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En quoi consiste la lame ?

La dégradation du Vélib’ : la configuration d’un problème public

3.2. Préparer et tester l’espace Vélib’

3.3.1. En quoi consiste la lame ?

Figure 32 : Une lame

Mais qu’est-ce que la lame ? L’image de la lame qu’offre la figure n°32 pourrait donner l’impression qu’il s’agit d’un objet banal, quasiment imperceptible à l’intérieur du réseau de vélos publics. À première vue, la lame semblerait moins importante que d’autres composants du dispositif, comme la selle, la roue ou la borne. Pourtant, comme nous le verrons, la lame d’accrochage est au Vélib’ ce que la clé de contact est à la voiture.

Mais essayons maintenant de répondre à nos questions. La lame est une pièce d’acier inoxydable rectangulaire et allongée d’environ 15 centimètres (voir figure n°32) qui a pour fonction générale d’attacher les vélos aux bornettes situées dans les stations. L’une des extrémités de la pièce est vissées avec trois vis au cadre du vélo (sur une petite platine)

alors que l’autre extrémité (exposée et visible) est celle que l’on introduit dans la bornette. Cependant, de manière plus spécifique, cette composante permet de réaliser les trois opérations suivantes : sécurité, information et guide pour l’usager. Décrivons chacune d’elles.

En premier lieu, la lame permet de débloquer et bloquer le vélo chaque fois que l’utilisateur s’identifie. Chaque « bornette d’accrochage » dispose d’un système antivol interne (appelé « bloque serrure ») qui s’active chaque fois que la lame est introduite dans la bornette, assurant un accrochage et un décrochage sécurisés. En second lieu, l’identification de chaque vélo et utilisateur dans le système dépend de la lame. En effet, le transpondeur (voir figure n°33), récepteur électrique que possède chaque vélo et qui permet le transfert des informations vers la borne principale, se trouve vissé sur la lame. Les informations transmises sont les suivantes : borne d’accrochage vide, borne d’accrochage pleine, identification du vélo attaché, heures d’emprunt et de restitution du vélo, numéro de vélo, client... Pour que le transpondeur effectue cette opération, il est nécessaire que se fasse le contact avec le hublot, une pièce de plastique qui se trouve sur chaque bornette ou point d’attache. Il convient de signaler que l’ensemble des informations collectées par les bornes principales (grâce à la lame accrochée) sont ensuite communiquées au serveur central d’exploitation de JCDecaux situé au service de Cachan au sud de Paris, pour leurs analyse et traitement postérieurs111. La troisième fonction de la lame nous est décrite par l’un des Responsables Exploitation du Vélib’, Pascal Garcia, qui signale que cette composante inscrit des types d’usage spécifiques qui sont difficiles à éviter pour les utilisateurs :

La forme de la lame n’est pas anodine, puisqu’elle remplit une fonction également importante, car elle est conçue pour servir de guide t s’accrocher correctement sur la bornette. La lame sert de guide pour les usagers, c’est une aide pour accrocher le vélo. Et même si l’usager ne sait pas trop, il suffit de pousser le vélo et il est guidé automatiquement. Il faut seulement suivre la forme de la lame et de la bornette pour savoir comment ça fonctionne.

111

Pascal Garcia attribue à la lame des propriétés (en termes de conception, taille, position, etc.) qui facilitent et suggèrent l’usager la manière correcte d’exécuter l’action de « restitution du vélo ». Dans ce sens, la lame peut être décrite comme une affordance car sa conception apporte aux usagers la possibilité d’une bonne restitution du vélo. Le concept

d’affordance a été développé par James Gibson (1986) dans son ouvrage The ecological approach to visual perception pour comprendre la relation qui s’établit entre un organisme

et ce qu’offre un environnement. La théorie écologique de la perception de Gibson signale que les humains et les animaux non humains s’orientent par rapport aux objets dans le monde selon ce qu’il appelle les affordances : à savoir, les possibilités d’action que ceux-ci offrent (Scarantino, 2004). Cette notion d’affordance, ou prise, permet de ne pas dissocier la perception que nous avons des objets de l’activité que nous réalisons avec eux (Fornel 1993).

