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Former les élèves à répondre aux défis socio-écologiques de notre époque est une nécessité reconnue à l‟échelle internationale (rappelée par les 17 Objectifs de Développement Durable - ODD- de l‟UNESCO entrés en vigueur en janvier 2016), et une volonté politique de la France. Mais les problèmes environnementaux ayant pour caractéristique essentielle de mêler étroitement des aspects sociaux et écologiques, leur résolution appelle une observation conjointe de ces deux aspects. Ainsi, au-delà de la délimitation d‟espaces et de parc naturels

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2012) étudie les capacités d‟adaptation des habitats non protégés pour leur permettre d‟héberger une biodiversité abondante de façon compatible avec les activités humaines. Il s‟agit de penser le rapport à l‟environnement en termes de gestion de ressources et de viser l‟équité de leur répartition.

Des ressources partagées, bien communs de l’humanité

La qualité de l‟eau, de l‟air ou des sols, nos approvisionnements de nourriture, de matière première ou d‟énergie, sont autant de services écosystémiques1

définis comme les « bénéfices que les humains tirent des écosystèmes », (Millenium Ecosystem Assesment, 2005, version française, p. 9 ; Zhang, Ricketts, Kremen, Carney & Swinton, 2007) auxquels nous - humains - choisissons d‟accorder de la valeur.

Pour le sociobiologiste Hardin (1968), le problème de telles ressources réside dans leur libre accès : elles seraient condamnées à être surexploitées du fait que chaque utilisateur est conduit spontanément à y puiser sans limite. Il n‟y aurait alors que trois solutions à cette tragédie des biens communs : la limitation de la population (déjà envisagée par Malthus en 1798, avec toutes les dérives qu‟on imagine), la nationalisation des ressources ou leur privatisation. Au- delà de ces approches manichéennes, Elinor Oström (prix Nobel d‟économie avec Williamson en 2009) interroge le concept de propriété et estime qu‟Hardin confond propriété commune et accès libre, alors qu‟une troisième voie, entre l‟état et le marché peut être ouverte si on distingue les biens publics des biens communs.

Oström (1990) s‟appuie sur la distinction proposée en 1954 par Samuelson entre biens publics et biens privés, mais pour la dépasser. Samuelson considère deux critères, l‟exclusion (est privé ce qui ne peut être consommé sans s‟acquitter du prix) et la rivalité (un bien privé consommé par un individu ne peut pas être consommé par un autre). Dans cette conception, les biens publics (tel que l‟éclairage municipal par exemple) sont à la fois non-excluables et

1 Dans un essai de synthèse, la diversité des services écosystémiques a été organisée en quatre catégories (MEA, 2005 ; TEEB, 2010) : les services culturels (spirituels, esthétiques, récréatifs, qui regroupent les apports immatériels perçus au contact des écosystèmes), les services d‟approvisionnement (de nourriture, de matière première, d‟énergie) et les services de régulation (de la qualité de l‟air ou de l‟eau, des effets de tempêtes, de la fertilité des sols), qui sont eux même soutenus par les services d‟habitat (ceux qui rendent possible le maintien de la diversité biologique à l‟origine des trois premières catégories).

Chapitre X – Problématiser des questions socialement vives environnementales

183 non-rivaux puisqu‟il n‟est pas possible d‟empêcher un individu n‟ayant pas payé de consommer malgré tout, et puisque la consommation par cet individu ne réduit pas celle des autres. Toujours selon cette conception dichotomique, les biens privés s‟échangent dans le cadre du marché, alors que les biens publics sont gérés par les États. Mais Oström souligne qu‟exclusion et rivalité ne vont pas systématiquement de pair, et cite Buchanan qui en 1965 avait déjà ajouté un troisième type de bien, nommé biens de club, non rivaux mais excluables (un exemple actuel serait la chaine de télévision Netflix). Dépassant alors la dichotomie entre biens publics et biens privés, Oström a considéré les biens communs comme des ressources en propriétés communes : elles sont en accès libre comme le sont les biens publics alors qu‟elles sont rivales comme les biens privés (la consommation par un individu amoindrie la consommation possible par les autres). Il s‟agit par exemple de forêts, ou de pêcheries.

