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La méthode de lecture de Wolff

La physicalisation de la monade chez Christian Wolff

I. La méthode de lecture de Wolff

Ni transposition systématique et aveugle de la philosophie de Leibniz, ni rupture nette et définitive avec le leibnizianisme, la théorie de la substance, chez Wolff, procède d'une lecture claire et assumée de la substantialité telle qu'elle est conçue par Leibniz. Nous nous attacherons d'abord à déterminer les principes qui guident cette lecture.

En premier lieu, un principe de sélection est à l'œuvre. La sélection porte sur les termes dont la philosophie démonstrative de Wolff peut user. Le principe est mis en œuvre concrètement dans les Prolégomènes de l’Ontologia, lorsque Wolff caractérise son propre rapport à la philosophie scolastique. Il affirme alors que certains termes scolastiques peuvent être « retenus » (§11) à la condition qu'une signification claire y corresponde qui justifie leur usage philosophique. De plus, l'incorporation des concepts issus de la scolastique dans l'ontologie de Wolff n'est possible que sous la condition de la clarté des éléments repris :

§12 : Si les termes des scolastiques et leurs définitions insuffisamment exactes étaient retenus mais pas plus exactement définis, la philosophie première des scolastiques ne serait pas réintroduite. La philosophie des scolastiques n'a pu se libérer des termes qu'elle utilise ni de ces définitions moins exactes et des propositions mal déterminées. Ainsi, celui qui retient les termes des scolastiques, mais définit plus précisément leurs définitions insuffisamment précises, celui-là ne fait pas de la philosophie scolastique, mais amende plutôt sa partie principale (…) [nous traduisons].

N'est ainsi repris dans la philosophie de Wolff, ici en particulier dans son ontologie, que ce qui est susceptible d'une définition exacte. De fait, c'est l'intégration des termes scolastiques encore obscurs, ou dont la définition n'est pas suffisamment exacte, à la trame démonstrative de l'Ontologia, qui permet l'exactitude des définitions. En ce sens, une telle intégration a l'avantage de « retenir » ce qui, dans la philosophie scolastique, est susceptible de participer à l’élaboration d’une doctrine de l'être en général, en même temps qu'elle « l'amende » en la dotant d'une assise conceptuelle démonstrative qui en précise le sens. L'incorporation de la

18 Une étude systématique de la réception de Leibniz chez Wolff devrait intégrer à son corpus, outre ces textes, la correspondance entre les deux auteurs et le texte des Principia Dynamica (1728). Elle devrait en outre s'interroger, non seulement sur les questions concernant la substance et la dynamique, mais aussi sur celle de l’importance, reconnue par Wolff, de la logique de Leibniz. Sur ces deux derniers points, on consultera respectivement A-L Rey, « Diffusion et réception de la dynamique. La correspondance entre Leibniz et Wolff », Revue de Synthèse. [Leibniz, Wolff et les monades. Sciences et métaphysique] », 2007, 128 (3-4), 279-294, et C. Leduc, « Les Meditationes de Leibniz dans la tradition wolffienne », dans Archives de philosophie, 2013/2, T.76, 295-317.

conceptualité scolastique de l'être constitue ainsi tout autant une reprise qu'une détermination plus exacte de celle-ci.

Ce rapide détour par l'étude de la manière dont Wolff use de la philosophie scolastique19 n'est pas gratuit. Car, Wolff admet lui-même qu'il traite Leibniz de la même manière qu'il se comporte avec les scolastiques : « J'ai utilisé les principes de Leibniz, lorsqu'ils étaient cohérents avec les autres principes et que leur vérité m'était évidente, de la même manière que pour les scolastiques et les autres (...) ».20 Ainsi, qu'il s'agisse d’évaluer des éléments théoriques scolastiques ou leibniziens, c'est une même méthode de lecture qui s’applique. Wolff sélectionne les énoncés en fonction de leur capacité à être traduits en définitions rigoureuses ou à être entièrement démontrés. En réalité, c'est ici le critère même de la scientificité qui sert de principe de sélection. L'ontologie, à laquelle appartient l'étude de la substance simple, est une science constituée « d'affirmations prenant l'aspect de démonstrations » et n'avance dès lors aucune proposition qui ne le soit « démonstrativement » (Ontologia, §2).

