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Deux conceptions de l’écologie mises à l’épreuve

Mettre l’ecologie en mouvement Les controverses aux origines du projet Vélib’.

1.5. Deux conceptions de l’écologie mises à l’épreuve

Revenons légèrement en arrière. La première expérimentation de vélos publics apparaît pendant les années 1960 à Amsterdam, menée par le mouvement étudiant des « provos »35 qui met à la disposition du public des vélos distribués dans différents lieux de la ville, sans stations ni normes de régulation. Contemporain du groupe des situationnistes à Paris, et fortement influencé par les idées d’Herbert Marcuse et sa critique du capitalisme, ce mouvement a lancé les White Plans, qui consistaient en des actions publiques d’inspiration dadaïste orientées vers la promotion de formes alternatives et plus poétiques de vie. Ce mouvement précurseur de l’écologie en Europe a choisi la couleur blanche pour la réalisation de son programme politique, en signe de pureté et de rejet de l’orange, symbole de la famille royale de Hollande. Parmi leurs « plans blancs », on trouve le « plan cheminées blanches » (consistant à peindre en blanc les lieux émettant trop de fumée), le « plan femmes blanches » (assistance médicale et pharmaceutique gratuite pour les femmes), ou encore le « plan maisons blanches » (lieux de squat) (Yves, 1988).

Mais le plus célèbre des « plans blancs » fut celui des White Bikes, conçu comme la dernière solution face au « trafic terroriste d’une minorité motorisée ». Le plan se proposait d’expulser les voitures, nocives pour l’environnement, de l’intérieur de la ville, et de les remplacer par des vélos qui seraient mis à disposition gratuitement. C’est ainsi qu’est né le premier concept de vélos publics : à travers une action anti-establishment de dénonciation de l’usage du véhicule individuel privé et une proposition alternative d’organisation de la vie de la ville. Cependant, après une courte période de fonctionnement, le projet fut rapidement interdit par la police, qui dénonçait une incitation au vol36.

Le plan utopique et contestataire a échoué lors de son premier essai. Cependant, l’idée n’est pas morte, et actuellement ce concept planet friendly connaît un nouvel essor sous la gestion de grandes entreprises multinationales expertes dans l’exploitation d’infrastructures de vélos

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Le terme « provo » a été lancé par le sociologue hollandais Buikhuizen pour décrire une génération d’adolescents mécontents du système. Il est né de la fusion des « alternatives politiques » et « artistico- écologistes » (Yves, 1998).

36 Pour une analyse de la relation entre mouvement cycliste, écologie politique et critique radicale de l’industrialisation, voir Lambert, 2004.

en libre-service. Aujourd’hui, le VLS constitue un marché immense, sophistiqué et compétitif, auquel participent des sociétés multinationales, des consultants spécialisés, des gouvernements régionaux, des techniciens et des milliers d’usagers. D’une idée rebelle et radicale, les vélos publics sont devenus une structure transnationale de production et circulation.

Les Verts, pourrait-on affirmer, ont essayé de se positionner dans l’esprit libertaire des promoteurs des White Bikes, des vélos qui roulent libres de tout « intérêt » politique et économique. Pourtant, ce sont JCDecaux et la Ville de Paris qui ont fini par représenter le mieux cet esprit libertaire, mobile et écologique, à travers la dispositif du Vélib’, pour « vélo » et « libre », « liberté » ou « libération ».

L’analyse des origines du dispositif que nous venons de proposer illustre la capacité de récupération de la critique (Boltanski et Chiapello, 1999) écologique de JCDecaux, ainsi que sa puissante capacité de persuasion et l’adhésion que le projet a obtenue grâce à un laborieux travail de justification. De leur côté, les opposants au projet n’ont pas réussi à articuler leur critique et ses justifications. Boltanski et Chiapello (1999) signalent pour qu’une critique devienne valide – et cesse de constituer une simple indignation – celle-ci doit être en mesure de se justifier, de clarifier ses points normatifs face à l’opinion publique. JCDecaux comptait ainsi avec un dispositif de démonstration clair : les vélos en libre-service.Ce furent ces non- humains (les vélos) qui ont permis en grande partie de légitimer et renforcer politiquement le projet. Le pouvoir d’enrôlement du projet ne s’explique pas uniquement par les bonnes « intentions » ou compétences rhétoriques de ses promoteurs, mais surtout par leur capacité à articuler dans leur défense discours et technique, valeurs et objets, politique et matérialité. Autrement dit, la justification du projet Vélib’ s’est renforcée grâce à un travail de démonstration fondée sur une « heterogeneous engineering » (Law, 1987), parvenant à entremêler de multiples registres dans le processus de justification de l’expérimentation.

La récupération des préoccupations morales sur l’écologie par l’entreprise privée a constitué l’un des éléments qui ont le plus indigné les Verts. C’est cette articulation entre économie (JCDecaux) et écologie que les opposants ont tenté de démystifier, en lançant des accusations d’instrumentalisation de l’écologie à des fins commerciales. On pourrait avancer que, pour les éco-critiques, le problème de l’opération Vélib’ tenait au fait de « quantifier »

(dans le sens de commercialiser) une dimension morale (l’écologie) qui n’est ni réductible ni commensurable.

