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Les agents en tant qu’explorateurs

Conclusion du Chapitre I : L’inscription des discours urbains dans la ville, ou penser l’écologie urbaine en termes d’assemblage

2.3. L’enquête sur les « pannes naturelles »

2.3.3. Les agents en tant qu’explorateurs

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Cette dichotomie entre constructivisme social et essentialisme technique se retrouve d’une certaine manière dans les différentes interprétations des causes du vandalisme dont souffre le Vélib’, que nous évoquons au début de ce chapitre et qui seront reprises dans la section consacrée au vandalisme. L’interprétation du ressentiment comme explication au vandalisme s’inscrirait dans une position de déterminisme social, alors que la position « publique » de JCDecaux pourrait se situer dans une perspective de déterminisme technique, en expliquant les faits d’incivilité par un manque de connaissance du dispositif.

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L’examen des opérations de réparation et de maintenance montre que le matériel primaire sur lequel les agents doivent intervenir – les pannes – présente un caractère mobile et diffus, discret et progressif, visible et invisible à la fois. Nous pourrions emprunter la notion de « qualité diffuse » de Dewey (1993) pour nous référer à la manière d’agir incertaine et multiple des pannes sur le système Vélib’. C’est justement cette nature fuyante et non standardisée des pannes qui exigent des agents l’adoption d’une posture d’enquête et d’exploration permanente.

Face aux anomalies du système, les agents trouvent sur le terrain des solutions provisoires de manière progressive et toujours dans des situations particulières, en fonction de leur engagement dans le cours de l’action et des interactions, ou plutôt transactions61, qu’ils parviennent à accomplir avec les ressources découvertes dans les circonstances sans lesquels ils s’inscrivent. Les agents se servent également de l’environnement urbain (lieu où se situe la station, moment de journée, type de personnes, etc.) pour réaliser leurs tâches de maintenance et même pour déterminer la nature des pannes.

J’accompagne l’activité d’un agent de maintenance appelé Vincent. Il doit prendre en charge la station numéro 13104, située Quai d’Austerlitz (Fig. 14) face à la Gare du même nom. Il est 8h30 du matin à Paris, l’une des heures de plus grande affluence de clients selon l’agent. La pluie tombe avec une certaine intensité et le froid rend plus difficile la mobilité des mains pour manœuvrer les matériaux. Nous sommes arrivés à la station en vélo, et nous sommes donc relativement réchauffés.

La station du Quai d’Austerlitz est considérée comme grande, avec une capacité de plus de 60 vélos. Vincent travaille à un rythme soutenu, car il sait que les usagers arrivent sans préalable pour prendre les vélos disponibles, et le Chef de Secteur peut également passer à tout moment pour superviser son travail. L’agent consacre à peine quelques instants à répondre à mes questions. Je le vois extrêmement concentré sur la réparation des vélos et la supervision de l’état général de la station. De temps en temps, il communique avec la centrale sur son téléphone portable pour demander le blocage d’une bornette qu’il ne peut pas réparer.

61 Nous empruntons de nouveau le concept de « transaction » à John Dewey (1993) pour insister sur le fait qu’un caractère particulier de l’activité des agents de maintenant réside dans sa forte insertion et continuité avec l’écologie urbaine de la ville. Dewey conçoit l’expérience comme une transaction permanente entre un organisme et son environnement, ce qui permet ainsi de dépasser le dualisme qui tend à penser ces deux entités comme autonomes et indépendantes, et donc de poser l’idée de la continuité ou phases de l’expérience (voir Karsenti & Quéré 2004 et Bidet 2011)

Cependant, des usagers arrivent à la station pour chercher ou déposer des vélos beaucoup plus vite qu’il ne parvient à réparer les vélos. Plusieurs utilisateurs font des petits tests de l’état des vélos avant de les prendre (roues, freins, position de la selle, etc.), avant de placer leurs sacs dans les paniers et de commencer à rouler. Ils nous posent parfois des questions (je suis habillé comme un agent de maintenance) sur l’état des vélos ou d’autres pour la forme, mais en général notre présence passe inaperçue, comme un élément de plus dans l’environnement urbain.

Figure 15 : L’Agent Vincent en train de réparer une chaîne

À un moment je me décide à perturber la concentration de l’agent pour lui demander si ça n’est pas frustrant pour lui de voir que des vélos arrivent et quittent continuellement la station avant qu’il ait pu les réviser.

C’est un travail sans fin, tu vois. Je peux arriver à 5 heures du matin et faire tous les vélos, les laisser nickel, mais après la régulation va passer et va déplacer certains vélos pour les emmener vers une autre station, après des usagers vont partir avec les vélos, ou d’autres clients vont arriver avec des vélos tous pourris. En effet, garder une station propre et nickel, c’est impossible, ou pour ça il faudrait être sûr que tous les vélos sont nickel, mais tu vas toujours trouver une panne différente sur les vélos.

