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Controverse et infrastructures de mobilité

Mettre l’ecologie en mouvement Les controverses aux origines du projet Vélib’.

1.2. Controverse et infrastructures de mobilité

S’agissant de l’analyse d’une technologie urbaine, notre travail participe d’un champ de recherche visant à analyser les infrastructures urbaines. Ce champ est aujourd’hui majoritairement structuré par deux approches distinctes. Tout d’abord, un ensemble de travaux porte sur l’exploration des aspects politiques des infrastructures et organisations urbaines (Harvey, 1989 ; Aibar et Bijker, 1997 ; Graham et Marvin, 2003 ; Coutard, Hanley et Zimmerman, 2005). Afin de dépasser l’idée selon laquelle le développement d’infrastructures urbaines est autonome et indépendant des influences extérieures, ces perspectives tentent de mettre en évidence les propriétés politiques inhérentes à ces technologies. Un exemple assez représentatif de ce courant serait le travail de Graham et Marvin (2003), qui défend la thèse selon laquelle les infrastructures urbaines modernes sont de plus en plus étroitement liées à des critères politiques « néolibéraux » relatifs à la manière de gérer et gouverner la ville. Ainsi, les villes deviennent des lieux privilégiés de la « gestion capitaliste », incorporant toujours plus d’acteurs privés dans la prise de décisions urbaines et multipliant les partenariats public-privé (Harvey, 1989). Nous pouvons par exemple citer les travaux d’Aibar et Bijker (1997) sur le rôle des normes et des valeurs politiques dans la conception et la construction du Plan Cerdà pour le district de l’Ensanche à Barcelone. Certains auteurs ont même parlé d’une dynamique de « néo-libéralisation de l’espace urbain » (Peck et Tickell, 2002), en référence aux connexions entre les processus de néolibéralisation et les transformations urbaines. Ils abordent la manière avec laquelle la « doctrine néolibérale » est opérationnalisée concrètement à travers différentes formes de projets urbains fondés sur la suprématie du marché dérégulé (p. 388).

Parmi les études des infrastructures urbaines, un second ensemble de travaux porte sur le

mobility turn, notion qui regroupe des recherches diverses, partageant la thèse de l’entrée

dans une ère de mobilité généralisée. S’attachant à dépasser les analyses statiques (Urry, 2000), ces travaux s’intéressent à la compréhension du type de réalités émanant de l’interaction avec les nouvelles infrastructures urbaines. L’ouvrage de compilation de Sheller et Urry, Mobile Technologies of the City (2006), présente un exemple de ce type d’approches. Prenant le cas de technologies de différentes villes (Hong-Kong, Vienne, Paris, etc.), les auteurs signalent que leur intérêt est d’étudier empiriquement le concept de liquid

s’imbriquent dans la vie quotidienne des individus (Sheller and Urry, 2006:3). Il est possible également de situer dans cette perspective le travail de Georges Amar (2010), qui définit le paradigme de mobilité en tant qu’il est fondé sur la « personne mobile, multimodale et

communicante, co-conceptrice et coproductrice de sa propre mobilité » (Amar, 2010:17).

L’auteur se réfère au dispositif Vélib’ en tant qu’exemple de technologie conçue dans ce nouveau paradigme. Dans cette même ligne, certains chercheurs voient dans l’expansion de ce type d’infrastructures de VLS l’opérationnalisation de la volonté de transiter vers un

« post-car system », en constituant des alternatives de mobilité qui supposent des émissions

de carbone faibles, une redéfinition de la vie urbaine et des formes différentes d’habiter et de partager le déplacement dans la ville (Dennis et Urry, 2009). Ces services « intelligents », qui comprennent également les systèmes de car-sharing, ne produiraient pas seulement une transition vers des environnements urbains plus écologiques, mais aussi une transition, au plan économique, partant de services urbains fondés sur la propriété ou la possession, vers des services centrés sur l’accès. Il s’agit d’un accès géré par des entreprises spécialisées, en charge de la location, la régulation, la maintenance et le recyclage des technologies (p. 97). Les auteurs qualifient ces dispositifs de VLS d’expérimentations d’innovation disruptive, car ils constituent des projets dont on ne connaît pas avec certitude les résultats qu’ils peuvent produire à long terme (p. 94). Les disrputive innovations représentent des expériences qui s’inscrivent dans ce que Dennis et Urry appellent la « post-automobility culture », qui nécessite non seulement des « nouvelles technologies », mais aussi de larges formes d’innovation, incluant des acteurs capables d’expérimenter avec des nouveaux modèles commerciaux, de nouvelles formes d’organisation et des nouvelles conceptions de l’environnement et de la ville (p. 107).

