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Analyse des RSSD

Nous avons développé dans de précédentes recherches (Morin, Simonneaux, Simonneaux, Tytler & Barraza, 2014) un modèle d‟analyse des niveaux de prise en compte de la complexité dans les RSSD. Structuré autour de six axes d‟analyses (Problématisation, Interactions, Savoirs, Incertitudes, Valeurs, Gouvernance) et prenant appui sur les travaux de Perry (1970), King & Kitchener (1994), Sadler, Barab & Scott (2007), Simonneaux & Simonneaux (2009), il a été éprouvé sur des écrits collaboratifs de nombreux groupes d‟étudiants en second cycle d‟enseignement supérieur, et rend compte d‟une progression dans l‟approfondissement des RSSD jusqu‟à un niveau élevé (niveau 4).

Les analyses des six dimensions retenues portent respectivement sur les six aspects suivants : Les différents volets (environnementaux, sociaux, économiques) de la QSVE sont-ils abordés avec différents modèles explicatifs ? Les dynamiques des socioécosystèmes sont-elles envisagées à travers différentes échelles sociales, spatiales et temporelles ? Comment les différents types de savoirs sont-ils mobilisés? Les conditions de validité des savoirs et les risques technoscientifiques sont-ils saisis ? Y-a-t-il reconnaissance et discussion des valeurs impliquées dans la question ? Les relations entre les intérêts des parties prenantes sont-elles considérées au niveau de différentes institutions sociales (groupes familiaux, groupes de pairs, groupes professionnels, institutions, nations…) ?

Chapitre X – Problématiser des questions socialement vives environnementales

189 Figure n°1 : Les RSSD, Raisonnements SocioScientifiques dans la perspective de

Durabilité (Morin et al., 2014)

La figure 1 montre ce qu‟il y a de commun aux quatre niveaux d‟approfondissement dans les six dimensions du raisonnement. La dimension des savoirs nous intéressant particulièrement ici, précisons ci-dessous comment les quatre niveaux d‟approfondissements sont identifiés :

 au niveau 1 (celui du dualisme), un seul type de savoir, académique ou non académique (vernaculaire, professionnel, médiatique…) est considéré ;

 au niveau 2 (celui de la multiplicité), différents éléments de savoirs (académiques ou non) sont juxtaposés ;

 au niveau 3 (celui de la mise en cohérence), les savoirs socioscientifiques mobilisés sont reliés dans une cohérence privilégiant une seule perspective ;

 au niveau 4 (celui de l‟engagement collectif négocié), les savoirs socioscientifiques sont articulés en considérant diverses perspectives.

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savoirs socioscientifiques ne privilégie pas une seule perspective, témoignant autant d‟une disposition à l‟engagement collectif (dans l‟explicitation de la cohérence du raisonnement) qu‟à la négociation (de points de vue divers). C‟est par exemple le cas dans l‟extrait où le groupe examine la possibilité de productions in vitro de viande :

[…] Il est aussi envisageable de promouvoir la culture de cellules musculaires en tant que compromis : nous continuerions à consommer de la viande (bien que pas naturelle), tout en réduisant considérablement les dégâts collatéraux (antibiotiques, hormones de croissance, pollution des sols, etc.). L'équipement nécessaire à l'exploitation de cette solution peut cependant poser problème : si les pays en voie de développement ne parviennent déjà pas à créer suffisamment de fermes pour s'alimenter en viande autant que dans les pays "développés", il est encore moins probable qu'ils puissent créer des laboratoires pour la culture de cellules musculaires. Le deuxième gros problème de cette éventualité réside dans le choix du consommateur : tant que cette technique ne sera pas généralisée, il est compréhensible que le choix se tourne vers une viande animale plutôt qu'une “de laboratoire”. […]

Ce texte écrit à plusieurs mains (c‟est un wiki) exprime une mise en cohérence de divers savoirs socioscientifiques en considérant les contraintes techniques mais aussi la faisabilité en termes économiques, et l‟acceptabilité sociale de cette biotechnologie. A cet égard, il peut être catégorisé au niveau 3 d‟approfondissement. Mais il envisage aussi cette mise en cohérence du point de vue des pays industrialisés comme du point de vue des pays en voie de développement, et en cela il peut être catégorisé au niveau 4 d‟approfondissement où plusieurs perspectives sont envisagées.

