• Aucun résultat trouvé

Méthode et matériaux empiriques

Avant d’entrer dans la description du terrain, il nous semble important d’expliquer dans quelles conditions ont été produites les connaissances et les multiples expériences ayant permis la construction de notre thèse. Il apparaît difficile d’établir une liste du matériel empirique collecté sans rendre compte, au moins sommairement, du processus à travers lequel nous avons pu accéder aux données et élaborer nos arguments. Autrement dit, le

Vélib’ n’existe pas indépendamment du travail mené, pendant plus de trois ans, pour trouver les moyens les plus adaptés pour le « faire parler ». Concrètement, en tant que chercheur chilien avec quatre ans de résidence à Paris, j’aimerais souligner le caractère expérimental qu’a revêtu cette confrontation à un objet extrêmement parisien, avec tous les codes et spécificités que cela implique. Mise à part ma passion pour le vélo, à aucun moment le Vélib’ n’a constitué un « refuge », dans le sens où il aurait plus m’apporter un sentiment de sécurité ou de certitude. En dépit de sa très large présence publique, il s’est révélé être un objet particulièrement obstiné. Notre enquête n’a pas été « difficile » en termes de prise de risque ou de danger, mais bien en termes du temps nécessaire pour se faire accepter par l’objet. Je me suis régulièrement senti comme un « étranger » en train d’espionner un modèle de transport unique en son genre, caractère que les acteurs du service soulignaient en permanence. De fait, ces acteurs m’ont posé à plusieurs reprises des questions telles que : « Vous faites cette thèse parce que vous voulez appliquer le même système à Santiago ? », ou encore « Vous avez été envoyé par le gouvernement du Chili pour étudier le système ? », soit autant de questions qui réaffirmaient ma condition d’« étranger ».

Nous pourrions ainsi dire que la constitution d’un « laboratoire expérimental » n’est pas seulement valide en ce qui concerne les acteurs impliqués dans le travail quotidien de maintenance et d’équilibre du Vélib’, mais également dans le cas de mon effort constant pour participer de l’« objet » examiné, pour être « pris au sérieux » par les acteurs que je devais étudié. Car pour pouvoir prendre au sérieux les acteurs du Vélib’, je devais auparavant réussir à ce qu’eux-mêmes me prennent au sérieux. Essayer de comprendre les activités qui produisent le Vélib’ s’est donc traduit par un processus d’expérimentation avec mes propres présupposés et évidences, mes propres cadres de référence et limites. Autrement dit, ce processus de connaissance du Vélib’ s’est déroulé simultanément au processus de devenir-chercheur-sur-le-Vélib’-à-Paris. Grâce à la pratique de recherche elle- même, j’ai ainsi exploré conjointement avec les acteurs de l’étude les narrations possibles pour décrire la trajectoire et les problèmes de l’infrastructure de transport.

Notre intention n’est certainement pas ici de souligner le caractère exotique que l’on pourrait attribuer au fait d’être « un Chilien étudiant un système de transport à Paris », mais bien d’insister sur les effets qu’a eus, au cours de notre travail, le processus consistant à

devenir « membre »19 de notre objet d’étude. Ceci a impliqué de considérer comme non évidents des présupposés qui semblaient naturels aux acteurs, et également un travail très important à travers lequel je me suis fait accepter en tant qu’interlocuteur valide, « membre » de l’objet d’étude. Dans le cas des hauts dirigeants de l’entreprise JCDecaux, ce processus d’« admission » a certainement été difficile dans un premier temps, et a fondamentalement eu lieu sur le plan de l’échange d’idées. L’entreprise a accepté de faire l’objet d’un examen uniquement à partir du moment où elle a vu dans notre travail des interrogations et questionnements intéressants. Ce processus a pris une année, c’est pourquoi au cours des premiers mois de notre travail, nos élaborations se sont fondées sur du matériel collecté à travers la Ville de Paris et d’autres acteurs liés à l’histoire du Vélib’ (écologistes, acteurs associatifs, monde journalistique, urbanistes, architectes, etc.). Une fois suscité l’« intérêt » de la multinationale, ce lien a été très fructueux, consistant en des échanges ouverts et constants20, ce qui a amené notre travail à basculer de manière surprenante vers une étude s’attachant plus à JCDecaux qu’à son homologue, la Ville de Paris. Une véritable relation pédagogique s’est mise en place, dans le sens où les hauts responsables de l’entreprise se sont préoccupés d’éclairer à tout moment mes doutes et interprétations, ce qui a impliqué en contrepartie que je leur envoie des retours réguliers sur les éléments mis au jour dans mon travail.