Rivalité dans la consommation

forte faible Possi bi li té d‟ exc lus ion fai b le Biens communs

Ex : forêt, pêcherie côtière

Biens publics Ex : éclairage municipal for te Biens privés Ex : véhicule personnel Bien de club Ex : Netflix

Tableau n°1 : D‟après Oström (1990) La gouvernance des biens communs : pour une nouvelle approche des ressources naturelles

Á l‟inverse des prédictions de surexploitation issues du modèle élaboré sur la base de la tragédie des communs, les investigations d‟Oström sur la base d‟études de terrains sur divers continents (de la gestion des nappes phréatiques dans le sud de la Californie à celle des parcelles forestières par des communautés africaines en passant par les système d‟irrigation au Népal) ont montré que des interactions basées sur la confiance et la réciprocité peuvent résoudre des problèmes complexes en évitant la surexploitation des ressources, par des collectifs qui s‟auto-organisent. Les usagers des ressources se contrôlent mutuellement, car la possibilité de communiquer sur l‟utilisation des règles de sanction leur permet à la fois de réduire l‟exploitation et d‟augmenter les gains individuels et collectifs. La condition de réussite de ces coordinations, dont la durabilité émerge de la juxtaposition d‟une multitude de décisions individuelles indépendantes prises par des personnes qui n‟ont pas toutes

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collectivement, connues et reconnues de tous.

Avec Elinor Oström, on peut alors énoncer i) que la coordination entre les multiples acteurs impliqués est au cœur du ou des problèmes environnementaux et ii) que la résolution de ces problèmes passe par une amélioration de cette coordination. Dans cette visée, la participation aux procédures démocratiques fait appel à une citoyenneté scientifique dont les modalités de formation méritent d‟être questionnées.

Des interactions socio-discursives au cœur des QSVE

Les problématiques environnementales appellent à tisser des liens entre des savoirs émergents, composites (scientifiques, techniques, professionnels, locaux, traditionnels), distribués entre les parties prenantes, et propres à des situations spécifiques. Scolariser le questionnement de ces défis conduit à mettre en œuvre des investigations scientifiques à propos de savoirs stabilisés, mais aussi à aborder des controverses et des incertitudes scientifiques, dans une interrogation sociétale des modèles de développements comme de la justice sociale.

L‟appréhension de la complexité et des incertitudes des controverses socioscientifiques, problèmes complexes flous au sens de Zimmerman (2000), implique une approche dialogique orientée vers l‟intercompréhension et la reconnaissance de la pluralité de lectures des situations. La logique formelle employée seule se révèle inadéquate dans le cas des QSVE, car les interlocuteurs ne s‟entendent pas forcément sur les prémisses, car l‟information disponible est presque toujours incomplète, car aucune solution ne s‟impose. Ces questions occasionnent des dilemmes éthiques (Zeidler, Walker, Ackett, & Simmons, 2002), impliquent généralement des aspects à la pointe de la recherche scientifique (Kolstø, 2001), et sont aussi influencées par des facteurs sociaux tels que les préoccupations économiques, politiques, juridiques ou religieuses (Barab, Sadler, Heiselt, Hickey, & Zuiker, 2007). Leur traitement relève ainsi bien davantage du raisonnement informel que du raisonnement formel2. Jusqu‟à

2 Par opposition aux raisonnements formels les raisonnements informels n‟offrent pas les possibilités d‟application de la logique déductive dans laquelle les conclusions sont évidentes (Evans, 2002). Zohar & Nemet (2002) décrivent de telles constructions: « […] informal reasoning is the reasoning applied outside the formal contexts of mathematics and symbolic logic. It involves reasoning about causes and consequences and about advantages and disadvantages, or pros and cons, of particular propositions or decision alternatives. It underlies attitudes and opinions, involves ill-structured problems that have no definite

