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L’éducation comparée

Pour la présente étude, deux niveaux de comparaison ont été retenus pour comprendre les différences et similitudes des conceptions qu‟ont les apprenants français et allemands au sujet du cycle de vie des plantes à fleurs et pour identifier les facteurs socio-culturels et épistémologiques, voire les obstacles à l‟apprentissage. En effet, la comparaison entre deux groupes nationaux permet d‟obtenir des informations complémentaires à un phénomène ou

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« Naturwissenschaftliches Wissen anzuwenden, naturwissenschaftliche Fragen zu erkennen und aus Belegen Schlussfolgerungen zu ziehen, um Entscheidungen zu verstehen und zu treffen, die die natürliche Welt und die durch menschliches Handeln an ihr vorgenommenen Veränderungen betreffen » (traduction personnelle).

Chapitre V – Conceptions de cycle de vie végétal

un problème éducatif « qu‟apporterait une lecture de ce même problème, dans un seul contexte » (Groux, 1997, p. 115). Pour l‟identification des facteurs d‟influence notamment socio-culturels, la prise en compte des contextes socio-culturel et éducatif des apprenants, issus de deux régions d‟Allemagne (Bade-Wurtemberg) et de France (Alsace), a été indispensable. Le second niveau de comparaison est temporel, puisque nous avons choisi d‟étudier les conceptions véhiculées par les scientifiques anciens depuis les Mésopotamiens jusqu‟aux botanistes actuels. Cette analyse historico-épistémologique permet d‟éclairer les conceptions qu‟ont les élèves, voire d‟identifier les obstacles épistémologiques auxquels ils peuvent se heurter.

Plusieurs unités d‟analyse sont ainsi prises en compte :

 celle des conceptions (comparaison entre les élèves des deux pays ; entre les élèves et les « anciens ») ;

 des systèmes scolaires (incluant la comparaison des curricula et des manuels scolaires) ;

 des éléments socio-culturels (comme le rapport à la nature par exemple).

Seule la première unité sera présentée dans ce chapitre. Mentionnons tout de même que le concept du cycle de vie des plantes à fleurs est quasi absent des programmes et manuels scolaires du Bade-Wurtemberg (2004) alors qu‟il fait partie intégrante de ceux de France (2008). Au niveau académique cependant, ce concept est bien véhiculé dans les deux pays et notamment dans les publications scientifiques et les manuels à destination des étudiants.

Structure de l’étude

Cette étude a été réalisée en 3 temps :

 une enquête exploratoire par entretiens semi-directifs (n=49) dans trois établissements (une école élémentaire et un collège en Alsace, une Realschule au Bade-Wurtemberg), interrogeant des élèves de CM2, 6e et 4e. Cette étude a permis de préciser les conceptions des élèves relatives au cycle de vie de différentes plantes à fleurs et d‟élaborer des modèles mentaux (Quinte, 2016 ; Quinte et al., 2012) ;

 une analyse contextuelle historico-épistémologique et socio-culturelle, incluant notamment l‟analyse des conceptions historiques du cycle de vie végétal, l‟étude du rapport de l‟humain à la nature avec les particularités allemandes et françaises, l‟analyse des curricula et des manuels scolaires ;

 une enquête principale par questionnaires (n=1388) dans 9 collèges (niveau 5e) de chaque côté du Rhin, validant les modèles mentaux issues de l‟enquête exploratoire. L‟objectif de cette seconde enquête était de connaître la fréquence de ces conceptions et modèles mentaux des deux côtés du Rhin, d‟identifier les similitudes et différences en termes d‟approche et de raisonnement ainsi que les facteurs d‟influence liés au contexte socio-culturel (y compris scolaire) et épistémologique.

Le principal outil de recueil des données a été le placement de différents stades de développement d‟une plante à fleurs (sous forme d‟images ou de plantes réelles) dans l‟ordre chronologique : une graine, une graine germée, une plantule, une plante en fleur(s), une plante avec fruit(s), plusieurs graines. A partir de ce placement, les élèves ont été invités à expliquer le passage d‟un stade à l‟autre et à indiquer ce qu‟il se passe après le dernier stade placé. Dans l‟enquête exploratoire, les élèves ont manipulé des plantes en pots et des images6. Dans l‟enquête principale, les images7 étaient à coller, à relier par des flèches et à annoter (images et flèches). D‟autres questions permettant de préciser la formation des graines et des fruits ainsi que l‟intervention humaine dans le processus ont été posées. Différents exemples de plantes ont été choisis pour vérifier si les explications données par les élèves changeaient en fonction des plantes ou non. Dans l‟enquête exploratoire, chaque élève a expliqué le développement de quatre plantes (dont la plante réelle) ; dans l‟enquête principale, 390 élèves ont renseigné deux questionnaires portant sur des plantes différentes.

Les données ont été analysées de manière qualitative (analyse de contenu des entretiens avec le logiciel MAXQDA) et quantitative (analyse statistique des questionnaires avec le logiciel SPSS).