Ceci ne signifie en rien que cette recherche ait été « absorbée » par la multinationale, mais fait partie de ce processus consistant à devenir « membre » d’une infrastructure qui ne déplace par seulement des personnes, mais aussi des protocoles, des savoirs et des procédures spécifiques. Et au cours de ce processus d’apprentissage, il convient de le reconnaître, ma condition d’étranger a joué un rôle important. Rétrospectivement, nous pouvons affirmer que cette condition a ouvert la porte à une interaction particulièrement

19 Nous utilisons cette notion dans le sens que lui donne Garfinkel (2007), en tant que capacité active des acteurs à s’adapter aux circonstances qu’ils ont coutume de pratiquer. La notion de membre souligne ici l’activité et le travail pratique que doivent mener les acteurs, et le rejet du modèle de l’« idiot culturel » qui intériorise de manière automatique les normes culturelles d’une société. « Le membre participe de l’action

sans que des normes extérieures, un plan ou un calcul préalable ne guident la suite programmée de ses agissements » (Ogien et Quéré, 2005:72).

20 Ces échanges ont connu un point culminant lorsque, par hasard, dans le cadre de la conférence internationale Vélo-City en 2011, j’ai effectué une présentation à la même table qu’un haut dirigeant de JCDecaux. Ma comunication portait sur les résultats préliminaires de ma thèse, et la sienne sur les caractéristiques et bilans de ce type de systèmes dans le monde.

fluide avec les différents agents se trouvant au pied de la pyramide hiérarchique de l’entreprise (beaucoup d’entre eux étant issus de l’immigration) et qui participent à la maintenance quotidienne du système. Ces derniers m’ont en effet amené à m’intéresser à d’autres dimensions du système, me permettant d’expérimenter avec eux ce que signifie réparer un vélo, détecter une panner, réguler les flux ou encore nettoyer des excréments dans une station. Le simple fait de ne pas prononcer le mot Vélib’ avec un accent français m’a permis d’établir des relations de collaboration cruciales pour ce travail, car ces acteurs ne se sentaient pas intimidés par ma condition d’universitaire, mais au contraire bien souvent en position de supériorité face à mes questionnements.

Tout ceci fait que la perspective méthodologique adoptée et les questions qui sont apparues n’ont pas fait l’objet d’une décision a priori, elles ne sont pas nées d’un point de départ imposé par le haut aux acteurs et entités étudiés. Au contraire, ce sont eux-mêmes qui ont proposé les pistes et points d’entrée pour l’observation de la singularité de l’objet que nous avions en face de nous. Nos interrogations ont été le résultat de ce processus que nous venons de décrire, au cours duquel l’objet d’étude lui-même a affecté notre façon d’aborder les choses. Nous retrouvons ici le rôle de notre propre expérimentation dans le processus de création de connaissances. En tant que chercheur, il nous était impossible de savoir à l’avance ce que le Vélib’ fait et produit dans Paris, et ceci requérait une mise à l’épreuve pratique, une vérification sur le terrain. Les concepts et idées mobilisés ne pouvaient pas être examinés selon une cohérence interne et étrangère aux problèmes rencontrés sur le terrain, mais bien toujours en fonction des questions qui se sont ouvertes pendant le déroulement de notre enquête. Nous nous sommes constamment efforcés de produire et ancrer nos arguments dans le matériel que nous avaient fourni les acteurs, mais cela n’implique pas bien entendu que nous ayons cessé de faire nos propres associations. Cependant, reconnaissons-le : l’intérêt de notre travail n’a jamais été normatif, ni de savoir si les réponses développées par les acteurs face au défi de l’intégration du Vélib’ dans Paris étaient adéquates ou rationnelles, mais plutôt de restituer ce que les acteurs font et les conditions qui les conduisent à agir d’une certaine manière. Autrement dit, il ne s’est pas agi de définir ce qu’est le Vélib’, mais ce qu’il instaure, les opérations qui le font tenir et qui permettent l’accomplissement pratique de cette instauration.

Pour saisir les conditions concrètes de notre objet d’étude, nous avons examiné et collecté des matériaux provenant de plusieurs terrains, que nous avons considérés comme des lieux et savoirs « d’ancrage » de l’infrastructure gérée par la Ville de Paris et JCDecaux. Un premier volet d’enquête relève d’entretiens approfondis avec des personnes liées directement ou indirectement au projet Vélib’, parmi lesquelles des membres du parti des Verts, des journalistes, des membres d’associations de cyclistes, des historiens du vélo et des experts en mobilité douce. Ces entretiens ont eu pour objectif de situer la genèse du projet, ses ambitions et les résistances rencontrées, ainsi que la place du dispositif dans le contexte politico-électoral du moment. En cours d’enquête, nous avons également mené un travail d’analyse d’archives (dossier de presse, comptes-rendus, présentations officielles, vidéos promotionnelles, contrats, etc.) en cherchant à restituer le point de vue des journalistes et spécialistes qui ont contribué à expliciter et diffuser le projet Vélib’. Ce travail d’archives s’est avéré fondamental afin de densifier notre « récit des origines » de l’élaboration de l’infrastructure de transport, nous permettant de distinguer des moments problématiques dans la « carrière » du programme.