Une conséquence directe de cette méthode de lecture est le démantèlement possible des doctrines dont certains éléments seulement sont susceptibles d’une reprise. « Il peut se produire que celui qui enseigne la philosophie selon la méthode philosophique n'adopte pas la pensée d'autrui en son entier mais seulement quelque partie de celle-ci », thématise Wolff dans le Discours préliminaire (§160).21 La sélection a dès lors un double effet sur les éléments intégrés. D'une part, ceux-ci se trouvent démontrés et par là éclairés.22 Mais, d'autre part, ce processus, en discriminant précisément ce qui peut être démontré et éclairé d'une doctrine de ce qui ne peut pas être repris, produit en même temps l'isolement de ces éléments du reste de leur contexte théorique d'origine. Appliquée à la philosophie de Leibniz, cette méthode de sélection conduit à distinguer ce qui, dans le texte leibnizien, est susceptible d'une

19 Pour une étude plus approfondie des rapports de Wolff avec les scolastiques, voir J. École, « Des rapports de la métaphysique de Wolff avec celle des Scholastiques », dans Autour de la philosophie wolffienne, ouvrage cité, 55-69.

20 Nous traduisons : « Usus sum principiis Leibnitii, quand ceteris erant consona et veritas mihi patebat, quemadmodum scholasticorum et aliorum (...) » Philosophia moralis sive Ethica…, part. V, Halle et Marbourg, 1753, Praefatio, p.8-9. Cité par J. École dans Nouvelles études et nouveaux documents photographiques sur Wolff, ouvrage cité, p.149.

21 Wolff, Ch. Philosophia rationalis sive Logica, methodo scientifica pertracta et ad usum scientiarum atque vitae aptata. Praemittitur discursus praeliminarie de philosophia in genere, Francfort et Leipzig, Renger, 1728. Dans la suite, nous citerons selon la traduction de Th Arnaud, W. Feuerhahn, J-F. Goubet et J-M Rohrbasser, Discours prélimnaire sur la philosophie en général, Paris, Vrin, 2006.

22 « Si quelqu'un enseigne la philosophie selon la méthode philosophique, il peut faire en sorte que ce qui a été dit par d'autres soit compris plus clairement, soit amené à une certitude plus grande et que soit vue avec netteté sa liaison avec les autres vérités. » Discours préliminaire, §161.

démonstration rigoureuse, et peut donc être exposé avec clarté, de ce qui, au contraire, demeure obscur et doit être rejeté. Or il est décisif que, dans ces passages à teneur méthodologique du Discours préliminaire, Wolff envisage justement l'exemple de la théorie leibnizienne de la substance pour préciser son propos :

« Leibniz juge que les éléments des choses matérielles sont les monades, ou substances simples, qui jouissent de la force limitée de se représenter l'univers. Quelqu'un peut admettre que les substances simples sont les éléments des choses matérielles, il peut même leur attribuer la force par laquelle elles sont modifiées continûment ; il n'est pourtant pas besoin qu'il reconnaisse en elles la force de se représenter l'univers. En effet, celui qui concède que quelque étant se ramène à un certain genre n'est pas tenu d'accorder à autrui qu'il relève de quelque espèce donnée contenue sous ce genre, puisqu'il est plusieurs espèces d'un même genre. »23

Sont donc susceptibles d’une reprise dans le cadre d'une trame démonstrative (c'est-à-dire scientifique) l'assimilation des substances simples aux éléments des corps, de même que le fait de les douer d'une force propre de changement. Au contraire, la thèse de la représentation universelle du monde, c'est-à-dire l'attribution de la perception à chaque substance, n'appartient pas au domaine de ce qui peut être retenu. Il faut ici noter avec précision l'argument qui fournit l'occasion de ce rejet : Wolff fait de la perception une différence spécifique à l'intérieur du genre des substances simples. Ce qui pose problème, c'est la généralisation indue du modèle de la substance perceptive à tout type de substance simple.