Analyse des interactions socio-discursives

Considérant que les RSSD sont des îlots de rationalité (Fourez, 1998) créés pour pouvoir communiquer et décider dans un contexte précis et en fonction d'un projet particulier, nous appréhendons ces raisonnements à la fois en tant que produits d‟expertise collégiale (étudiés avec notre premier modèle d‟analyse), et en tant qu‟élaborations collectives de jugements réflexifs se développant dans les pratiques argumentatives (étudiées avec notre second modèle d‟analyse). Ainsi, notre analyse ne se fonde-t-elle pas sur le concept vygtoskien de « l‟internalisation », mais sur celui de l‟intersubjectivité. Elle rejoint en cela la pensée d‟Habermas (1981) qui ne limite pas la raison à la logique d‟individus isolés donnant du sens à un monde objectif, et qui substitue au paradigme de la conscience celui de

Chapitre X – Problématiser des questions socialement vives environnementales

191 l‟intercompréhension mutuelle. Notre deuxième modèle d‟analyse vise à identifier les conditions d‟intégration des argumentations individuelles dans les RSSD. C‟est pourquoi nous croisons la catégorisation de Mercer (1994) sur les types de discussions, avec l‟identification des domaines de validité des arguments selon Habermas (1981). Chaque contribution au forum a ainsi été analysée en termes de dynamique d‟interactions socio- discursives d‟une part, en termes de mode de justification d‟arguments d‟autre part.

Notre analyse des types de discussions prend appui sur les catégories proposées par Mercer (1994) puis Mercer, Wegerif, & Dawes (1999). Mercer a distingué trois catégories de discussions : disputational talk, cumulative talk et exploratory talk7. Nous avons adapté cette typologie en distinguant les discussions exploratoires dont des volets ont été distribués entre les membres d‟un même groupe, de celles, intégratives, auxquelles tous les membres du groupe ont contribué ensemble. Le tableau 3 ci-dessous résume les caractéristiques nous ayant permis de distinguer les types d‟interactions, et les extraits en annexe 1 apportent un exemple de passage d‟une exploration distribuée à une exploration intégrative.

La dispute8

au sens de Mercer,

caractérisée par des désaccords et des prises de décision individualisées.

Les échanges sont courts, majoritairement constitués d'affirmations et de défis ou d‟oppositions. La discussion cumulative, approche rétroactive. Les échanges se réduisent dans la plupart des cas à la citation de données chiffrées et de

rapports de recherche, publiés par des institutions implicitement

La discussion

exploratoire

distribuée où chaque

participant suit le fil de son propre raisonnement dans une investigation pro- active.

Les échanges entre participants sont limités car chacun n‟intervient souvent qu‟une fois. Lorsque plusieurs interventions viennent La discussion exploratoire intégrative (correspondant sensu stricto à la discussion exploratoire de Mercer) où les raisonnements sont co-construits. Les échanges sont enrichis par de nombreuses interventions de plusieurs participants, qui s‟imbriquent pour éclairer une même thématique.

7 Disputational talk: whereby speakers challenge other speakers' views, but without attempting to justify their challenge by building on previous utterances or offering new information.

Cumulative talk: whereby speakers contribute to discussion by taking up and continuing a previous speaker's utterance, without explicit comment.

Exploratory talk: whereby hypotheses are proposed, objections are made and justified, and new relevant information is offered. (Mercer, 1994 p. 27)

8

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Les différences de points de vue sont mises en évidence et l'orientation du discours est défensive. dignes de confiance. Les différences de points de vue ne sont pas explicitées.

elles sont fortement liées entre elles dans une seule thématique et constituent des niveaux successifs d‟approfondissement du raisonnement individuel et n‟appellent pas de réaction des autres participants.

Les différences de points de vue ne sont pas interrogées bien que des regards différents sont portés sur les objets

d‟investigations. Leur complémentarité est présupposée sans être discutée. Les formulations successives des aspects explorés intègrent et modifient des formulations précédentes en exprimant des différences de points de vue dont la complémentarité est recherchée.

Tableau n° 3 : Orientations d‟interactions socio-discursives

Notre analyse des justifications des arguments prend appui sur l‟approche habermassienne de l‟intercompréhension mutuelle. Selon Habermas (1981), faire évoluer une représentation du monde dans le sens de la rationalité nécessite un double processus de décentration (intégrer le point de vue des autres) et de structuration (différencier les aspects de la réalité qui permettent de saisir leurs relations). Conséquemment, l‟intercompréhension mutuelle implique la mobilisation d‟arguments pouvant prétendre à la validité dans le monde objectif, et/ou social et/ou subjectif des participants. C‟est pourquoi nous avons analysé la prétention à la validité de chaque justification d‟argument, en appui sur le tableau 4 qui décrit ces trois types.

Dans le monde objectif, les justifications prétendent à l‟exactitude avec des énoncés pragmatiques de faits

observables, descriptions de phénomènes (physico- chimiques, biologiques,

En se référant au monde

social, les justifications

prétendent à la conformité aux normes de groupe(s)

d‟appartenance(s) avec des énoncés déontiques de « ce qu‟il convient de faire », et/ou

Les justifications prétendent à la sincérité vis-à-vis du

monde subjectif lorsqu‟il

s‟agit de témoignages affectifs d‟émotions ressenties, de récits d‟évènements vécus, d‟expressions de perceptions

Chapitre X – Problématiser des questions socialement vives environnementales

193 sociétaux) en interactions. des discriminations de

pratiques sociales « ce qui se fait » (usages, habitudes, coutumes).

individuelles.

