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Ce travail de recherche s’organise en cinq chapitres visant à comprendre différentes dimensions de l’infrastructure Vélib’. Plutôt que de faire un récit linéaire, nous nous proposons de mener une exploration permettant de découvrir cinq « couches » relativement autonomes du dispositif, et qui donnent à voir différents problèmes, interrogations et formes d’action de cette expérimentation. Chacune d’elle sera centrée sur un aspect ponctuel, un mode d’existence particulier du service de transport. Enfin, chacune de ces « couches » cherchera à comprendre les ressorts pratiques de ce processus d’expérimentation, ainsi que les savoirs et opérations qui assurent sa permanence.

Dans une première partie (Chapitre I), nous présenterons un récit des origines de l’élaboration de l’infrastructure, à travers la description des controverses qui sont nées au moment de sa conception. Cette section permettra d’observer les efforts politiques, conceptuels et matériels mis en œuvre pour inscrire le nouveau dispositif dans la capitale, et d’un autre côté, les résistances de ses détracteurs qui ont cherché à empêcher que Paris soit intervenue par ce type d’expérimentations gérées par des intérêts privés. Ce sera par conséquent l’occasion de nous plonger dans les discours, épreuves et démonstrations qui justifiaient l’instauration du programme, et les définitions et exigences auxquelles le service devait répondre. Nous verrons que la délégation de ce service public entre les mains de JCDecaux (le contrat correspondant ayant une échéance de dix ans à l’issue de laquelle un appel d’offre devra de nouveau être effectué) a ouvert une série de questionnements sur la nature et les effets du programme. La réalisation d’un projet urbain constitue toujours un

agencement indissociable du social, du politique et du technique, mais c’est à la fois une composition qui requiert des processus de justification et d’enrôlement. À travers ce récit des origines et des controverses liées aux différentes propositions écologiques et de ville durable qui ont vu le jour au moment de la conception du projet, nous pourrons observer les cosmologies urbaines débattues dans ce processus visant à faire de Paris une « bike city ». Nous mettrons en lumière la manière avec laquelle le dispositif de VLS a opérationnalisé les catégories qui le sous-tendent, montrant ainsi que la définition de ces catégories a été le résultat de processus de démonstration, débat et justification. En d’autres termes, ce chapitre décrira l’expérience Vélib’ dans la phase d’installation et de description du projet et de la réalité sur laquelle il devait intervenir, et permettra ainsi de soutenir que la relation entre le dispositif et la réalité qu’il décrit/sur laquelle il agit n’est pas donnée, mais constitue le produit d’un travail de composition à travers lequel s’articulent théories et technologies, représentations et usages, politiques et discours, marchés et écologies urbaines.

Le Chapitre II sera ensuite consacré à l’étude de la maintenance de l’expérience Vélib’, et portera principalement sur le rôle de médiateurs et d’enquêteurs que jouent les agents de maintenance afin de produire et reproduire le système. Nous nous intéresserons particulièrement ici à la nature et aux effets des pannes que connaissent les vélos, et au travail minutieux nécessaire pour identifier à temps ces dysfonctionnements. Le caractère confus, instable et très souvent invisible des pannes (aussi bien « sociales » que « techniques ») engage les agents à déployer des formes d’enquête et d’investigation sur la nature du dispositif, ce qui implique des processus d’association et d’attention, de délibération et d’expérimentation. Tout en montrant ces opérations quotidiennes de maintenance, nous analyserons la capacité des agents à ajuster le dispositif à son environnement et vice versa, et ces mêmes opérations nous conduiront à parler de « scripts en action » grâce à la capacité des agents à déplacer et ajuster le programme d’action du dispositif sur le terrain. En effet, ces derniers, dans la pratique de maintenance du système elle-même, proposent de nouvelles définitions de l’action du dispositif et des usagers, de l’environnement urbain et de leurs interconnexions, ce qui constitue une ressource d’une grande utilité pour l’amélioration et adaptation du dispositif. À travers la restitution ethnographique des différentes formes avec lesquelles les agents définissent une situation problématique, identifient et comparent les pannes, caractérisent et décrivent les mauvais

usages, élucident et résolvent les problèmes, il sera démontré que ces acteurs deviennent des expérimentateurs en situation, capables de remettre en question certains protocoles d’action et d’en proposer d’autres plus adaptés au comportement réel du service. En s’engageant dans cette activité d’exploration, les agents non seulement font émerger de nouveaux problèmes invisibles pour les hauts dirigeants du service, mais aussi redécrivent et mettent en pratique de nouvelles actions et lignes d’action essentielles à la maintenance du service.