Mais plutôt que d’adopter l’une des deux approches mentionnées ci-dessus comme modèle explicatif pour comprendre le programme de vélos en libre-service, nous essaierons de montrer que ces deux démarches (notamment le mobility turn) se reflètent, indirectement, dans la manière dont le débat associé au projet s’est déroulé. À la manière de certains travaux (Callon, 1999 ; Mondada, 2000, Law and Urry, 2011), nous souhaitons observer, à travers le récit de l’histoire du Vélib’, la façon dont s’imbrique ou se performe le discours académique sur les infrastructures urbaines et l’histoire du système. Ces auteurs s’accordent effectivement à signaler la manière dont les faits scientifiques, les discours et les théories, non seulement circulent dans le monde académique, mais aussi agissent sur le monde qu’ils

décrivent, assemblant des réalités plus ou moins durables. Ce point nous semble central pour notre exploration pragmatiste du récit des origines du programme : nous ne considérerons donc pas l’expérimentation de VLS et l’espace parisien comme des catégories stables, mais bien comme le résultat d’une action compositionnelle pour laquelle se définissent différents types d’objets, associations, représentations et agents.

Nous mettrons donc en évidence le travail effectué par les écologistes (et leurs sympathisants militants du vélo) pour politiser la nouvelle technologie de transport et les catégories qui lui sont associées, face à une autre forme de politique défendue par les promoteurs du service. Via la restitution des justifications (Boltanski et Thévenot, 1991)24 et opérations matérielles qui ont permis de donner vie à la technologie de VLS, nous montrerons que la genèse du Vélib’ a été marquée par la confrontation politique et morale entre différentes propositions sur le caractère durable et écologique du nouveau système. L’hypothèse ici esquissée serait que la stabilisation du projet – et sa « grandeur écologique » (Lafaye et Thévenot, 1997) – est le résultat d’un travail de ses promoteurs pour faire de la nouvelle technologie un objet incontournable et nécessaire au développement durable de Paris, parvenant à neutraliser et internaliser les critiques émises par les opposants au projet.

S’appuyant sur une méthodologie d’étude des controverses (Callon, 1981a ; Barthe, 2010 ; Remy, 2010 ; Lemieux, 2007 ; Yaneva, 2012), nous chercherons dans ce chapitre à situer les origines du Vélib’, à travers l’examen de certaines de phases de définition matérielle et politique du projet. En particulier, nous analyserons les controverses liées aux différentes propositions « écologiques » qui sont nées au moment de la conception du projet, principalement entre les membres du parti des Verts (qui ont formulé un certain nombre de critiques qu’on qualifiera d’« éco-critiques ») et les promoteurs du service. En effet, les travaux s’inscrivant dans le champ de la sociologie des sciences et des techniques ont démontré que les instances de controverses sont particulièrement propices à l’analyse de la manière dont certaines options technologiques (Callon, 1981 ; Akrich, 1987 ; Pinch et Bijker, 1987) scientifiques (Latour 2001) ou d’infrastructure (Graber, 2009) l’emportent sur

24 Nous prendrons la notion de justification de Boltanski et Thévenot (1991) pour nous référer à la capacité des acteurs à s’élever au-dessus des circonstances particulières et à mobiliser des arguments d’ordre moral (p. 237). Tout en prenant au sérieux la parole des acteurs et leurs « impératifs de justification », les auteurs insistent sur le fait que les arguments et preuves mobilisés peuvent être ancrés dans des dispositifs matériels.

d’autres. Cette méthodologie d’étude des controverses nous semble ainsi pertinente pour décrire le processus de « flexibilité interprétative » qu’a suscité l’artefact de transport, et les éléments mis en jeu pour établir une vision « publique » de l’écologie.