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Leibniz et son système

Q UATRIÈME CHAPITRE

I. Leibniz et son système

La critique du « système des monades » menée par Condillac dans son fameux Traité des systèmes hérite d'une histoire complexe. Nous proposons de décomposer cette histoire en ses deux traditions principales, avant d'analyser la manière dont Condillac construit8 à partir de celles-ci la figure d'un Leibniz systématique et métaphysicien.

Fontenelle et Jaucourt : de l'ethos universaliste au projet systématique

L'Éloge de M. Leibnitz est un modèle de la pratique institutionnelle de l’éloge dans les académies du 18e siècle.9 Jalon capital pour la réception du penseur de Hanovre, il inspire très largement Diderot pour son article sur Leibniz dans l'Encyclopédie.10 Ce dernier va en effet jusqu'à recopier des passages entiers du texte fontenellien. De la même manière, la Vie de Mr.

Leibnitz, biographie donnée par Jaucourt en préambule d'une édition des Essais de théodicée, a connu une importante diffusion au 18e siècle.11 Or, ces deux textes ne procèdent pas, pour ainsi dire, conceptuellement : il ne s’agit ni de commentaires du texte leibnizien, ni d’exposés théoriques de sa pensée. Leur régime discursif n'est pas immédiatement philosophique.

Pourtant, la pensée de Leibniz, particulièrement sa philosophie naturelle et sa métaphysique, y sont traitées et présentées, via le prisme des genres épidictique et biographique. Ainsi l'éloge institutionnel tel qu’il est pratiqué par Fontenelle répond-il à des attendus rhétoriques, politiques et scientifiques précis : les modalités de ce type de discours à valeur laudative imposent, non pas seulement de présenter de manière objective la vie du savant dont on fait l'éloge, mais bien d’inscrire l'auteur loué dans une histoire scientifique en construction. Le régime discursif informe la figure du savant disparu, en la replaçant dans le cadre de l'institution de l'Académie Royale des sciences et de son projet. De même, le texte de Jaucourt,

8 « Construction » ne désigne pas sous notre plume une invention stricto sensu, mais plutôt un réarrangement de matériaux disponibles.

9 La recherche s'est aujourd'hui saisie de cet objet d'étude. Voir le colloque organisé à l'ENS de Lyon

« Éloges de l'Académie royale des sciences, 1699-1740 », co-org. S. Audidière et F. Pépin, Lyon, 16-18 octobre 2014.

10 Voir S. Audidière : « Une philosophie 'conciliante, paisible et secrète' ? L'article 'Leibnitzianisme' de Diderot et L'Éloge de M. Leibnitz de Fontenelle », dans Leibniz et Diderot. Rencontres et transformations, [C. Leduc, F. Pépin., A-L. Rey et M. Rioux-Beaulne, dir.], Presses de l'Université de Montréal, Vrin, 2015, 173-190.

11 Ainsi l'éditeur d'une réédition du texte en 1760 nous avertit-il que le texte « est un morceau connu depuis longtemps par le débit qu'il a eu, et par la traduction latine qu'on en a faite en Allemagne ». À notre connaissance, le texte a connu trois éditions : en 1734, 1747 et 1760. Nous référerons ici à la première édition.

revendiquant pour sa part une intention biographique, procède de façon historique. C'est donc toujours via une histoire intellectuelle12 reconstituée que les éléments philosophiques de leibnizianisme sont présentés. Nous nous sommes par ailleurs intéressés à la manière dont les régimes discursifs propres à ces textes induisaient la possibilité d'une pluralité d'interprétations de la pensée de Leibniz.13 Ici, on mettra l'accent sur la façon dont ils traitent l'idée de sa systématicité.

Or, chez Fontenelle, on ne trouve pas à proprement parler la thèse selon laquelle l'œuvre de Leibniz se présenterait sous la forme d'un système. Néanmoins, en dressant le portrait moral d'un homme de science, Fontenelle insiste sur l'esprit universel de Leibniz, qu'il amalgame à un esprit de conciliation, parfois aussi nommé « esprit de système. » Dans cette perspective, l’Éloge produit d’abord l'intégration du philosophe de Hanovre à la communauté des savants. Fontenelle mentionne la précocité de Leibniz en insistant sur les formidables capacités de lecture du jeune homme. D'emblée, Leibniz est ainsi présenté comme érudit, c'est-à-dire intégré à l'ensemble de la tradition savante européenne, ayant hérité d'« une grande bibliothèque » grâce à laquelle il lit « avec ordre, poètes, orateurs, historiens, jurisconsultes, philosophes, mathématiciens, théologiens » [Éloge, p.377]. La liste des différents domaines auxquels s'applique l'intérêt du jeune Leibniz se présente en même temps comme l'énumération hyperbolique des faits d'armes d'un héros en devenir. Ce type de procédé rhétorique sera constant dans l'ensemble de l'Éloge, où Fontenelle expose aux lecteur.ices les merveilles du jeune philosophe, génie inégalable :

« Cette lecture universelle et très assidue, jointe à un grand génie naturel, le fit devenir tout ce qu'il avait lu. Pareil en quelque sorte aux Anciens qui avaient l'adresse de mener jusqu'à huit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les Sciences. » [Idem.]