L’hétérogénéité des formes que peuvent prendre les pannes dans une station oblige les agents à adopter une posture flexible et ouverte à tout ce qui peut survenir dans le déroulement d’une situation. À ma question pour savoir si l’on peut savoir quel type d’anomalies on trouvera en fonction des quartiers, la réponse de Vincent est la suivante :

En général, selon la station où je vais travailler, je calcule les pièces de rechange que je dois emmener dans mon sac à dos. Selon le secteur, tu sais plus ou moins quelles pièces seront cassées et lesquelles vont résister. Mais pour la maintenance il n’y a pas de norme, parce que tu peux toujours te trouver face à des problèmes différents, c’est impossible de planifier à l’avance, et le planning, le suivi de maintenance, c’est seulement un guide, parce qu’il y a toujours des choses imprévisibles qui arrivent et en fonction de ce qui passe il faut y répondre, et chaque agent le fera à sa propre manière. (Entretien avec des Agents de maintenance)

Le témoignage que nous venons de retranscrire mérite d’être brièvement analysé. Dans des termes très simples, Vincent fait en quelque sorte référence à la notion d’enquête (inquiry) de Dewey pour se référer à son expérience des pannes. Cette notion d’inquiry permet de comprendre ce rapport entre la présence d’un problème dans le système Vélib’ et la réponse ou la solution que peut mobiliser l’agent de maintenance. Cité par David Stark dans son ouvrage The Sense of Dissonance (Stark 2009: 2) Dewey présente le concept d’enquête comme une situation d’incertitude, où ce que l’on recherche ne peut pas être connu au préalable et émerge plutôt comme le résultat d’une succession d’épreuves de toute sorte :

Il n’y pas au début une situation et un problème, et encore moins uniquement un problème et aucune situation. Il y a une situation turbulente, confuse, difficile, où la difficulté se trouve répandue à travers toute la situation, l’infectant comme un tout. Si seulement nous savions quelle est la difficulté à là où elle se trouve, la tâche de réflexion serait beaucoup plus facile que ce qu’elle est… De fait, nous savons quel est exactement le problème simultanément au moment où nous trouvons une porte de sortie et une manière de le résoudre62.

Les pannes ne constituent pas un problème en elles-mêmes, elles le deviennent seulement lorsqu’elles configurent une situation d’indétermination pour l’action, car il est nécessaire que l’on fasse l’expérience des problèmes pour pouvoir les énoncer (Dewey, 1993). La notion de problème mobilisée par Dewey implique ainsi un épisode de rupture dans l’activité du sujet, une rupture qui amène la personne à rechercher les moyens nécessaires pour clarifier la situation d’indétermination et proposer une solution au problème. Dewey l’indique clairement : « un problème représente la transformation partielle par l’enquête d’une situation problématique en une situation déterminée. (…) Découvrir ce que sont le ou les problèmes qu’une situation problématique pose à l’enquête, c’est être bien avancé dans l’enquête » (Dewey, 1993 : 173). En d’autres termes, pour Dewey une situation problématique, pour laquelle il n’apparaît pas de manière claire de l’aborder, suscite des émotions, et celles-ci sont le moteur du travail d’enquête. Sans problème à résoudre, il ne peut pas y avoir d’incitation à la production et d’exploration de solutions.

62 Traduction propre : « There is not at first a situation and a problem, much less just a problem and no

situation. There is a troubled, perplexed, trying situation, where the difficulty is, as it were, spread throughout the entire situation, infecting it as a whole. If we knew just what the difficulty was and where it lays, the job of reflection would be much easier than it is… In fact, we know what the problem exactly is simultaneously with finding a way out and getting it resolved ».

Il est clair pour Vincent que son objectif principal est que les vélos roulent. Il n’y a là aucune incertitude : plus nombreux seront les vélos qui circulent sans problème, meilleure sera l’évaluation de son travail et de celui de JCDecaux. Cependant, ce qui devient plus confus est le processus par lequel cet objectif peut être atteint, et pour cela il est nécessaire de développer une fine connaissance des anomalies et de leur mode de traitement. Pour Vincent, les solutions aux pannes ne sont pas déterminées par un ensemble de paramètres préétablis, mais comme il l’indique « c’est impossible de planifier à l’avance », ce qui nous renvoie à cette attitude d’enquête63 adaptée au moment donné. Le travail de maintenance de cet agent n’est pas orienté vers la solution à des problèmes strictement définis, mais à des problèmes qui adoptent des formes multiples selon les situations. La vérité d’une panne, sa solution, ne préexiste pas à l’état de choses qui peut survenir, car comme le dit l’agent, « il

y a toujours des choses imprévisibles qui arrivent et en fonction de ce qui passe il faut y répondre ». D’une certaine manière, le caractère diffus des pannes exige que les agents sur

le terrain aient une attitude tolérante à l’ambigüité et une capacité à recombiner les possibilités.

