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Inspirations : les pédagogies du Sud pour penser l’école

Abdeljalil Akkari, Université de Genève

2. Inspirations : les pédagogies du Sud pour penser l’école

En partant des cinq caractéristiques de la forme scolaire (relation spécifique au pouvoir, au temps, au savoir, à l’espace et relation spécifique entre maître et élève) (Joigneaux, 2008), nous cherchons à démontrer comment les pédagogies du Sud peuvent s’y insérer, et ainsi participer à notre réflexion sur les crises évoquées précédemment qui traversent le monde éducatif et le transforment. Par souci de synthèse et parce que toutes les caractéristiques de la forme scolaire sont interdépendantes, nous avons choisi de n’en analyser que trois. Ces trois dimensions sont également celles pour lesquelles les apports des pédagogies du Sud sont les plus parlants. Nous faisons ici appel à diverses pédagogies du Sud (pas au sens strictement géographique), telles que les éducations traditionnelles africaines, le bouddhisme ou encore la philosophie éducative de Krishnamurti et cela afin d’illustrer leur potentiel.

2.1 Relation spécifique au pouvoir

Différent·e·s pédagogues du Sud ont contesté le caractère oppressant et dominant de la forme scolaire occidentale. Le pédagogue indien Krishnamurti par exemple remet vivement en cause le manque d’amour existant dans cette école, son fondement sur la peur (sur laquelle est basée l’obéissance) et

son rapport à l’autorité beaucoup trop présent. Il ajoute : « L’éducation doit aider l’individu à mûrir librement, à s’épanouir en amour et en humanité.

C’est à cela que nous devrions nous occuper et non pas à façonner l’enfant conformément à un modèle idéal » (Krishnamurti, 1965/2012, p. 25-26).

Freire, dans un registre plus politique, critique également l’autorité et l’oppression représentées par l’institution scolaire : « Voilà la grande tâche historique des opprimés : se libérer eux-mêmes et libérer leurs oppresseurs » (Freire, 1983, p. 21). Bien qu’ancrés dans des paradigmes de lutte différents, ces deux auteurs militent pour une école source de liberté.

Aujourd’hui, l’école est en crise, car les inégalités sont toujours présentes et ne permettent pas à tous les individus de se réaliser entièrement (Akkari, 2000 ; Batruch et al., 2019 ; Goudeau, 2020). Replacer la liberté, et par extension l’émancipation des élèves, au centre de l’action pédagogique est une manière porteuse de repenser sa pratique afin de la détacher de déterminismes professionnels, puisque ces derniers incitent l’enseignant·e à agir conformément au système dans lequel il est inséré sans pour autant le remettre en question. En nuançant les propos de Krishnamurti et de Freire, replacer la liberté des élèves au centre ne veut pas dire s’affranchir de toutes les règles institutionnelles, mais se permettre de les questionner, de les regarder avec une distance critique bénéfique aux élèves.

2.2 Relation spécifique au savoir

Dans différentes pédagogies du Sud, le savoir est en construction permanente, il est utile à la vie des communautés, il est expérientiel (Mungala, 1982), il prend diverses formes qui permettent son inter-rogation. Le savoir dans l’école occidentale est souvent décomposé (découpé en petites unités qui visent la compréhension d’un tout complexe), simulé (entraîné à l’école, sans conséquence réelle) et secondarisé (mis à distance pour pouvoir l’observer, le comprendre) (Maulini, 2019). Dans la logique des éducations traditionnelles africaines, par exemple, le savoir ne pourrait pas suivre cette structure ternaire puisqu’il vise principalement le pragmatisme et la fonctionnalité : les savoirs acquis doivent avoir une fonction pratique pour la vie de l’élève, et ils doivent être entraînés dans le cadre de l’observation des adultes ou de la participation aux tâches réelles (et non simulées) effectuées par les membres de la communauté (Mungala, 1982). À ce titre, l’expérience a une place très importante

dans les pédagogies du Sud, le « faire » est central dans nombreuses d’entre elles. Par exemple, dans les pédagogies bouddhistes, l’accès à l’éveil par la méditation nécessite d’en faire l’expérience : « Se contenter de lire des livres sur le [bouddhisme] zen revient à lire sur la nourriture. Lire des  livres de recettes de cuisine ne remplit pas un estomac qui a faim » (Jyoiji, 2001, p 133, cité par Filliot, 2007, p. 176).