La comparaison ne passera pas inaperçue : elle est citée par Jaucourt [VL, p.130], puis reprise p a r Diderot dans l'article « Leibnitzianisme, ou philosophie de Leibniz. » Le portrait de Leibniz en génie à la lecture universelle passe par l'énumération de qualités rendues extraordinaires par le style épidictique, préparant l'introduction de la figure d'un grand scientifique. La même logique est d'ailleurs à l'œuvre lorsqu'est mentionné le « commerce de lettres prodigieux » [Éloge, p.416] entretenu par Leibniz, ou lorsque Fontenelle évoque avec

12 F. Pépin montre que l'histoire intellectuelle doit être considérée comme l'élément structurant du texte de la Vie. « Jaucourt historien du savoir dans La vie de Mr. Leibnitz » in Le Chevalier de Jaucourt, l'homme aux dix-sept milles articles, [Sous la direction de G. Barroux et F. Pépin], Paris, Société Diderot, p.32.

13 Voir G. Coissard, « La philosophie de Leibniz au prisme de l'histoire intellectuelle » , Dix-Huitième Siècle, n.50, 2018, p.471-489. Cette section reprend ce travail antérieur sous une nouvelle perspective.

admiration sa méthode de travail et son extraordinaire mémoire14 : de la lecture ogresque, de la correspondance abondante et des capacités mnémotechniques, au trait de caractère, un passage s'opère subrepticement entre les éléments biographiques et la description de l'ethos du jeune philosophe. L'intégration de Leibniz dans une tradition savante consiste moins dans l'énumération des événements d'une vie qu'en un moyen rhétorique servant l'éthopée et préparant la compréhension de son projet philosophique.

Or, l'intégration de Leibniz à la classe très générale des savants produit déjà une certaine interprétation de sa philosophie, ou du moins de l’esprit qui l'anime. Ainsi, la lecture universelle du jeune Leibniz correspond-elle, sur le plan philosophique, à un esprit de conciliation : c'est pourquoi, après avoir constaté que « M. Leibniz avait tiré ce fruit de la grande lecture, qu'il en avait l'esprit plus exercé à recevoir toutes sortes d'idées » [Éloge, p.390], Fontenelle fait une remarque sur l'ambition du jeune homme de concilier philosophie aristotélicienne et philosophie corpusculaire : « Ce n'est pas qu'il ne regardât la philosophie corpusculaire ou mécanique comme la seule légitime, mais on n'est pas cartésien pour cela, et il prétendait que le véritable Aristote, et non pas celui des scolastiques, n'avait pas connu d'autre philosophie. C'est par-là qu'il fait la réconciliation » [Éloge, p.391]. En s'avisant de l'enchaînement des deux remarques, on voit bien comment la dimension biographique, traitée sous la modalité de l'éloge, fonde des considérations concernant la philosophie naturelle de Leibniz. Car, c'est l'esprit universel acquis par la lecture qui permet à Leibniz de sortir de l'opposition, courante à l'époque, entre Descartes et Aristote.15 La conciliation, caractéristique de l'œuvre leibnizienne selon Fontenelle, trouve son principe, non dans des positions théoriques, mais dans une certaine complexion d'esprit formée par une habitude de travail.

L'originalité de l'éloge consiste ainsi, sur ce point, à articuler trois types de matériaux : les éléments biographiques d'abord, et l'insistance sur les lectures plurielles du jeune Leibniz ; ensuite, la mise au jour d'un ethos scientifique, c'est-à-dire la construction du portrait moral et intellectuel de Leibniz en savant universaliste ; enfin, une interprétation générale de l'esprit de conciliation auquel répond l'œuvre de Leibniz en fonction des deux premiers points.

14 « Il faisait des extraits de tout ce qu'il lisait, et y ajoutait ses réflexions, après quoi il mettait tout cela à part, et ne le regardait plus. Sa mémoire, qui était admirable, ne se déchargeait point, comme à l'ordinaire des choses qui étaient écrites, mais seulement l'écriture avait été nécessaire pour les y graver à jamais. » Éloge, p.415.

