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Éléments de comparaison Toulouse-Montpellier

I- La maîtrise-ès-arts à l'Université de Toulouse : traduction d’un paradoxe

Avant d’accéder aux facultés supérieures, le carabin doit obtenir sa maîtrise-ès-arts. Il s’agit, en effet, du premier grade des cursus en théologie et en médecine. Il est délivré par la faculté des arts comme le rappelle l'Édit de Marly :

"Aucun de nos sujets ne pourra estre admis aux degrez dans les facultez de

Medecine, s'il n'est Maitre es arts de quelqu'une des universitez de nostre royaume227."

Boris Noguès228 souligne que la maîtrise est un examen bien plus compliqué que la licence et le baccalauréat et il constate qu’une minorité d’étudiants accèdent au grade de maître-ès-arts. Sur l’ensemble du corpus, la part de gradués en maîtrise est de l’ordre d’environ un tiers soit quatre-vingt onze individus229, alors que ce grade est obligatoire pour poursuivre un cursus médical. Les maîtres-ès-arts toulousains sont soixante-sept. Boris Noguès y voit un double intérêt : « connaître les notions vues en cours et être capable de les présenter oralement en latin230 ». Il constate des disparités sur l’ensemble du territoire du royaume de France : tous les élèves qui suivent des cours au collège ne prennent pas nécessairement leur grade. Il met également en évidence la double utilité de la maîtrise-ès-arts, à la fois scolaire et sociale, avec une « double fonction théorique de validation des études de philosophie et d’accès aux

227 Édit de Marly, article XXVIII

228 NOGUÈS (Boris), « La maîtrise ès arts en France aux XVIIe et XVIIIe siècles », Histoire de l’éducation, 124, 2009, p.95-134.

229 Nous faisons ici référence aux maîtres-ès-arts des facultés de Montpellier, Orange et Avignon.

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facultés supérieures231 ». L’utilité scolaire est notoire, ne serait-ce que par les exigences fixées à l’Édit de Marly ; l’utilité sociale, quant à elle, est selon nous moins évidente au XVIIIe

siècle232. On ne connaît pas le déroulement exact des modalités d'examen mais l'on sait en revanche qu'à Toulouse, les étudiants sont interrogés sur deux sujets, tirés au sort, qui portent sur des questions de sciences et sur des questions philosophiques et non plus sur un passage d’un livre d’Aristote comme c’était le cas au XVIIe siècle. On ignore également si les professeurs préparaient un nombre égal de sujet dans l’une et l’autre des matières.

Dans le cadre de notre étude, on compte soixante-sept maîtrises toulousaines et nous n'en avons retrouvé que cinquante-six. La plupart des étudiants ont obtenu leur maîtrise à Toulouse puis ont poursuivi leur cursus à Montpellier233. Rappelons que la maîtrise-ès-arts n’est pas nécessaire pour entamer un cursus dans les facultés supérieures. En revanche, le grade, issu de l’antichambre des deux facultés de médecine et de théologie, est obligatoire pour obtenir un degré supérieur. Selon Boris Noguès, cette possibilité laissée aux étudiants serait un facteur d’abandon234. Et cet examen montre un réel décalage entre l’enseignement prodigué durant les années de philosophie et l’examen, ces modalités n’intégrant pas le cursus d’humanité.

Concernant les sujets proposés, nous ne pouvons être aussi précis que Boris Noguès. Tout d’abord parce que notre étude ne porte que sur un siècle, l’évolution dans le temps étant de ce fait difficilement quantifiable. Mais, il serait également plus approximatif d’affirmer une réelle évolution des sujets en n’étudiant que les membres de notre corpus et non l’ensemble des maîtres-ès-arts du siècle à l’université de Toulouse235. L’évolution de l’enseignement de la philosophie étudiée par Laurence Brockliss236 est-elle évidente ici ? Rien n’est moins sûr. Rappelons que la faculté des arts est celle où l’on fait sa philosophie avant d’accéder aux facultés supérieures et qu’une part importante de ses étudiants se destine à des

231 Ibid., p. 97

232 La maîtrise-ès-arts est également le premier grade permettant l’accès à la faculté de théologie. Avant l’édit de Marly, ce grade était prisé des étudiants se destinant à une carrière ecclésiastique car il facilitait l’accès à l’enseignement et aux bénéfices ecclésiastiques.