Cette importance de l’expérience et du « faire » doit nous inviter à questionner la place des élèves dans leurs apprentissages : sont-ils ou elles actifs ou actives ? Leur rôle est-il valorisé ? Elle doit également nous amener à interroger le sens adossé à leurs actions : y ont-ils ou elles accès ? Comprennent-ils ou elles l’usage des savoirs en jeu dans leurs apprentissages scolaires ? Ces questions ne sont évidemment pas nouvelles en pédagogies, mais ici, le détour par l’altérité pédagogique nous permet de nous décentrer de notre conception habituelle de l’école.

Enfin, même si l’expérience a une valeur importante dans les pédagogies du Sud, le savoir est parfois transmis par des histoires, des contes ou des anecdotes. Celles-ci mettent en exergue des expériences mais permettent aussi de consigner le savoir et de servir de mémoire collective (Restoule et Chaw-win-is, 2017). Autrement dit, « les histoires ne sont pas juste de l’art et du divertissement », elles peuvent également servir de « cartes, généalogies, histoire, science, politiques, et philosophie » (Silko, 1996, citée par Restoule et Chaw-win-is, 2017, p. 15). À cet égard, les pédagogies du Sud nous permettent de penser la distance entre l’institutionnalisation du savoir et son usage pratique.

2.3 Un temps spécifique

La dernière caractéristique de la forme scolaire que nous abordons ici est celle relative au temps. Celui ou celle qui s’est déjà promené autour d’une école aura entendu la fameuse cloche sonner la fin du temps libre, ou la fin des enseignements. On connaît aussi la structuration des classes organisées en degré de progression ou encore la décomposition des savoirs en objectifs d’apprentissages rapportés à différentes classes d’âge. Ce fonctionnement peut être questionné à la lumière du principe de non-interférence en vigueur dans les pédagogies indigènes :

« Le principe éducatif indigène de non-interférence expose l’idée de respect du holisme (wholeness) des autres ainsi que de leur capacité indépendante

à comprendre et accéder au savoir. […] L’éducation eurocentrique dominante voyait l’enseignant (et le texte) comme l’autorité qui détient le savoir et qui a le droit de le déposer dans l’esprit des élèves. Ces valeurs contrastées ont été à l’origine de conflits en classe entre des enseignants eurocentriques et des élèves indigènes, ayant abouti à la rébellion des élèves indigènes lorsqu’ils ressentaient de l’irrespect envers leur processus personnel d’apprentissage en raison de l’interférence de l’enseignant. » (Madjidi et Restoule, 2017, p. 168)

En d’autres termes, ce principe veut que l’apprenant·e puisse voir sa progression personnelle respectée, suivie et constituer ce qui guide le processus d’apprentissage. Souvent, c’est l’inverse qui se produit : l’élève doit suivre les objectifs, se conformer au processus d’apprentissage et respecter le temps de l’école. Cette logique, inversée (dans une certaine mesure) par rapport à notre norme scolaire eurocentrique permet d’interroger notre rapport aux élèves et à leur capacité à se situer dans l’accès au savoir ainsi qu’à la maîtrise des contenus.

Cette seconde partie a ainsi montré comment les pédagogies du Sud permettent de nous décentrer et d’interroger l’école. Elles nous questionnent à propos de nos interactions, de nos objectifs, de notre rapport au savoir.

Pourquoi, pour qui apprend-on ? L’importance de la communauté, la fonctionnalité du savoir ou même sa sacralité implique une centration sur l’essentiel : dans une école en crise que devrait-on garder ? Renforcer ? Améliorer ? Aujourd’hui, individualisme et compétition façonnent le monde et de fait colorent l’école. À cet égard, l’importance du lien entre les individus ainsi que le rapport privilégié à l’environnement que l’on trouve dans certaines pédagogies du Sud permettraient d’apaiser notre atmosphère scolaire. Sans prétendre résoudre toutes les crises évoquées, les pédagogies du Sud offrent alors la possibilité de prendre le temps d’analyser l’école.

3. Les pédagogies du Sud, une ressource