15 Notons qu’aux yeux du jeune Leibniz, la conciliation doit avant tout être opérée entre l’aristotélisme et la nouvelle philosophie, dont les figures dominantes sont Verulam, Gassendi, Digby, Hobbes, Galilée et d’autres, plutôt que Descartes, qu’il lit tardivement. Voir sur ce point la correspondance Thomasius-Leibniz, notamment la lettre 11 (20/30 avril 1669). A, II, 1, p.14.

C'est pourquoi, chez Fontenelle, le lexique de la systématicité ne reçoit pas un sens stable qui servirait à désigner l'articulation entre les différentes parties de la philosophie de Leibniz, ni même la manière de son exposition. Car l'esprit de système est avant tout un trait de caractère qui s'applique en tous domaines. Ainsi, alors que Fontenelle mentionne la conception leibnizienne des rapports hiérarchiques entre autorités ecclésiastiques et politiques en Europe, il ajoute que l'idée d'une « république chrétienne dont l'empereur et le pape sont les chefs n'aurait rien d'étonnant, si elle était imaginée par un Allemand Catholique, mais elle l'était par un luthérien ; l'esprit de système qu'il possédait au souverain degré avait bien prévalu à l'égard de la religion sur l'esprit de parti. » [Éloge, p.380]. Le systématisme n'est donc pas la propriété d'une doctrine servant à décrire la liaison de ses énoncés, mais une qualité morale intégrant le portrait d'un savant. Il se manifeste tout autant par l'ambition d'une conciliation entre deux doctrines philosophiques antiques que sur les questions théologico-politiques. Force est de constater, dès lors, que le « système » ne constitue pas, chez Fontenelle, un objet philosophique à part entière, repérable dans le texte leibnizien.

Certes, on trouve, au cours de l'Éloge, d'autres usages du mot de « système », cette fois-ci appliqué plus directement à la philosophie de Leibniz. Fontenelle avertit par exemple que le « besoin du Système » ne doit pas décider des définitions des concepts utilisés16 ; il mentionne en outre l'harmonie préétablie, « ce système [qui] donne une merveilleuse idée de l'intelligence infinie du Créateur », quoiqu'il soit peut-être « trop sublime pour nous » [Éloge, p.404]. Enfin, de manière plus précise, lorsqu'il expose la notion de monade et ses implications, Fontenelle conclue en arguant que « c'est faire tort à ces sortes d'idées, que d'en détacher quelques-unes de tout le Système, et d'en rompre le précieux enchaînement qui les éclaircit et les fortifie » [Éloge, p.405] Mais, on le voit, les différentes occurrences du mot ne renvoient à aucune signification univoque : tantôt le système désigne, de manière vague, l'horizon de sens à l'intérieur duquel s'inscrivent les concepts leibniziens, tantôt il renvoie au contraire à l'une des hypothèses particulières de Leibniz, et enfin, parfois, le « système » sert à nommer cette partie métaphysique de la pensée de Leibniz qui porte sur les monades. S'il dispose du mot, Fontenelle ne dispose donc pas d'une conceptualité déterminée qui permettrait, non seulement d'appliquer la notion de système de manière rigoureuse et constante, mais encore qui justifierait d'orienter le compte rendu de la philosophie leibnizienne en organisant ses matériaux les uns par rapport aux autres selon des principes

16 « Le suffisant, le convenable, un degré ou un saut, tout cela pourrait bien être un peu arbitraire ; et il faut prendre garde que ce ne soit le besoin du Système qui décide. » Éloge, p.403.

architectoniques. La systématicité n'est pas identifiée à une méthode philosophique d'articulation des sciences et des énoncés.

L'étude de la Vie de Mr. Leibnitz, publiée par Jaucourt dès 1734, constitue sur ce point un changement remarquable. L'élaboration d'un système y est désormais présentée comme un projet philosophique proprement leibnizien. Ainsi, lorsque Jaucourt évoque l'intérêt du jeune Leibniz pour une reprise de l'encyclopédie d'Alsted, il introduit une notion de système beaucoup plus déterminée que ne le faisait Fontenelle :

« Les productions de M. Leibnitz dont j'ai fait mention jusqu'ici, prouvent assez à combien de genres d'études différents il consacrait son loisir. Son génie vaste, imaginatif, capable de tout embrasser, lui faisait porter ses vues sur toutes les sciences ensemble, et même sur les moyens de les réduire en système. Persuadé de l'étroite liaison qui est entre elles ; prévenu par la lecture de quelques-uns de ces écrivains subtils, qui croient qu'au moyen de leurs méthodes abrégées, on peut parvenir en peu de temps à toutes les connaissances, espérant peut-être de pouvoir purger les anciennes méthodes de ce qu'elles ont de défectueux, il forma, pendant le temps qu'il était à la cour de Mayence, l'idée flatteuse de les réunir. » [VL, p.41-42]