Chapitre X – Problématiser des questions socialement vives environnementales

185 présent, les modèles d‟analyses des raisonnements informels sur des controverses socioscientifiques ont privilégié soit les pratiques cognitives (Sadler, Barab & Scott 2007), soit les capacités argumentatives (King & Kitchener, 1994 ; Chang & Chiu, 2008 ; Chang - Rundgren & Rundgren, 2010) sans jamais les dissocier complètement, mais sans non plus explorer leur articulation. Nous proposons ici d‟adopter explicitement l‟approche de l‟interactionnisme socio-discursif (Bronckart, 1996 ; Bronckart, 2005) qui analyse le rôle joué par les pratiques langagières dans la constitution et le développement de la pensée collective. Cette approche questionne alors les relations entre l‟enseignement du raisonnement argumentatif et l‟enseignement de contenus scientifiques. Bien qu‟il semble logique et intuitif qu‟une bonne maîtrise des contenus scientifiques soit nécessaire à une argumentation de qualité, Molinatti (2007, p. 156) cite plusieurs travaux mettant en évidence l‟absence de corrélation entre les connaissances conceptuelles antérieures par rapport à une question socioscientifique et la qualité de l‟argumentation. Ces relations ont été examinées avec le programme de recherche Thinking in science classroom conduit par Zohar & Nemet en 2002. En amenant des élèves à construire des arguments dans le cadre de la mise en débat d‟une question controversée (les implications sociétales des connaissances en génétique humaine), mais aussi en leur donnant l‟opportunité de s‟engager dans des discussions sur ce que constitue un bon argument, ces auteures observent à la fois une augmentation de la maîtrise des connaissances biologiques se rapportant à la question traitée, une meilleure mobilisation de ces connaissances scientifiques spécifiques dans les raisonnements construits (des conclusions supportées par des justifications plus diverses), et le développement de la capacité à transférer les habiletés de raisonnement développées dans le contexte de la génétique à des contextes différents. Même si quelques années plus tard, l‟étude de Lewis & Leach (2006) avec des jeunes de 14 à 16 ans montre que ceux-ci trouvent difficile de s‟engager dans des discussions (ici sur les technologies génétiques) parce que leur compréhension des éléments scientifiques impliqués est limitée, Lewis & Leach soulignent qu‟un apport très limité de savoirs est suffisant pour franchir un tel obstacle. Ainsi, d‟un point de vue didactique, les QSV interrogent le processus de problématisation, qu‟on peut décrire « comme le mouvement par lequel se déterminent mutuellement les faits à prendre en compte et le modèle qui permet de les interpréter » (Rey, 2005, p. 104).

solution, and often involves inductive (rather than deductive) reasoning problems. » (2002, p. 38).

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Problématique

Une réflexion sur la durabilité des choix de développement des sociétés nécessite plus que des approches rigoureuses dans les champs disciplinaires concernés (économiques, techniques, sociaux, environnementaux, politiques, éthiques). Elle oblige à renoncer aux solutions universelles et conduit à la mise en cohérence de savoirs particuliers dans une représentation globale de la situation. Celle-ci doit rendre compte de la multiplicité d‟acteurs et de valeurs accordées aux services des écosystèmes pour rendre possible les interactions dont Oström a montré le potentiel à éviter la surexploitation des biens communs.

Les problématiques de la durabilité renvoient ainsi à la capacité à penser la réalité dans les interactions et rétroactions de multiples éléments (culturels, sociaux, physiques, écologiques, éthiques) en mosaïque. La question de recherche que nous posons ici est celle du rôle joué par les échanges langagiers dans la constitution et le développement de la pensée élaborée collectivement : de quelle nature sont les interactions socio-discursives qui rendent possible l‟approfondissement de Raisonnements SocioScientifiques dans la perspective de Durabilité (RSSD) ?

Par RSSD, nous entendons des raisonnements informels au sens de Zohar et Nemet (note 2, supra) questionnant la durabilité des choix collectifs en articulant d‟une part l‟exercice de la rationalité, qui conduit à rechercher des preuves tangibles en interrogeant des faits, et d‟autre part, la construction d‟une opinion indépendante fondée sur le questionnement de ses expériences subjectives et du point de vue de son propre groupe social. Nous analyserons les niveaux d‟approfondissement de ces RSSD lorsque des groupes sont exposés à des QSVE authentiques et d‟actualité, et nous rechercherons en quoi ces approfondissements peuvent être corrélés aux types d‟interactions socio discursives prenant place au cours de la prise en charge de la complexité et des incertitudes de telles QSVE.