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Détour par l’histoire des « points d’attache »

La dégradation du Vélib’ : la configuration d’un problème public

3.2. Préparer et tester l’espace Vélib’

3.2.2. Détour par l’histoire des « points d’attache »

La préoccupation des responsables du Vélib’ à l’acte de « déposer le vélo » n’était en aucun cas injustifiée. Il s’agissait bien d’un fait avalisé par l’histoire, par les « imaginaires techniques » relatifs à ces programmes101. Le geste apparemment anodin de retrait et restitution du vélo se trouve inscrit au centre de l’histoire des programmes de VLS. La trajectoire de cette technologie a été marquée par des modifications successives des mécanismes les plus efficaces pour « obliger » et/ou « discipliner » les usagers pour le retour des vélos. À la différence de l’histoire du vélo qui a plus de 150 ans, l’histoire de ces dispositifs est relativement récente. Intéressons-nous donc, de manière schématique, à

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Patrice Flichy (1995) insiste sur la nécessité d’analyser « l’imaginaire technique » des dispositifs, car à l’origine d’un cadre sociotechnique il y a toujours une série d’idées et de références, qui, bien que n’étant pas déterminantes, constituent des ressources mobilisées par les acteurs pour l’élaboration du dispositif (p.59).

l’évolution de ce « caractère obligatoire » de la restitution du vélo. Nous ne prétendons pas dans cette partie évoquer une histoire systématique des différents modèles de VLS, mais nous nous concentrerons plutôt sur les changements les plus significatifs en matière de sécurité chez ces dispositifs102.

La première expérience de vélos publics est apparue à Amsterdam en 1968. Ce modèle, connu en tant que « White Bikes », fut mis en place par des provos hollandais avec l’idée de faire d’Amsterdam une ville sans voiture (Yves, 1988). Ce mouvement entendait protester contre la structure de la société bourgeoise et proposait des solutions pour créer une ville plus habitable. Les vélos ont été placés dans l’espace public et à la disposition de tous, sans aucune tarification et sans station. Il n’y avait par conséquent pas de « point d’attache » Aucune médiation économique ni matérielle n’obligeait les usagers à rendre les vélos, et il était uniquement fait appel au civisme de chaque personne pour maintenir le programme en circulation. Cependant, l’initiative a très vite dû prendre fin car certains accusaient le projet de promouvoir une forme de désobéissance dans l’espace public, en constatant que chaque utilisateur faisait usage de l’artefact de transport sans autre considération que son propre désir (Furness, 2005). De plus, un nombre important de vols et d’actes de vandalisme avait réduit le contingent de vélos disponibles. (DeMaio 2007 ; Beroud, 2006).

Face à cette expérience considérée par les spécialistes comme un « échec »103 (DeMaio, 2001, Beroud, 2006), est apparue la « deuxième génération » de VLS, faisant cette fois appel à des techniques qui permettent un plus grand contrôle des utilisateurs. Cette deuxième génération apparaît à Copenhague en 1995 avec le programme Bycyklen qui comporte une dimension financière. Une association sociale danoise lança l’idée d’un prêt de vélo en échange d’une caution minimale. Pour éviter les vols, le système de « caddie » (à la manière des « caddies » de supermarchés que l’on déverrouille à l’aide d’une pièce) avait pour objectif d’inciter les usagers à ramener le vélo dans une station pour récupérer la caution. Malgré l’évolution du dispositif, les vélos publics continuèrent à être volés : le

102 Pour une étude exhaustive et comparée des modèles de VLS, voir Beroud (2006) ou DeMaio (2007). 103

Nous utilisons le terme échec entre guillemets car les études STS ont bien montré que la distinction entre réussite et échec est toujours le résultat de stabilisations provisoires et problématiques (voir Pinch et Bijeker, 1987).

coût en cas de non-retour du vélo était encore faible pour les usagers. Le programme ne responsabilisait pas suffisamment les usagers (les utilisateurs gardaient parfois les vélos) et posait de nouveau la question de l’obtention de la restitution du vélo par les usagers.

Le problème du caractère obligatoire de la restitution du vélo se trouve grandement résolu avec l’introduction des nouvelles technologies, avec lesquelles on inaugure une « troisième génération de VLS » (DeMaio, 2001, Beroud, 2006 ; Beroud, & Anaya, 2012). Grâce à la mise en place des technologies, cette génération numérique permet en effet de davantage contrôler les usagers : les pratiques de détérioration et de vols des dispositifs (vélo, stations…) devraient ainsi diminuer, car « la principale avancée est la traçabilité de

l’utilisateur et du vélo emprunté [...] l’opérateur ne se contente pas de réparer les vélos mais il gère informatiquement toutes les données relatives aux usagers et aux différents flux» (Beroud, 2006 : 10). Théoriquement l’incorporation de dispositifs informatisés met

fin à l’usage anonyme des vélos publics et limite ainsi la « désobéissance » des usagers ou les problèmes de vandalisme : pour pouvoir louer un vélo, il faut s’identifier, et le vélo n’est débloqué que si l’usager transmet des informations individuelles au système.