On retrouve dans cet extrait le portrait d'un savant polymathe, touche-à-tout génial. Mais, si la biographie de Jaucourt partage parfois le ton et les mots de l'Éloge, on note ici un renversement : alors que l'Éloge part de la biographie pour définir un ethos, la Vie s'appuie sur l'ethos pour rendre compte d'un projet. Le savoir universel de Leibniz constitue la racine de l'ambition d'une articulation et d'une systématisation des sciences. Il s'agit d'ailleurs, selon Jaucourt, non pas d'un travail parmi d'autres, mais d'une constante de la pensée leibnizienne qui peut servir à en expliquer le développement. C'est ainsi parce que la philosophie naturelle constitue l'une des parties principales du système général des sciences que Leibniz s'intéresse à Descartes et Aristote et s'attèle, là aussi, à combiner leurs pensées.17 Le projet systématique ne se confine donc pas à l'ambition de poursuivre les travaux encyclopédiques d'Alsted, mais cette dernière est plutôt l'une des étapes du déploiement d'un travail plus général. Elle en est le premier signe dans la biographie intellectuelle de Leibniz. Enfin, comme l'on voit, la notion de système répond désormais à une détermination plus précise : elle s’applique à la doctrine leibnizienne et à ses contenus, dont elle prétend décrire les articulations. La mise en place d'un système consiste dans le double geste d'une réduction et d'une liaison des différentes sciences entre elles. Plus que sur leur accumulation, Jaucourt met l'accent sur la manière dont

17 « La philosophie entrait pour une des principales parties dans le système de M. Leibnitz sur la réunion des sciences ; mais on était alors fort partagés sur le choix des deux maîtres qu'on devait suivre, Aristote ou Descartes. (…) il combina leur accord et leurs différences, leurs avantages et leurs défauts, leurs imperfections et les moyens d'y suppléer. » [VL, 43].

Leibniz souhaite lier les savoirs. Il s'agit ainsi de faire porter l'attention sur la méthode philosophique leibnizienne, par comparaison d'avec « les anciennes méthodes ». Décrit comme projet éminemment leibnizien, le système est désormais défini comme méthodologie, c'est-à-dire comme manière d'envisager et de produire le travail philosophique. La systématicité constitue en conséquence une propriété à part entière de l'œuvre et non plus seulement une dimension du portrait moral du savant. En d'autres termes, elle peut, certes, être attribuée à la complexion d'esprit de Leibniz, mais elle définit avant tout une manière de philosopher. C'est pourquoi, d'ailleurs, il s'agit d'une méthode que Leibniz a pu reprendre à d'autres auteurs. Jaucourt note ainsi, lorsqu'il retrace les influences philosophiques du jeune Leibniz, qu'Aristote « osa tenter le premier, de rassembler toutes les parties de la philosophie, pour en former un système complet. » De même, ajoute-t-il, le « système [de Descartes], tout mêlé qu'il est d'ancien et de moderne, est bien arrangé, bien lié, et bien imaginé suivant ses principes » [VL, p.174]. Leibniz, lors de ses lectures, hérite en fait tout autant de thèses philosophiques, de concepts, que d'une manière de lier les énoncés et les savoirs les uns aux autres, c'est-à-dire de ce que nous nommons une méthodologie. Chez Jaucourt se construit l'idée d'une forme philosophique identifiable à travers l'histoire de la philosophie, forme pouvant être considérée indépendamment de la doctrine propre des auteurs. Le système est ainsi tout autant une méthode de travail qu'une propriété de l'œuvre. Mais, si Jaucourt, à la différence de Fontenelle, thématise clairement l'idée d'un système leibnizien, il n'en fournit pas pour autant l'exposition. Et pour cause : il remarque que Leibniz lui-même a échoué à réunir les sciences et à les articuler de manière systématique.18 En tant qu'il désigne l'ambition de réunir et de lier les différentes branches du savoir les unes aux autres afin de les subsumer dans une unique doctrine, le système leibnizien demeure à l'état de projet. On peut bien retracer la volonté d'une mise en système des sciences et des savoirs dans la vie de Leibniz, mais on ne dispose d'aucun exemple, ni d'aucun corpus, où cette ambition originelle serait réalisée.