Dans le refus de cette généralisation tiennent à la fois les allégations de Wolff selon lesquelles il s'éloignerait de Leibniz, ainsi que les fondements d'une distinction nette de la part des commentateurs entre les théories leibnizienne et wolffienne de la substance. Pourtant, si l'on s'attache à identifier ce qui est repris par Wolff, c'est-à-dire la détermination générique de toute substance selon la simplicité et la force propre de changement, on constate que ces deux attributions (auxquelles nous ajouterons la différenciation des êtres simples par leur état interne dans la suite) ressortissent bien de la théorie leibnizienne de la substance. Autrement dit, la détermination générique de la substance est déjà héritée de Leibniz, quoique Wolff refuse l'abus de la généralisation d'une de ses déterminations spécifiques. C'est bien, ici, des positions leibniziennes différentes par rapport à la substantialité qui sont envisagées et distinguées par Wolff. Dès lors, dans ces passages, Wolff semble moins « trahir » Leibniz que s’accorder avec une partie de sa conception de la substance : la catégorie générique de substance est bien construite à partir d’un matériau leibnizien.

23 Ibid., §160.

Wolff procède ainsi à une lecture assumée et consciente de la théorie leibnizienne de la substance. D’ailleurs, la sélection des termes et des concepts leibniziens susceptibles d’une reprise s’accompagne d’une sélection des textes sur lesquels insiste particulièrement Wolff.

Étant donné l'illégitimité de la thèse d'une perception universelle de toute substance, selon Wolff, on ne s'étonnera pas de constater que les références au texte des Principia philosophiae (la Monadologie latine)24 se cantonnent aux trois premiers paragraphes du texte, où est démontrée la simplicité de toute substance, c'est-à-dire avant l'assimilation par Leibniz de l'état interne des monades à un état perceptif.25 Étant donné, en outre, que la détermination générique de la substance comprend l'attribution de la force, on ne s'étonnera pas non plus de constater, au rang des textes cités par Wolff, que le corpus dynamique tient une place privilégiée. Annonçons d’ores et déjà que le Specimen dynamicum26 lui fournit la référence la plus constante. De même, nous le verrons se rapporter au De primae philosophiae emendatione et de notione substantiae ainsi qu'au De ipsa natura.27 Ce rapide état des lieux permet ainsi d’identifier plus particulièrement les textes qui traitent directement de dynamique (comme le Specimen dynamicum) ou ceux qui en tirent les conséquences sur le plan substantiel (De ipsa natura, De primae philosophiae emendatione et de notione substantiae) comme le matériau principal utilisé par Wolff pour construire sa théorie de la substance. C’est à la reconstruction de celle-ci que nous nous attacherons désormais.

24 Les commentateur.ices hésitent à attribuer cette traduction à Wolff ou à Hansch. Pour des arguments en faveur de l'attribution à Wolff, on consultera A. Lamarra, « contexte génétique et première réception de l a Monadologie. Leibniz, Wolff et la doctrine de l'harmonie préétablie », dans Revue de synthèse [Leibniz, Wolff et les monades. Science et métaphysique.], ouvrage cité, 311-323. Il n'est pas besoin pour nous de trancher cette question puisque, de toutes manières, Wolff a connaissance du texte et le cite.

25 Assimilation qui a lieu au § 14 de la Monadologie. GP, VI, 608-609.

26 Wolff avait accès à la première partie du texte : Specimen Dynamicum, pro admirandis natura legibus circa Corporum vires et mutuas actiones detegendis, et adsuas causas revocandi, Autore G. G. L., Acta Eruditorum, publicata Lipsiae, Avril, 1795, 145-157. Le texte est disponible dans Essais scientifiques et philosophiques, I, 357-369.

27 G. L. L. De primae philosophiae Emendatione, et de notione substantiae. Acta eruditorum, Mars, 1694, 110-112. [GP, IV, 468-470]. Et G.L.L De ipsa natura, sive de vi insita, actionibusque creaturarum ; pro Dynamicis suis confirmandis illustrandisque, Acta eruditorum, Septembre, 1698, 415-440. [GP, IV, 504-516]. Ces deux textes, sont disponibles en version bilingue dans : Leibniz. Opuscules philosophiques choisis. [trad. Schrecker], Paris, Vrin, 2001 [pour la version bilingue].