·e·s issu·e·s des minorités, mais il est plus difficile de travailler directement avec les classes populaires dans ce cadre. En Amérique latine, le hiatus entre pédagogie critique et classes populaires est en revanche moindre grâce à l’éducation populaire qui s’est développée au contact des mouvements sociaux auprès de populations socialement marginalisées.

Conclusion 

La pédagogie critique s’est développée à partir des années 1980 dans la continuité de l’œuvre de Paulo  Freire, dans une perspective d’opposition au néolibéralisme. Plusieurs principes philosophiques orientent son action.

La pédagogie critique s’appuie sur le respect de l’égale dignité de l’être humain contre une conception utilitariste. Elle développe une conception anti-techniciste et anti-instrumentale de la pédagogie. Elle repose sur un agir éthique qui implique chez le ou la pédagogue le développement par la pratique de vertus éducatives telles que la capacité d’être cohérent·e.

De plus, la pédagogie critique rompt avec la conception néolibérale du monde dans la mesure où elle vise la lutte contre les discriminations et les

inégalités sociales et se place résolument au côté des opprimé·e·s. Elle vise le développement de la conscience sociale critique ou « conscientisation », et se donne pour objectif une transformation sociale systémique par l’action collective.

Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous avons essayé de montrer que l’un des rôles de la pédagogie critique consiste à établir des distinctions conceptuelles claires entre la récupération qui est faite par le nouvel esprit du capitalisme des termes issus des pédagogies émancipatrices, et ces termes quand ils sont utilisés dans le cadre d’une critique sociale. Une des idées que les pédagogies critiques doivent nous amener à combattre, c’est celle qu’il y aurait des pratiques ou des outils pédagogiques qui pourraient être considérés comme émancipateurs en soi, sans considération du contexte social et de la finalité de leur mise en œuvre. Détacher les pédagogies de toute analyse des rapports sociaux de pouvoir, c’est de fait s’exposer à leur récupération néolibérale. De même, penser que l’émancipation tient à des outils ou à des techniques, c’est là encore risquer de verser dans l’instrumentalisme capitaliste.

En effet, réduite à des techniques ou à une méthode, une pédagogie peut être facilement privée de son sens et dépolitisée, transformée en un protocole évaluable de manière quantitative et vendue comme une marchandise. Refuser que la pédagogie soit identifiée à un agir technique, mais soit au contraire considérée comme un agir éthique en lien avec un projet pédagogico-politique, c’est tenter justement de résister à l’instrumentalisation néolibérale.

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