Résultats

L‟analyse comparée a mis au jour trois aspects que nous développerons dans ce qui suit :  un raisonnement cyclique vs linéaire ;

une approche anthropocentrée vs biocentrée ;

6 Plante réelle : plante de moutarde ; images : cerisier, pommier, plante de poivron, de petit pois 7 Poirier, plante de poivron, rosier

Chapitre V – Conceptions de cycle de vie végétal

 des différences de conceptions de la formation des graines en lien avec les appuis épistémologiques et le concept d‟obstacle épistémologique.

Comparaison entre les élèves d’Alsace et du Bade-Wurtemberg

Raisonnement cyclique vs linéaire

Plusieurs indicateurs ont permis d‟identifier un raisonnement cyclique ou linéaire chez les élèves. Dans le premier cas, les élèves ont décrit le changement de génération avec l‟idée de recommencement. Le placement des images soit sous forme cyclique ou terminant avec plusieurs graines (et ainsi la nouvelle génération avec laquelle le cycle peut recommencer) et/ou l‟utilisation de l‟expression « cycle de vie » ou « cycle » dans la description permettent également d‟appuyer ce type de raisonnement.

Les élèves qui raisonnent davantage de manière linéaire annoncent un début et une fin et/ou terminent leur placement par l‟image de la plante comportant le(s) fruit(s).

Sur les 950 élèves qui ont répondu au questionnaire de l‟enquête principale, 364 décrivent le développement de la plante sous forme cyclique (dont 229 élèves d‟Alsace et 135 du Bade-Wurtemberg), 562 sous forme linéaire (dont 254 élèves d‟Alsace et 308 du Bade- Wurtemberg). La différence entre les élèves des deux régions est significative (df=2, khi- deux= 28,8, p<0,001).

Ces différences de raisonnement peuvent provenir de la façon dont ces sujets sont abordés par les enseignants et les supports qu‟ils utilisent. Les manuels scolaires du Bade- Wurtemberg, par exemple, ne font pas de lien entre les différents stades, au contraire, les processus sont illustrés à l‟exemple de plantes différentes : le haricot pour la germination, le cerisier pour le passage de la fleur au fruit, une variété de plante pour la dissémination. En France, quatre manuels de 6e SVT sur les six analysés8 illustrent le cycle de vie. Ces manuels scolaires français questionnent par ailleurs l‟origine des graines.

Approche biocentrée vs anthropocentrée

Les deux cohortes se différencient également par leur approche, plutôt biocentrée en Alsace et plutôt anthropocentrée au Bade-Wurtemberg. Cette dernière se traduit notamment par un placement du fruit comme dernier stade de développement (Bautier et al., 2000) et par la description d‟une intervention humaine utilitaire à la fin du processus de

8 Les manuels, correspondant aux programmes officiels de 2008, des éditeurs Belin, Bordas, Hachette, Hatier, Magnard et Nathan ont été analysés.

développement telle l‟utilisation des fruits à des fins culinaires, commerciales ou décoratives.

En effet, la majorité des élèves du Bade-Wurtemberg placent l‟image de la plante comportant le(s) fruit(s) en dernier (Figure n°2). Ce placement s‟effectue essentiellement avec les plantes de culture alimentaire (plante de poivron et poirier)9.

Figure n°2 : Pourcentage des élèves qui placent soit l‟image comportant les graines, la plante en fleur(s) ou avec fruit(s) en dernier en fonction de la région

La description d‟une intervention humaine utilitaire a été exprimée par 214 élèves du Bade-Wurtemberg et 124 d‟Alsace. Parmi eux, 273 élèves ont évoqué la récolte du fruit (176 du Bade-Wurtemberg et 96 d‟Alsace).

Bien que la plupart des élèves décrivent le développement de la plante de manière linéaire, l‟explication diffère entre les élèves d‟Alsace et ceux du Bade-Wurtemberg. Tandis que les premiers se focalisent davantage sur le devenir de la plante, verbalisant la fanaison voire la mort de la plante, la continuation de la croissance ou le développement de nouveaux fruits, les seconds évoquent l‟intérêt de la plante pour l‟humain.

D‟autres investigations devront être menées pour clarifier les facteurs influençant ces différences d‟approches.

Notons également que beaucoup d‟élèves ont des difficultés à généraliser la reproduction sexuée à l‟ensemble des plantes étudiées. Cette difficulté a également été remarquée par Boyer (2000) ainsi que Nyberg et Andersson (2004).

9 Le placement de l‟image de la plante en fleur(s) à la fin du développement s‟est essentiellement effectuer pour le rosier.