233 Point abordé aux chapitres 2 et 3.

234 Ce point illustre l’une des pratiques estudiantines révélée au chapitre 3.

235 Au moment où nous avons entrepris ce travail, cet aspect relatif à la faculté des arts toulousaine restait inédit. Or entre temps, Patrick Ferté a lui aussi entrepris une étude, docimologique de surcroit, sur les sujets artiens de cette faculté pour les XVIIe et XVIIIe siècle dans le cadre de l’élaboration d’un ouvrage sur l’université de Toulouse, FERTÉ (Patrick), BARRERA (Caroline), L’Histoire de l’Université de Toulouse de 1229 à nos jours, à paraître, Toulouse, Privat.

236 BROCKLISS (Laurence W. B.), "L'enseignement médical et la Révolution. Essai de réevaluation" in Histoire

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études de théologie. Mais il faut également prendre en considération le fait que les « humanités », comme on les appelait autrefois, étaient notamment enseignées par les Pères de la doctrine chrétienne ainsi que par les Jésuites. Les détails sur le déroulement restent flous notamment en ce qui concerne la durée. Pour autant les travaux menés sur les collèges parisiens nous apportent quelques éclaircissements237. Les registres révèlent les sujets d'examen mais aussi les professeurs examinateurs : Philippe Pinel est interrogé en 1767 par le Père Bonnafous sur l’immortalité de l’âme et l’origine des sources.

L’analyse des sujets des membres de notre corpus devrait refléter l’enseignement reçu durant deux années au sein du collège de l’Esquile et au collège royal, à savoir enseignement de la logique, la métaphysique et l’éthique la première année et la seconde année était consacrée à la physique. Les cours de physique entendaient embrasser plusieurs domaines à la fois « une philosophie de la nature, un cours de cosmographie, un traité de physique proprement dite, des notions de chimie, d’histoire naturelle et de géographie physique »238. Ainsi les sujets artiens relèvent à la fois de la physique et de la métaphysique. Le nombre de sujets de physique est plus important dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour autant, la combinaison des deux matières n’est pas systématique. Dans certains cas, les candidats sont interrogés sur deux sujets de physique ou deux sujets de métaphysique239. On comptabilise ainsi 21 sujets entre 1722 et 1744 et 31 entre 1750 et 1784. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, les sujets métaphysiques sont moins importants avec seulement trois sujets entre 1729 et 1744 contre 18 entre 1750 et 1784. A ce stade nous pouvons faire une première remarque : dans les deux domaines, les sujets sont en nette augmentation. Les sujets de métaphysique ont été multipliés par cinq. Ce dernier constat à défaut d’être inquiétant nous interpelle. Cette évolution peut-elle s’expliquer par le fait qu’« il est des physiciens plus philosophes, et d’autres plus scientifiques » ?240 Nous serions tenté de répondre par l’affirmative.

237 Sur l’histoire de l’université de paris et de ses collèges voir JOURDAIN (Charles), Histoire de l’université de

Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, Pais, Hachette, 1862-1866. ; COMPÉRE (Marie-Madeleine), NOGUÈS

(Boris), « La direction d’établissement dans les collèges de l’université de Paris sous l’Ancien Régime »,

Histoire de l’éducation, 90 | 2001, 21-78. ; NOGUÈS (Boris), Une archéologie du corps enseignant. Les professeurs des collèges parisiens aux XVIIe et XVIIIe siècles (1598-1793), Paris, Belin, 2006, 240 p. Sur

l’histoire des collèges, voir COMPÉRE (Marie-Madeleine), JULIA (Dominique), Les collèges français (XVIe -XVIIIe siècles), Paris, ed. CNRS, 3 vol. parus, 1984-2002.

238 DAINVILLE (François de), L’enseignement des Jésuites (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, ed. de minuit, 1978.

239 Joseph Dufaug, natif de Rabastens, est interrogé en 1737 sur la fermentation et la digestion. En 1772, Bernard Lafon, natid d’Albi, est interrogé sur l’immortalité de l’âme et l’exitence de Dieu.

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L’importance de la métaphysique dans les sujets proposés nous amène à nous interroger sur leur intérêt pour de futurs étudiants en médecine. Les sujets étant récurrents tout au long du XVIIIe siècle, que penser de leur pertinence en pleine période des Lumières ? Nous avons fait le choix d’aborder l’aspect purement philosophique d’abord avant de nous pencher sur l’aspect scientifique à travers la physique. Ce choix se justifie parce qu’il suit l’enseignement tel qu’il est prodigué au sein de la faculté toulousaine au cours des deux années de philosophie. Pour les deux thématiques, nous analyserons les sujets de la première moitié puis de la seconde moitié du XVIIIe siècle car le corps enseignant va être modifié suite à la suppression de l’ordre ignacien dans les années 1760.