Mais la symétrie « vélos = ville durable » établie par le projet était trop solide pour être moralement démontée par les écologistes. Pour arriver à monter l’opinion publique contre la réalisation du nouveau projet de transport, il aurait fallu déconstruire le couple vélo/ville durable, ce qui impliquait un travail argumentatif et articulation qui n’a pas pu aboutir. D’une certaine manière, le dispositif Vélib’ a trouvé une issue heureuse grâce à ce travail de traduction de la « ville durable », en faisant naître une infrastructure hybride qui rend matériellement visible (des milliers de vélos répartis dans la ville à un euro la demi-heure) le rêve d’un développement urbain durable pour la Ville de Paris.

Cette controverse autour du Vélib’ illustre la manière dont les catégories d’« écologie » ou « ville durable » sont redéfinies et recomposées localement à travers un travail de justification mené par les acteurs mobilisés dans le débat eux-mêmes. La définition de la « ville durable » impulsée par les écologistes, fondée sur une vision morale qui insiste sur la « domestication » du marché privé dans la ville, finit par céder face à celle proposée par l’entreprise privée et la Ville de Paris, qui établit une traduction « biologiste » de l’écologie, dans le sens où l’accent est mis sur des questions comme la qualité de l’air, la santé des personnes, la mobilité et des interactions nouvelles.

La « vision morale » de l’écologie défendue par les Verts dans cette affaire a essayé de rendre visible le risque d’associer l’intérêt privé à des préoccupations écologiques. Si le « développement durable » constitue bien aujourd’hui d’une des tentatives les plus claires de « moraliser l’économie », dans le sens d’un marché plus responsable ou commerce moral (Hache, 2011), les Verts défendaient une position de « purification »37 (Latour, 1997) de la notion d’écologie, c’est-à-dire une conception qui prenne en compte non seulement la finalité (l’écologie), mais aussi les moyens moralement légitimes pour atteindre ce but, alors que la conception « biologiste » de l’écologie qui a prédominé chez les promoteurs du projet

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Le concept de « purification » est utilisé par Bruno Latour pour désigner l’opération qui fonde la « modernité », consistant à séparer en zones ontologiquement différentes les humains d’un côté, et les non humains de l’autre.

s’articule autour des conséquences pratiques de l’écologie. Ici, l’important n’est pas tant les moyens nécessaires que les effets escomptés. Selon cette vision, la légitimité et la véracité d’une action écologique proviennent donc de ses résultats pratiques.

Or, la conception de l’écologie défendue par les promoteurs du Vélib’ s’est configurée au fur et à mesure des débats. De plus, ce furent ces mêmes critiques adressées au projet qui ont permis de le renforcer et de mieux définir ses valeurs et principes, en intégrant les mêmes valeurs au nom desquelles il était remis en question. Boltanski et Chiapello décrivent ce processus comme étant un « désarmement de la critique ». C’est précisément de cette référence permanente à la « grandeur écologique » du dispositif de VLS – qui se croyait immune à toute attaque – que les Verts ont tenté de faire une « political issue » (Marres, 2007) en mobilisant une critique fondée, avant tout, sur l’indignation morale. Cependant, ce travail de « mise en politique » (Barthe, 2006) s’est révélé insuffisant face aux efforts de démonstration matérielle, de mise en mots, d’organisation et de préparation mis en œuvre par les précurseurs de la nouvelle technologie.

Si le Vélib’ circule depuis plus de 5 ans dans les rues de Paris, c’est parce que le dispositif – main dans la main avec le marché et la politique – a réussi à opérationnaliser et mettre en mouvement le souci de développement durable de la capitale38, laissant les traditionnels porte-paroles de l’écologie dans une position d’incompréhension. Les attaques portant sur le caractère néolibéral du projet urbain ont été balayées par l’efficacité du modèle « vélos contre publicité », qui s’est présenté comme une proposition « moralisante » du marché et non pas une forme de renoncement face à celui-ci.

L’histoire que nous venons de rapporter montre que la catégorie « d’écologie » n’est pas un domaine stable et préexistant aux acteurs qui entrent en scène, mais que sa normalisation, provisoire, a nécessité des instances d’explicitation qui ont permis de rendre visibles les points de vue en question. Le Vélib’ n’était pas en soi l’option la plus efficace, mais il est

devenu la plus « adaptée » et « écologique » à travers ce processus de justification mené face à

ses détracteurs. Comme l’ont signalé certains auteurs (Latour, 1989 ; Callon, Lascoumes et

38 En suivant Émilie Hache (2011), nous pourrions traiter cette articulation (entre écologie et marché) comme une forme de « capitalisme vert ».

Barthe, 2001), les moments de divergence provoqués par les controverses offrent des occasions privilégiées pour décrire la manière dont les acteurs remettent en cause et articulent certaines notions apparemment établies dans l’arène publique. L’intérêt de cette controverse ne réside donc pas tant dans la manière dont s’est clos le débat, que dans la manière dont les conceptions de la ville durable et les différentes connaissances situées nécessaires pour équiper la notion d’écologie se sont construites. Autrement dit, s’il nous a semblé pertinent de problématiser la notion d’« écologie » pour comprendre l’acceptation du dispositif, c’est car la notion même d’écologie a été mise à l’épreuve lors de cette expérimentation. C’est la raison pour laquelle avant de déterminer a priori ce qui est politique, économique et écologique, il nous a paru déterminant de proposer un récit du dispositif Vélib’ tel qu’il s’est élaboré afin d’observer la manière dont s’articulent ces catégories, et pourquoi certaines propositions se sont imposées et d’autres non.

Conclusion du Chapitre I : L’inscription des discours urbains