Notre second volet d’enquête a consisté en des entretiens approfondis avec différents acteurs clés appartenant à la Ville de Paris (les chargés de mission Vélib’ avant sa mise en place, le Chef de mission actuel du Vélib’, l’Adjoint à la division vélos, le Conseiller scientifique, l’ingénieur chargé de la circulation, le responsable des archives de la Ville) et ayant joué, ou jouant encore, un rôle important dans la conception, le déploiement et la maintenance du système. Un important travail de collecte systématique de documents internes (plaquettes communicationnelles, dossier de presse, cahier des charges, documents et rapport d’études, PowerPoint officiel) produits par la Ville de Paris et ses différents services pour négocier, préparer et communiquer le fonctionnement du dispositif de VLS a été mené en parallèle. Toujours en lien avec cette phase de conception et mise en place du programme, nous avons réalisé une autre série d’entretiens approfondis avec des membres de l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) (directeur, chef du projet, urbanistes) qui ont été responsables, avec la Ville de Paris, des études préliminaires préparatoires à la confection du cahier des charges et de l’appel d’offre. Là encore nous avons accompagné les entretiens d’un important travail d’archives, portant avant tout sur les différentes études et rapports que l’APUR a produit pour l’installation des stations Vélib’ dans Paris. Ces documents, qui contiennent principalement des cartes de Paris établies à partir de différents indicateurs de

mobilité, ont été utiles pour reconstruire la dimension géographique et spatiale qu’a supposée la conception du programme.

Le troisième volet d’enquête, et le plus important dans notre recherche, a reposé sur une immersion systématique dans les activités de Cyclocity21, la filiale de la multinationale française JCDecaux chargée du développement et de l’exploitation des systèmes de vélos publics dans le monde, dont le service Vélib’ à Paris. Ce travail, qui a consisté en trois mois d’observations, auxquelles se sont ajoutés des observations sporadiques en accord avec la société, repose principalement sur deux techniques d’enquête. En premier lieu, nous avons effectué des entretiens en profondeur avec différents interlocuteurs au sein de l’entreprise (le Directeur France des systèmes de vélos en libre-service, le Directeur du Vélib’ à Paris, la Responsable des ateliers et stocks, le Responsable d’exploitation, le Responsable SI exploitation, la Directrice du marketing, le Responsable support de régulation, le Responsable de la formation, le Responsable du recrutement et du centre d’appel et les Chefs de secteur). Toutes ces personnes ne sont pas en contact direct avec le terrain, mais elles jouent toutes des rôles fondamentaux dans l’organisation du système. Nous avons voulu prendre au sérieux les discours de ces acteurs et leurs formes d’intervention, aux niveaux opérationnel, matériel et politique, sur le dispositif et son environnement. Ces entretiens, qui seront évoqués tout au long de cette thèse, ont été particulièrement utiles pour identifier les aspects les plus problématiques et reconstruire les évolutions les plus importantes dont le programme a fait l’expérience. De même, ce matériau s’est avéré crucial pour restituer les formes de gestion organisationnelle et opérationnelle qu’ont développées les membres de JCDecaux afin de parvenir à la stabilité du dispositif et de répondre aux demandes des usagers.

En second lieu, nous avons mené un travail d’observation en accompagnant l’activité quotidienne des différents acteurs du système Vélib’ et des responsables, chacun à leur manière, de la reproduction et la maintenance du service. Nous avons dans un premier temps suivi le travail des Chefs de secteur et des Agents de maintenance pendant plusieurs jours, au cours desquels nous avons pu constater quelles opérations étaient effectuées

21 Tout au long de cette thèse, nous avons préféré parler directement de JCDecaux pour nous référer aux responsables de l’exploitation du Vélib’.

quotidiennement afin de maintenir le bon état des vélos et stations du service. L’accompagnement systématique (de 6h30 à 14h30) de ces opérations menées sur le terrain nous a permis de restituer la pluralité des opérations effectuées et problèmes rencontrés par ces agents au quotidien et de constater les conceptions qu’ils développent des usagers, de la ville, du vandalisme, de la mobilité, des pannes. Nous avons également réalisé des observations systématiques en accompagnant des Agents de régulation (de jour et de nuit), qui sont les personnes chargées d’assurer l’équilibre entre, d’une part, les stations avec des vélos libres, et, d’autre part, les stations avec des places vacantes. L’idée du « vélo en liberté » dépend de ce travail de régulation, d’anticipation et de correction des déséquilibres des vélos. Notre enquête ethnographique a également compris le suivi des Agents de nettoyage, qui doivent s’assurer que les stations tout comme les vélos se trouvent toujours propres et agréables à utiliser. Enfin, nous avons mené un travail d’observation dans les ateliers de réparation du Vélib’, en nous concentrant sur les opérations de classification, de lecture et de remise en état des vélos qui entrent quotidiennement dans l’un des trois dépôts que possède JCDecaux. Ce travail de terrain a été l’occasion de faire un zoom sur la vie des vélos Vélib’ dans leur processus de restauration, en reconstituant la chaîne de transformations par laquelle ils doivent passer avant de retourner dans le monde des usagers.