• La philosophie : le traditionalisme face à la philosophie des Lumières

La première année à la faculté des arts consiste à l’enseignement de la logique, de la métaphysique et de l’éthique. Les sujets de notre corpus représentent ces trois aspects de la philosophie. Durant la première moitié du XVIIIe siècle, on ne comptabilise que trois sujets de métaphysique et six de logique. Les sujets relatifs à la métaphysique concernent l’âme ou l’essence même de la métaphysique. Le premier sujet de notre corpus date de 1739 De

essentia metaphisicae. Les sujets de logique font référence au jugement (proposé une fois en

1741), la théorie des futurs contingents (une théorie décriée car trop scolastique241), l’origine des sensations mais surtout les idées. Sur ce dernier point, les jeunes étudiants étaient interrogés sur la théorie des idées innées. Malgré les débats philosophiques qu’elle anime au cours du siècle et son arrivée tardive au sein des sujets (et certainement de l’enseignement artien), cette théorie n’apparaît dans notre corpus qu’en 1739 et fait l’objet de trois examens entre 1739 et 1749242. L’omniprésence des sujets relevant de la logique témoignent d’un basculement, même tardif243, des enseignants vers le cartésianisme. Cette tendance similaire est observée à la faculté des arts de Paris dès 1720244. Comme déjà vu plus haut, les étudiants ne sont pas seulement interrogés sur deux sujets de philosophie, il y a généralement

241 La théorie des futurs contingents est une théorie aristotélicienne classique faisant partie intégrante de l’enseignement de la philosophie.

242 Discutée par John Locke, la théorie des idées innées anime les débats jusqu’au XIXe siècle. Voir à ce sujet SCHOLER (Jorn), John Locke et les philosophes français. La critique des idées innées en France au XVIIIe

siècle, Oxford, The Alden Press, Voltaire Foundation, 1997.

243 Une tentative de ralliement au cartésianisme avait déjà été initiée par François Baylé, professeur de ladite faculté et médecin. Ce dernier s’est vu refuser l’accès à la chaire de médecine sous prétexte de « lèse-Aristote ». II est l’auteur de plusieurs travaux notamment d’un ouvrage sur la physique. Il décède en 1709, date à partir de laquelle débute les questionnaires des étudiants de notre corpus.

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combinaison d’un sujet de philosophie et d’un sujet de physique ou philosophie naturelle. Cependant on trouve entre 1719 et 1731, quatre sujets purement « physiciens » où il est question de physiologie seulement.

Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la tendance s’inverse : la philosophie rattrape la physique. Les sujets de notre corpus s’équilibrent : 32 sujets pour la philosophie contre 31 pour la physique. Les sujets de philosophie ont été multipliés par trois. La métaphysique comptabilise 18 sujets soit six fois plus parmi lesquels dix sont relatifs à Dieu et sept sont relatifs à l’âme. En 1772, Bernard Lafon, originaire d’Albi, est interrogé sur l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu. Le plus troublant réside ici dans le fait que des sujets comme l’existence de Dieu ou la spiritualité de l’âme soient encore d’actualité respectivement en 1783 et 1784245. Un constat relativement énigmatique au siècle des Lumières dans le cadre de la formation de futurs médecins. Neuf sujets relèvent de la logique et abordent le jugement, le doute (deux sujets) et les idées innées (sujet posé une seule fois en 1761). On retrouve à deux reprises la théorie des futurs contingents en 1752 et 1762. Pour finir, trois sujets sont posés en matière d’éthique en 1776, 1778 et 1783 relatifs à la loi naturelle et au système manichéen.

Les sujets de philosophie sont dominants dans les examens de maîtrise-ès-arts. La place de la métaphysique s’est accrue au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

• Les sciences tributaires des ordres enseignants ou la difficile évolution épistémologique Les sujets relevant des sciences en général et de la physique en particulier sont moindre comparés à ceux de philosophie au début du XVIIIe siècle. Comme nous l’avons vu plus haut, ils ne représentent que 20 sujets. La physiologie est un domaine privilégié avec 12 sujets relevant de l’appareil digestif. La fermentation est posée trois fois en 1722, 1729 et 1731 et la chylification en 1719. Ces sujets font écho aux travaux de professeurs montpelliérains comme Jean Astruc246ou Raymond Vieussens. La digestion est, elle, posée en 1731.Le sujet le plus récurrent de ce début de siècle est De circulatione sanguinis posé six fois entre 1719 et 1749. La lente acceptation de la théorie harveienne justifie explique vraisemblablement ce caractère

245 En 1783, Jean-Pierre Fournes de Labruguière est interrogé sur De spiritualitate anima et De igne, Ms 15, f°

ad. datum, BUT. En 1784, Jean-Antoine Embry est interrogé sur De spiritualitate anima et De pressione fluidorum, Ms 15, f° ad. datum, BUT.