Ainsi, les affordances de la lame contraignent la flexibilité interprétative, en empêchant que les possibilités d’usage de cette pièce varient librement. Car elle offre aux usagers des manières de maintenir le vélo face à la bornette ; il s’agit d’une disponibilité pratique dans l’activité de restitution du vélo. La lame, dans ce sens, met en œuvre une véritable politique

Hublot de la bornette Transpondeur

Cadre

d’accessibilité112, en invitant l’utilisateur à mobiliser un savoir pratique et corporel indispensable à l’usage du service. Dans ce sens, cette pièce permet de cadrer l’expérience de l’utilisateur du Vélib’, tant d’un point de vue spatial (la lame indique l’endroit où doivent être déposés les vélos) que temporel (c’est la lame qui indique le temps qu’il reste à l’utilisateur pour rendre son vélo).

Rappelons que l’une des innovations des systèmes de VLS de « troisième génération » réside dans les mécanismes qui obligent l’usager à restituer le vélo. La lame est l’élément qui concrétise cette obligation : l’objectif de la « restitution du vélo une fois le trajet terminé » se trouve contenu et indexé dans cette pièce rectangulaire d’inox, qui transmet les informations de ceux qui ne remplissent pas cette obligation, offrant ainsi une sécurité au système et aidant les usagers à réaliser le geste de « restitution du vélo ». Dans une certaine mesure, ce ne sont ni les forces de police ni les agents de maintenance qui décident qui sont les utilisateurs imprudents ou indisciplinés, mais la lame. Ce n’est pas non plus l’usager qui décide de qui laisse le vélo dans la bornette, mais l’information qu’envoie électroniquement le transpondeur assujetti à la lame lorsqu’elle entre dans la bornette.

Prenons un exemple concret, qui sera développé plus loin dans ce chapitre. De nombreuses controverses se produisent entre les usagers et les opérateurs du centre d’appel Vélib’ à propos de la restitution des vélos dans les stations. Les clients se plaignent souvent d’avoir bien accroché leur vélo dans une bornette, et ne comprennent pas pourquoi leur compte d’abonnement continue à être débité malgré la restitution du vélo. De son côté, le centre d’appel ne trouve pas la même information dans son système, qui indique « vélo en location ». Ce problème, courant dans le programme, est généralement dû à une mauvaise lecture du transpondeur de la lame : soit le transpondeur n’a pas établi le contact avec le hublot de la bornette parce que la lame est tordue, soit la borne principale présente un dysfonctionnement et ne lit pas l’information de la lame.

112 Nous utilisons cette notion dans le sens pragmatique développé par Isaac Joseph (2007a). L’accessibilité implique les prises, les ressources, les équipements, les objets techniques etc. qui rendent l’espace urbain intelligible et offrent une possibilité d’usage. Mais l’accessibilité requiert à la fois une performance, des compétences et capacités de chacun afin de bien utiliser les outils que l’espace met à disposition.

Les délégations, affordances et programmes d’action que transporte la lame font de ce composant un objet central dans le réseau Vélib’. Elle opère en tant que support articulateur des interactions qui donnent vie et continuité au système. Le même Responsable Exploitation cité plus haut la décrit de la manière suivante :

La lame est une pièce qui peut paraître inoffensive, mais derrière elle peut générer des incidents véritablement importants dans tout le système. C’est la pièce qui permet finalement d’unir le monde de l’exploitation avec celui des clients. C’est vraiment ce qui fait la jonction entre les utilisateurs, les vélos, les stations, et nous.

Ceci nous renvoie au rôle de coordination de la lame, en mettant en contact des champs d’action différents : celui des gestionnaires du Vélib’ et celui des utilisateurs. Le réseau des vélos - stations, vélos, bornes, bornettes, centre d’appel, centre de régulation, usagers, location, etc. - dépend en grande partie du fait que cette petite pièce ait bien fait son travail. La lame apparaît ainsi comme un point essentiel à la coordination des différents acteurs de ce réseau. Cependant, comme nous le montrerons plus loin, tous les programmes délégués à la lame ont ouvert des espaces totalement inespérés d’exploration et des reconfigurations encore incertaines113.