0 20 40 60

Graines Fleur Fruit

Proportion des élèves (%)

D e rn iè re i m a g e p la cé e BW (n=449) Alsace (n=488)

Chapitre V – Conceptions de cycle de vie végétal

Comparaison entre les conceptions des élèves et des scientifiques anciens

Les conceptions de la formation des graines

La seconde comparaison met en évidence que certaines conceptions liées notamment à la formation des graines qu‟ont pu développer les anciens scientifiques sont identiques à celles des élèves. Le tableau suivant présente quelques exemples de conceptions des anciens scientifiques et des élèves qui sont en rupture avec le modèle botanique actuel du cycle de vie des plantes à fleurs. Il est à noter, que ces discours sont essentiellement apparus chez les élèves de 10-11 ans.

Idées véhiculées Conceptions en rupture avec le modèle botanique

du cycle de vie

des élèves des anciens scientifiques

Graines issues de la plante

« Ça commence à former des graines dans la tige et on va pouvoir les récupérer » (élève de CM2, Alsace)

« De la terre. Je crois par les racines, une graine peut se développer. Je crois, cela doit également être un pommier » (élève de CM2, BW)

A. Césalpin (1519-1603) : Les jeunes graines sont issues de la « moelle de la tige » sous l‟effet de la chaleur vitale (Wit, 1993, p. 198)

Les abeilles empêchent la formation des

fruits/graines

« Ça butine les fleurs et après il n‘y aura plus de fleurs et moins de pommes » (élève de CM2, Alsace)

G. Pontedera (1688-1757) : les graines se développent « dans l‘ovaire à la suite du déplacement du nectar venant des glandes situées au voisinage » (Wit, 1993, p. 223). Les abeilles, en butinant les fleurs, récoltent le nectar et le pollen et empêchent ainsi la formation des graines (Wit, 1993)

La graine, capable de germer, se forme sous la terre

« Les graines se forment en un grain / un pépin » (élève de 5e, BW) (avec l‟idée d‟une transformation de la graine issue de la plante avant de pouvoir germer)

F-J Schelver (1778-1832) : « Une graine végétale doit […] recevoir encore de l‘extérieur ―la vie‖ en supplément » (Wit, 1993, p. 409)

Tableau n°5 : Conceptions en rupture avec le modèle botanique actuel : cohérences entre les discours des élèves et des anciens scientifiques

Obstacles épistémologiques

Deux obstacles épistémologiques ont pu être identifiés auprès des anciens scientifiques et des élèves interrogés. Le premier concerne la définition des fleurs par leur rôle. Ne pas considérer les fleurs comme des organes reproducteurs empêche une différenciation des éléments mâle et femelle de la / des fleur/s et maintien ainsi une vision globale du « cœur » de la fleur. Cet obstacle empêche également de comprendre l‟existence même d‟une reproduction sexuée et des processus-clés (pollinisation et fécondation, formation des fruits et des graines) ainsi que de la perpétuation de l‟espèce avec brassage génétique. Le fait que la reproduction sexuée ne soit pas visible à l‟œil nu rend sa représentation plus difficile. Les plantes, étant considérées comme « statiques », la rencontre entre les éléments mâles et femelles semble difficilement concevable.

Le second obstacle concerne la difficulté à généraliser le processus de formation des fruits et des graines à l‟ensemble des plantes à fleurs. Théophraste (372-287 av. J.-C.), par exemple, n‟arrive pas à définir une théorie « générale » de la formation des graines et des fruits (Morton, 1981). Pour lui, la formation des graines se fait après ou avec la fleur, sans que les deux soient nécessairement liées. Il décrit notamment des plantes qui produisent des fruits sans qu‟il y ait eu de fleurs apparentes (le figuier qui a un sycone10). D‟autres

plantes semblent avoir des fleurs fertiles et stériles (tel que le concombre avec ses fleurs mâles et femelles11). Théophraste considère les fleurs stériles du concombre comme des fleurs incomplètes qui empêchent la croissance même du concombre et qu‟il faut donc ôter.

Cette difficulté de généralisation est également retrouvée chez les élèves, dont certains ont exprimés des modèles mentaux différents en fonction des plantes décrites. En effet, ces différences ont été constatées dans l‟enquête exploratoire par entretiens et confortées dans l‟enquête principale par questionnaire. Dans ce dernier, 71% des élèves ayant répondu à deux questionnaires portant sur des plantes différentes et pour lesquels des modèles mentaux ont clairement pu être identifiés (n=206), ont exprimé des conceptions différentes en fonction des plantes abordées (Quinte, 2016, 2020). Cette difficulté peut être liée à une certaine catégorisation ou différenciation des plantes faites par les élèves principalement en

10 L‟inflorescence est à l‟intérieur de ce que l‟on pourrait qualifier de jeune figue (dans la langage quotidien) qui doit être pollinisée et fécondée avant de se développer en figue comestible telle que nous la connaissons. Le réceptacle floral est donc refermé sur lui-même, ce qu‟on appelle un conceptacle.

Chapitre V – Conceptions de cycle de vie végétal

fonction de leur morphologie et leur « utilité » (alimentaire, décorative, etc.) (Krüger & Burmester, 2005).