246 En 1714, Jean Astruc publie son Traité des causes de la digestion. Il fut professeur à la faculté de médecine de Toulouse mais aussi à celle de Montpellier.

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récurrent247. En 1739, Michel Huc, originaire de Lavaur, est examiné sur la respiration. Le reste des sujets abordent d’autres champs comme l’hydrostatique, un thème plus en vogue au XVIIIe siècle. La théorie du vide est posée deux fois en 1721 : De vacuo. Cette théorie est elle aussi contestée par Toricelli, Pascal et Newton. On retrouve également deux sujets sur la matière à savoir De divisibilitate materiae en 1749 ou De impenetrabilitate materiae en 1744. En comparaison avec les sujets du siècle précédent relevés par Patrick Ferté, cette première moitié du XVIIIe siècle révèle un basculement vers la physique expérimentale et peut-être une « victoire posthume de François Baylé »248. Ce revirement en faveur de la physique s’explique également par le ralliement de nombreux jésuites toulousains au cartésianisme249.

La seconde moitié du XVIIIe siècle voit le nombre de sujets de physique augmenter tout comme en philosophie métaphysique. On compte ainsi 31 sujets dont la part accordée à la physiologie est moins importante. La circulation sanguine n’est abordée que deux fois en 1769 et 1779. En effet, la diversité des sujets posés présage d’une certaine évolution quant aux thèmes abordés. Outre la matière et l’hydrostatique, on trouve des sujets sur la mécanique (1762), le mouvement (De Velocitate en 1766), De fluxu e refluxu maris, sur le Baromètre (1780) et la suspension du mercure ou encore sur l’astronomie et le système du monde en 1753. Si l’on reconsidère la remarque de Boris Noguès exposée plus haut, on peut s’interroger sur l’influence éventuelle du professeur François Baylé sur les sujets traités lors des examens de maîtrise-ès-arts. En effet, les sujets proposés ne semblent pas être le reflet des cours. Or les sujets traités à Toulouse semblent bel et bien en adéquation avec les considérations scientifiques de l’époque. En effet, comme stipulé plus haut, la circulation sanguine est proposée jusqu’en 1761 et les débats métaphysiques et philosophiques seront abordés jusqu’aux années 1780 voire 1790.

Les sujets de maîtrise-ès-arts nous amènent à plusieurs remarques. Tout d’abord, on peut penser que les sujets proposés au début du siècle semblent en adéquation avec les grandes tendances de la pensée scientifique et philosophique de l’époque. Malgré tout nous ne

247 GRMEK (Mirko), La première révolution biologique, Paris, 1990.Cette théorie a longtemps été réfutée et ne fut enseignée dans les facultés qu’à la fin du XVIIe siècle.

248 FERTÉ (Patrick), L’Histoire de l’Université de Toulouse, op.cit.

249 Patrick Ferté souligne comme Jean de Viguerie que le ralliement des pères jésuites au cartésianisme est « un fait généralement ignoré par les historiens ou passé sous silence ». De plus, la société des sciences toulousaine créée en 1729 compte parmi ses membres des jésuites mais aussi des doctrinaires comme le père Raynal ou le père Fontenilles. Or ce point a déjà été soulevé par Alain Firode qui signale un ralliement tardif plus sensible en faveur de la physique. Voir à ce sujet FIRODE (Alain), « Le cartésianisme dans les cours de philosophie au début du XVIIIe siècle », in Histoire de l’éducation [en ligne], 120/2008. ; BROCKLISS (Laurence W. B.), « Le contenu de l’enseignement et la diffusion des idées nouvelles » in Jacques VERGER (dir.), Histoires des universités, Toulouse, Privat, 1986.

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pouvons affirmer que cette influence se fait par le biais des cours. Nous ne pouvons que l’envisager. La récurrence des sujets tout au long du XVIIIe siècle atteste de la lente acceptation du progrès scientifique à tel point que l’on pourrait placer cet examen entre « renouveau et fossilisation250 ».