Cette tolérance à cohabiter avec les indéterminations qui provoquent les pannes dans le quotidien des agents se traduit également dans le fait qu’une bonne partie de leur activité est consacrée à des opérations d’ajustement continu, et même, dans certains cas, à de véritables opérations d’innovation. Cette posture pourrait également être décrite par le terme de bricolage (Minguet et Osty, 2010), dans le sens d’une capacité à produire des solutions en fonction de la nature de la panne.

L’un des problèmes les plus courants dans le travail des agents consiste à réparer les pneus crevés. La fréquence de ce type de problème est telle que les agents doivent changer leur pompe à vélo au moins une fois par mois du fait de l’usure dont souffrent ces instruments face à la grande quantité de roues crevées qu’ils doivent gonfler chaque jour. Cependant, ce travail apparemment facile prend en réalité beaucoup de temps car il faut démonter la roue et retirer le vélo de la bornette. Vincent m’explique que ces pannes sont « pénibles », car

63 Le travail de enquête constitue pour Dewey ce mouvement consistant à transformer une situation indéterminée en une situation plus ou moins déterminée qui apporte un « tout unifié » (Dewey, 1993).

bien qu’il s’agisse d’un travail simple en termes techniques, il est nécessaire de trouver la posture adéquate pour réaliser le travail rapidement. Mais il déclare qu’à force de trouver sur le terrain le même type de problème particulièrement désagréable à cause du temps qu’il prend, il a fini par établir un geste technique qui lui permet de réparer une roue dégonflée sans avoir besoin de la démonter. D’après l’agent, grâce à un « petit truc » il gagne énormément de temps.

Figure 16 : Un démonte-pneu dans la bornette d’accroche

La technique développée par l’agent consiste à placer le démonte-pneu entre la lame du vélo et la bornette d’accroche (voir Fig. 16). Ce geste permet à Vincent d’élever la roue de quelques millimètres au-dessus du sol (voir Fig. 17) et d’avoir ainsi un espace suffisant pour poser la nouvelle chambre à air du pneu sans avoir besoin d’enlever la roue. Vincent décrit ce geste comme « une petite innovation qui me permet de gagner du temps et de

résoudre une panne typique que je trouve personnellement pénible ».

Pour l’agent, les activités routinières de son métier (réparation d’un pneu crevé) se présentent dans une certaine mesure comme des occasions dont une innovation peut émerger. Les pannes ouvrent ainsi un espace d’exploration, ou dans les termes de l’agent, un espace pour de « petites innovations » sur le terrain. La maintenance est une activité intimement liée à l’exploration, et dans ce sens, entretenir consiste à apprendre (Brand, 1994).

Le cas de Vincent nous ramène au sujet évoqué plus haut des effets des pannes sur le travail des agents. Il existe des solutions qui ne sont pas encore formulées, ce qui ouvre la possibilité de nouvelles combinaisons et associations. David Stark considère que l’espace privilégié pour l’innovation se trouve dans les zones d’ambigüité et d’indétermination, car ce sont ces lieux ou situations qui poussent les acteurs à recombiner leurs connaissances et techniques. Dans les termes de Stark lui-même : « […] innovation, in this view, involves

bringing together incompatible traditions, we should not expect that the process will be harmonious »(Satrk, 2009:3).

L’émergence de petits actes créatifs à partir des tâches routinières des agents n’est pas totalement déconnectée de la perception qu’à la hiérarchie de ceux-ci. Le Directeur du système Vélib’ à Paris, est conscient que l’on ne peut pas ignorer les opportunités d’apprentissage provenant des opérations qui réalisées sur le terrain par les agents de maintenance.

Les petits travaux que réalisent les agents peuvent paraître insignifiants en comparaison avec la quantité de vélos et de pannes que nous avons sur le terrain, mais lorsque ces interventions sont regroupées, on se rend compte que c’est sur cela que repose le succès du système. (Entretien personnel avec le Directeur du Vélib’)

Il existe une reconnaissance relativement explicite de ce que le caractère diffus des pannes, minimaliste dans certaines situations, ne peut être négligé. Au lieu de chercher à standardiser l’action contre les pannes et des solutions du haut vers les bas (top-down), une attitude d’exploration des méthodes adaptées pour affronter l’expérience sur le terrain est valorisée. L’organisation cherche non pas à éviter mais à tirer parti des situations confuses qui produisent très souvent les pannes afin d’améliorer le fonctionnement du système.

Ce sont les petits mouvements qui comptent, parce que les anomalies peuvent très souvent être minimes et parfois imperceptibles, mais c’est en travaillant sur cela que l’on fait que le système fonctionne. Nous sommes dans une logique où il n’y a pas de petites actions, parce que toutes les actions comptent et aident le système dans son ensemble. (Entretien personnel avec le Directeur du Vélib’)

2.3.4. Les agents de maintenance en tant qu’« oreilles des stations et des