Ce dispositif de « troisième génération » a été adopté pour la première fois en France dans la ville de Rennes en 1997, avec le système Vélo à la Carte, géré par la société Clear Channel104. Mais à partir des années 2000, la troisième génération a été développée sous différentes déclinaisons. Deux technologies principales sont en compétition sur le marché du VLS : le téléphone portable et la carte magnétique (DeMaio & Gifford 2004). Le premier cas se retrouve dans la ville de Berlin avec son modèle de service « Call a bike »105, existant depuis 2002. Le système est soutenu financièrement par l’opérateur de transport ferroviaire Deutsche Bahn106 et l’usager se sert de son téléphone portable pour obtenir un code de déverrouillage du vélo. Ce service offre comme particularité la possibilité pour l’usager de déposer le vélo au plus proche de sa destination, l’appel téléphonique de restitution pouvant être émis de n’importe où. Le client paye, par location,

104 C’est la multinationale Clear Channel, dans la ville de Rennes avec “Vélo à la Carte », qui a mis en place pour la première fois le modèle « vélos contre publicité ». Ce concept a été développé par JCDecaux avec l’abribus, puis ensuite réappliqué au système de vélos en libre-service.

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http://www.velov.grandlyon.com/Deposer-le-velo.8.0.html 106

deux communications téléphoniques (pour prendre le vélo puis pour le rendre) en plus du coût d’usage (5 € de prépaiement et sans caution).

Sans aller plus loin, les experts de la Ville de Paris s’étaient déplacés personnellement à Berlin pour observer le fonctionnement de Call a bike avant de proposer le Vélib’107. Cependant, leur diagnostic a été négatif : non seulement ce programme a été considéré comme un échec en termes de nombre d’abonnés, mais il ne parvenait à discipliner les utilisateurs (nombreux étaient ceux qui laissaient les vélos en dehors de la ville de Berlin). Et s’il s’agissait d’un désordre total à Berlin, cela aurait été pire à Paris108.

L’autre type de dispositif est celui avec carte magnétique ou lecteur de vélo, système actuellement utilisé par Vélib’ et la majorité des villes du monde dotés d’un service de VLS. Il est obligatoire dans ce cas d’avoir des stations où les usagers viennent s’identifier. L’accès au service nécessite donc un enregistrement préalable. Dans le cas du service Vélib’, si le vélo n’est pas restitué dans les 24 heures, une caution de 150 € ou moins est encaissée en fonction du degré de détérioration, du temps de disparition et des circonstances (vol forcé ou négligence). Les « conditions générales d’accès » (2012) du Vélib’ établissent ce qui suit : « L’Utilisateur s’engage à retirer et restituer le Vélo dans les

délais de la Durée d’Utilisation Continue Autorisée. L’Utilisateur accepte par avance que tout manquement à cette obligation donnera droit à SOMUPI au prélèvement d’une pénalité forfaitaire de 150 € maximum »

L’architecture du réseau s’appuie sur les composants suivants : des stations (qui désignent l’emplacement où il est possible de louer ou déposer un ou plusieurs vélos) composées d’une bornettes (support physique auquel un seul vélo peut être rattaché et stationné jusqu’à̀ la prochaine location, et muni d’un mécanisme de verrouillage du vélo et d’un lecteur de carte à puce) et d’un ou plusieurs vélos (à disposition sur le domaine public).

107 La Ville de Paris avait demandé une enquête sur les systèmes de vélos en libre-service dans les villes d’Europe. Les personnes responsables de cette étude furent Didier Couval et Mathieu Firling, ce dernier étant aujourd’hui chargé du projet AutoLib.

108 Entretien personnel avec Didier Couval, 16 Février 2010. Chargé de mission Vélib’ de l’époque. Aujourd’hui à la Direction de la voirie et des déplacements

Les deux entreprises leaders sur le marché mondial des vélos en libre-service, les multinationales JCDecaux et Clear Channel, ont réussi à populariser leurs systèmes grâce à ces technologies de pointe, et à travers un modèle de business plan fondé sur le principe « vélos contre publicité » : l’entreprise se charge de la gestion et la maintenance du système de transport, et en échange la municipalité d’implantation lui remet les droits d’exploitation des espaces publicitaires de la ville.