Nous inspirant dans une large mesure de la méthode des itinéraires ou parcours commentés (Grosjean & Thibaud, 2001), nous avons cherché pendant toutes ces observations à ce que les acteurs décrivent eux-mêmes leurs propres interventions en cours d’exécution, leurs séquences de travail, leurs rythmes, leurs relations avec les clients, les outils et les gestes nécessaires. Nous avons ainsi souhaité nous laisser guider par la parole et les gestes des agents, par les discussions et les pratiques in situ. Il s’est agi de suivre les différents opérateurs du Vélib’ dans leurs environnements naturels de travail, en restituant la multiplicité de situations et d’objets avec lesquels ils interagissent au cours de ces activités. À travers l’enregistrement sonore de quarante-deux entretiens avec des membres du personnel de JCDecaux, auxquels s’ajoutent des notes de terrain et des photographies de situations « en train de se faire », nous avons fait un effort explicite pour rendre compte de la pluralité de formes avec lesquelles les responsables du service décrivent le monde du Vélib’. Par peur de l’incompréhension (le français n’étant pas ma langue maternelle), l’enregistrement de presque toutes les interactions et conversations qui avaient lieu est

quasiment devenu une obsession sur le terrain. Ceci a signifié un important travail de retranscription d’entretiens, mais grâce à la prise de notes de terrain devenue une habitude, la situation de chaque récit, les impressions et les gestes associés ont pu être retrouvés. De plus, tout au long de ce travail, l’usage de la photographie et de l’image a constitué un recours fondamental pour restituer et illustrer les éléments qui forment l’architecture invisible du système. La photographie permet par ailleurs de situer des aspects que le langage transcrit ne permet pas de capter : les lieux, les artefacts, les gestes, les corps.

Comme nous l’avons déjà dit, nous avons eu le souci particulier, dans cet accompagnement des pratiques quotidiennes, de donner l’occasion aux agents de s’exprimer et de décrire les problèmes ou situations tels qu’ils les vivent et en font l’expérience. C’est ainsi qu’au cours de notre recherche, les agents de maintenance eux-mêmes sont devenus de véritables « anthropologues de la mobilité et usagers», en mettant des mots sur leurs connaissances et expériences des usagers et de la ville. Si nous avons opté dans ce travail pour ne pas interroger directement les utilisateurs du Vélib’ afin de cerner leurs formes d’usage, c’est dans une large mesure parce que les opérateurs du système eux-mêmes ont développé un savoir extrêmement riche quant aux acteurs des déplacements à vélo dans Paris22. La pratique du déplacement à vélo reste encore peu étudié dans cette thèse (et en général dans les études portant sur ce moyen de transport, qui tendent à se concentrer sur la dimension fonctionnelle et normative de cette pratique), mais nous nous sommes néanmoins efforcés de rendre intelligible la voix de toutes les personnes chargées de s’assurer que cette pratique est possible.

Ces matériaux empiriques seront mobilisés tout au long de cette thèse, et une partie de cette collecte de données a eu lieu dans une période privilégiée pour les effets de notre recherche. En effet, notre première période d’observation du Vélib’ s’est déroulée au cours du mois d’octobre 2010, période de grève nationale en France. Cet élément, comme nous essayerons de le montrer, a eu des effets importants sur notre processus de recherche. En premier lieu,

22 Au début de notre travail de recherche, et de façon entièrement exploratoire, nous avons mené sept entretiens avec des usagers du service, dans le but de rendre compte des activités des utilisateurs. Cependant, cette manière d’aborder la question a été finalement écartée, entre autres raisons parce que nous avons constaté une capacité des agents de maintenance à proposer des descriptions extrêmement fines des usagers et des situations que ces derniers rencontrent.

l’ambiance parmi les agents était clairement plus agitée qu’à l’habitude, ceux-ci se permettant de dire certaines choses qu’ils n’oseraient pas normalement formuler ; ceci s’exprimant par exemple à travers un effort permanent de la part de certains agents pour « politiser » leur travail. En second lieu, les périodes de grève constituent toujours un moment critique pour le service, car la demande de vélos augmente proportionnellement à une détérioration et un vandalisme plus importants. Enfin, cette période d’agitation sociale a été l’occasion d’observer le système dans un travail de résistance et de maintenance