Reste cependant la possibilité d'envisager l'application partielle d'un tel programme. Si Leibniz n'est pas parvenu élaborer un système général des sciences, Jaucourt semble tout de même considérer que certains domaines de la pensée leibnizienne se présentent bien sous une forme systématique. C'est le cas, particulièrement, de sa métaphysique :

18 « C'est chez eux qu'il a puisé des Projets vastes sur les Arts et les Sciences, et je pense aussi trop de goût pour les Systèmes ; écueil dangereux, où il a échoué, et dont il faut se défier d'autant plus, qu'il offre un spectacle pompeux à l'esprit humain, qui se plaît à rassembler sous les yeux une grande étendue, et s'expose par cet appas à ne rien voir que confusément. » VL, p.135-136.

« Certainement ses principes partent d'un génie sublime, ils forment un Système bien lié, et ils ne tendent qu'à donner une merveilleuse idée de l'intelligence du Créateur. S'ils ne sont pas à l'abri d'erreurs, il faut peut-être s'en prendre moins à l'Auteur qu'à l'objet de ses recherches. Comme la Métaphysique manque de définitions certaines, de principes sûrs, universellement reçus, on marche sans guide par des voies inconnues, et par des chemins peu fréquentés. Est-ce une chose étrange, si l'on s'égare ? Combien compte-t-on de Métaphysiciens qui aient voyagé sûrement dans le Monde intellectuel ? » [VL, p.142]

Ce genre d'extrait est symptomatique de la critique des systèmes qui s'effectue dans le 18e siècle philosophique français. Jaucourt évalue moins la pertinence des concepts ou la validité des thèses leibniziennes, qu'il ne fait porter le regard sur la méthode générale qui préside à leur élaboration. Il insiste alors sur l'identification de principes desquels devrait censément dépendre le reste du système et qui ont été exposés quelques pages auparavant, au cours d'un « abrégé de la métaphysique de M. Leibniz ».19 O r , Jaucourt admet paradoxalement, à la fin de cet abrégé, qu'on ne dispose « sur ce sujet que de pièces détachées, qu'il faut rejoindre, et dont l'enchaînement dépend les unes des autres. » [VL, p.140] Leibniz aurait donc produit une pensée systématique, mais sans exposer aucun système achevé. C'est en conséquence au commentateur de rejoindre des principes conceptuellement liés entre eux, sans l'être textuellement. Tout semble indiquer que la reconstitution de la pensée leibnizienne, c’est-à-dire l’identification des principes qui la fondent, doit en passer par un travail de liaison de textes en apparence indépendants les uns des autres. Il s’agit de sélectionner dans les diverses pièces détachées les philosophèmes d’une pensée cohérente. La mise en évidence du projet systématique de Leibniz impose ainsi au biographe de rétablir la liaison entre les éléments de la métaphysique leibnizienne et d'en reconstruire les ponts manquants. Sur ce point, d'ailleurs, l'abrégé présenté par Jaucourt est décevant : il constitue beaucoup plus une liste de principes et de concepts (principe de raison suffisante, principe de

Ce genre d'extrait est symptomatique de la critique des systèmes qui s'effectue dans le 18e siècle philosophique français. Jaucourt évalue moins la pertinence des concepts ou la validité des thèses leibniziennes, qu'il ne fait porter le regard sur la méthode générale qui préside à leur élaboration. Il insiste alors sur l'identification de principes desquels devrait censément dépendre le reste du système et qui ont été exposés quelques pages auparavant, au cours d'un « abrégé de la métaphysique de M. Leibniz ».19 O r , Jaucourt admet paradoxalement, à la fin de cet abrégé, qu'on ne dispose « sur ce sujet que de pièces détachées, qu'il faut rejoindre, et dont l'enchaînement dépend les unes des autres. » [VL, p.140] Leibniz aurait donc produit une pensée systématique, mais sans exposer aucun système achevé. C'est en conséquence au commentateur de rejoindre des principes conceptuellement liés entre eux, sans l'être textuellement. Tout semble indiquer que la reconstitution de la pensée leibnizienne, c’est-à-dire l’identification des principes qui la fondent, doit en passer par un travail de liaison de textes en apparence indépendants les uns des autres. Il s’agit de sélectionner dans les diverses pièces détachées les philosophèmes d’une pensée cohérente. La mise en évidence du projet systématique de Leibniz impose ainsi au biographe de rétablir la liaison entre les éléments de la métaphysique leibnizienne et d'en reconstruire les ponts manquants. Sur ce point, d'ailleurs, l'abrégé présenté par Jaucourt est décevant : il constitue beaucoup plus une liste de principes et de concepts (principe de raison suffisante, principe de