Dans un troisième temps, le Chapitre III explorera la dynamique de cadrage/débordement qu’a établie le programme face au problème du vandalisme. Il s’agit-là d’aborder une situation limite : le projet s’est vu fortement déstabilisé par une prolifération, sans précédents dans l’histoire des programmes de VLS, des actes de vandalisme et de dégradation des vélos. Et la principale source de débordement provenait du composant chargé de contrôler le contingent d’usagers, à savoir la lame. Dans ce chapitre, nous analyserons l’évolution sociotechnique de cette pièce face à la nécessité de la rendre plus résistante, et les différentes connaissances qui ont été développées pour parvenir à une plus grande stabilité et une adaptation à l’écologie de la ville. De sorte que les interrogations morales quant aux meilleures manières de discipliner les usagers afin qu’ils rendent les vélos et de combattre les actes de désobéissance et vandalisme seront analysées à travers cette pièce et les effets qu’elle génère. Chaque évolution de la lame n’a pas seulement inauguré un nouvel espace de débordement et réinterrogation, mais elle a aussi apporté de nouvelles connaissances sur l’écologie urbaine. La lame instaure non seulement de nouvelles formes de réexamen de la résistance du dispositif, mais aussi de nouvelles méthodes d’enquête dans les situations problématiques. Le rôle pédagogique et épistémique adopté par cette pièce servant à l’accrochage des vélos sera mis en relief, en montrant comment elle est devenue un témoin sûr des formes d’interaction du dispositif avec son environnement. Le caractère expérimental qu’embrasse le service dans son mode d’évaluation de la lame la plus optimale pour le fonctionnement du système d’accrochage ne conduit pas à un état d’indétermination passive, mais à un régime d’enquête productif qui le place dans une posture de mise à jour et investigation constantes. Il sera fait la démonstration de la grande capacité des responsables à expérimenter des solutions provisoires, à lancer des explorations et alertes permanentes « en plein air » dans le but de renforcer la robustesse de la technologie.

Dans le Chapitre IV, nous nous pencherons sur la vie sociale des stations Vélib’, et plus particulièrement sur l’articulation entre le travail de régulation des stations et le type de ville que cette pratique produit. Nous montrerons ainsi que l’activité qui consiste à réguler les flux de vélos par stations (équipée de multiples matériels et savoirs) constitue également une manière de produire une ontologie de l’espace, une façon de concevoir les entités et les forces qui forment la ville. Autrement dit, l’organisation de la régulation des stations coproduit une manière de concevoir l’écologie urbaine de la ville. À travers l’analyse des différentes expériences et stratégies mobilisées pour améliorer la régulation, nous chercherons à mettre en lumière le caractère fragile et incertain du réseau de stations, et l’apparition d’une conception de l’espace urbain hétérogène, fondée sur une gouvernance qui assume la coexistence des différentes entités en tant que principe constitutif. En analysant le déplacement qu’expérimente le système, depuis une régulation fortement centralisée vers une autre qui délègue une plus grande responsabilité aux savoirs et pratiques des agents de régulation sur le terrain, ce chapitre montrera comment, peu à peu, une autre cosmologie de l’urbain s’est installée, plus complexe et ouverte à l’incertitude que celle prévue initialement. Nous décrirons les épreuves, justifications et expériences qui ont amené à effectuer ce revirement (que nous appellerons « dé-laboratorisation ») et les effets pratiques de celui-ci sur la manière de concevoir le fonctionnement du dispositif et le travail de normalisation du réseau. L’analyse systématique des agents de régulation sur le terrain nous permettra ainsi de territorialiser la notion de réseau urbain, en la situant dans le champ de l’expérience concrète et sensible, où le ressentir des agents in situ importe plus que les formalisations abstraites. Ce chapitre soulignera finalement une forme d’agencements singulière produite par le Vélib’ et ses flux (différente de celle d’autres moyens de transport comme le métro ou le bus), en lien indissociable avec la ville que décrit/crée l’activité de régulation.

Enfin, le Chapitre V traitera des pratiques de réparation des vélos à travers une observation systématique des ateliers du Vélib’. Il s’agira de reconstruire le parcours que doivent emprunter les vélos pour obtenir le statut de « vélo conforme » qui leur permet de retourner sur le terrain. À travers un examen détaillé du type d’expertise mobilisée par les mécaniciens, nous ferons apparaître que cette activité est indissociable d’un travail de lecture et visualisation des traces biographique des vélos. À travers leur travail de

classification, mais aussi de réparation, les mécaniciens développent des méthodes d’exploration et créent un véritable « observatoire sémiologique » qui permet de rendre intelligibles et visibles des aspects liés au fonctionnement du programme. Ce chapitre se penche sur la question de la réparation en tant que travail sur les traces matérielles : en effet, dans les ateliers, ce ne sont pas usagers qui parlent des vélos, mais les traces que comportent les vélos qui traduisent le monde des usagers. Nous analyserons cette forme d’expertise particulière liée à l’absence des usagers dans les ateliers, et à partir de laquelle les mécaniciens élaborent des représentations et récits relatifs à la vie sociale du dispositif. Ainsi, nous verrons que les pratiques locales de restauration des vélos doivent tenir compte d’une série de contraintes liées non seulement à la consistance et la biographie de l’artefact, mais aussi aux usagers imaginaires, dans leur rapport tant esthétique que pratique à la technologie (sécurité, confort, etc.). Ces contraintes de réparation – qui s’ajoutent aux exigences imposées par la Ville de Paris au service géré par JCDecaux – doivent être réarticulées et opérationnalisées dans les formes concrètes (protocoles d’examen gestes, conversations, etc.) avec lesquelles les mécaniciens affrontent le travail de mise en état et mise aux normes de vélos. À travers une description systématique de cette expertise et de ses modes de coordination (fondée sur des protocoles de simulation et d’induction, de mise en récit, de lecture de traces, de test de pièces, de projection, etc.), nous établirons comment la réparation (et les divers tests déployés dans les ateliers) participe d’un processus d’auto- description du système et à la fois de vérification des conditions de sa maintenabilité. Nous verrons ainsi que le problème présenté par les ateliers n’est pas tant l’absence des usagers que les multiples dispositifs qui sont développés pour produire des représentations des clients passés et futurs.

Chapitre I

Mettre l’ecologie en mouvement. Les controverses aux