Tableau n° 4 : Mondes de référence des justifications d‟arguments

En voici quelques exemples à propos de la consommation de viande :

 faisant référence au monde objectif : la réduction de consommation de viande peut être justifiée (on l‟observe dans le corpus) par la consommation d‟eau liée à l‟élevage, tandis que la réticence à réduire cette consommation est justifiée (toujours dans le corpus) par l‟impact économique des pertes d‟emplois qui y seraient associées ;

 faisant référence au monde social : on peut trouver des citations telles que « Everybody knows that Australians ("Aussies") love to barbeque. Any chance we get when the weather is nice we go outside and cook as much meat as we can » ou encore « Often insects are seen as vectors of disease, so it will take much time to change opinions and habits ... why not to advertise for this kind of feeding? » ;

faisant référence au monde subjectif : « I‘m really proud about my history, my culture, and our COOKING. Above all since UNESCO had raised the ―French gourmet meal‖ as intangible cultural heritage of mankind. » ou « I cannot believe we forgot to include insects into our discussion. »

A l‟analyse qualitative des justifications d‟arguments, nous avons ajouté une analyse quantitative portant sur le nombre de mondes de références mobilisés dans les justifications d‟arguments. En effet les justifications d‟arguments peuvent mobiliser un seul monde de référence ou en combiner deux, voire trois comme dans la contribution ci-dessous à un fil thématique portant sur la production de viande in vitro.

« I'm not sure if I could eat artificial meat. [monde subjectif] At the moment we seem to be focusing on returning to a more natural, organic system. [monde social] So to me artificial is going in the opposite direction. [monde subjectif] Also will the manufacturing plants be adding to env problems with transport, energy consumed, emissions etc? [monde objectif] »

Résultats

Les analyses des fils de discussions thématiques déployés par les groupes montrent que les approfondissements des RSSD ont lieu lorsque : 1) Les interactions en ligne incluent au

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les discussions sont des explorations intégrées. Le tableau 5 en présente une synthèse globale. Il rapporte pour chaque groupe les pourcentages des différents types de contributions dans la typologie adaptée de Mercer, les pourcentages des justifications d‟arguments fondées sur un seul ou sur une combinaison de monde de référence, et les niveaux d‟approfondissements des RSSD avant et après les forums.

Types de discussions Justifications des arguments Approfondissements des RSSD Cumulatives Exploration distribuées Explorations intégratives Un monde de référence Plusieurs mondes de référence RSSD du wiki 1 RSSD du wiki 2 Différences Gain Index Groupe Viande B australiens 0.00 0.00 100.00 15.38 84.62 21 24 3 1.00 Groupe Sel A australiens 0.00 5.56 94.44 33.33 66.67 20 21 1 0.25 Groupe Viande A français 6.06 3.03 90.91 42.42 57.58 13 22 9 0.82 Groupe Viande B français 5.26 5.26 89.47 31.58 68.42 14 20 6 0.60 Groupe Viande A australiens 25.00 4.17 70.83 54.17 45.83 17 22 5 0.71 Groupe Sel A Français 25.00 8.33 66.67 41.67 58.33 11 18 7 0.54 Groupe Sel B Français 50.00 14.29 35.71 92.86 7.14 16 18 2 0.25 Groupe Sel B Australiens 53.33 13.33 33.33 80.00 20.00 20 21 1 0.25 Tableau n° 5 : Approfondissement des raisonnements et caractéristiques des

interactions socio-discursives (le gain index est le gain réalisé par rapport au gain réalisable pour le groupe)

Pour tenir compte du fait que tous les groupes ne partent pas d‟un même niveau de RSSD rapporté par les wikis 1, nous avons calculé le gain index des RSSD, comme la fraction d‟augmentation entre les RSSD du wiki 2 et celui du wiki 1 par rapport à la plus grande augmentation possible du groupe, le score de 24 (niveau 4 dans chacune des 6 dimensions) étant maximum : (RSSD2 - RSSD1) / (24 - RSSD1). Nous constatons que la corrélation entre le

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195 gain index et le % de contributions du type exploration intégrative est particulièrement forte : coefficient de Bravais-Pearson R = 0.65.

Le deuxième résultat que cette synthèse révèle est le lien entre le % de contributions du type exploration intégrative et la convocation de plusieurs mondes de références habermassiens pour y justifier les arguments. Notons que chaque fois qu‟une contribution ne mobilise qu‟un seul monde de référence, il s‟agit invariablement du monde objectif. Alors que ces contributions visent à faire preuve, nous observons qu‟elles ne suffisent pas à générer un approfondissement des RSSD. En revanche, le coefficient de corrélation entre le % de contributions du type exploration intégrative et le % de justifications dans plus d‟un des trois mondes de référence est extraordinairement élevé : coefficient de Bravais-Pearson R = 0.95.