• Aucun résultat trouvé

Citons également cette définition :

« L’usage renvoie à l’utilisation d’un média ou d’une technologie, repérable et

analysable à travers des pratiques et des représentations spécifiques ; l’usage devient « social » dès qu’il est possible d’en saisir – parce qu’il est stabilisé – les conditions sociales d’émergence, et, en retour d’établir les modalités selon lesquelles il participe de la définition des identités sociales des sujets » (Millerand, 2008)144.

Ce sont la récurrence, l’habitude, la stabilité qui forment les éléments définitionnels d’un usage social. C’est parce qu’il y a répétition de la même chose qu’il y a culture.

Mémoire distribuée

Mais la mémoire est avant tout distribuée, comme l’ont démontré les thèses de la cognition distribuée (Hutchins, 1995)145. La mémoire est distribuée entre l’outil et le geste. La mémoire est un couplage entre l’homme et l’outil, ce qui fera dire à André Leroi-Gourhan que la technique est une mémoire sociale en expansion. La technique est mémoire sociale car elle conserve, de manière durable car matérielle, une partie de la culture et du processus d’hominisation, c’est-à-dire d’invention perpétuelle de ce que nous sommes. Ce couplage entre le cortex le silex est sans aucun doute toujours actuel. Dans cette perspective, il s’agit alors d’analyser le couplage entre le cortex et les machines numériques.

Sous cet aspect anthropologique, il n’y a donc pas véritablement de sens à conserver un grand partage entre humanité et technique. L’un et l’autre se définissent 143 Lacroix, J.-G. (1994). Entrez dans l’univers merveilleux de Vidéoway. Dans De la télématique aux autouroutes électroniques, Grenoble, Presses de l’Université du Québec. 144 Millerand, F. (2008). Usages des NTIC : les approches de la diffusion, de l’innovation et de l’appropriation (1ère partie). Commposite, 2(1), 1‑19. 145 Hutchins E. (1995). Cognition in the wild. Cambridge, MIT Press.

mutuellement dans un processus de co-création. « Outil pour la main et langage pour la

face sont deux pôles d’un même dispositif » (Leroi-Gourhan, 1965, p. 34)146.

Mais Lewis Mumford développera un point de vue quelque peu différent en considérant que l’invention du langage a été beaucoup plus déterminante dans l’émergence de l’humanité que la création des outils. Selon lui, il faut imaginer les efforts que le « collectif anonyme » (Castoriadis, 1999)147 a dû produire pour créer le langage. A côté de cela, les silex et autres outils ont certes demandé du temps et de l’adresse, mais sans aucune mesure avec ce qu’il a fallu déployer pour le langage. Lewis Mumford s’oppose donc sur ce point à André Leroi-Gourhan ou du moins relativise-t-il son point de vue.

« Il y a de bonnes raisons de croire que le cerveau de l’homme, dès l’origine, fut bien

plus important que ses mains, et que la dimension de ce cerveau ne pouvait provenir uniquement du fait que l’homme façonnait ou employait des outils ; que le rituel, le langage et l’organisation sociale, qui ne laissèrent pas la moindre trace matérielle, bien qu’ils fussent constamment présents dans chaque civilisation, furent sans doute les plus importants artefacts de l’homme à partir des tout premiers stades ; et que bien loin de conquérir la nature ou de refaçonner son environnement, l’homme primitif eut pour premier souci d’utiliser son système nerveux hyper-développé, intensément actif, et de donner forme à un moi humain, séparé de son moi animal d’origine par la fabrication de symboles – les seuls outils pouvant être construits à partir des ressources fournies par son propre corps : rêves, images et sons » (Mumford, 1974).

Cela signifie que dans notre travail, nous ne pouvons pas mettre de côté la question symbolique. Il s’agit de comprendre la dimension symbolique et imaginaire que nous assignons aux machines qui nous environnent. Dans le secteur de l’habitat comme dans beaucoup d’autres, cette dimension relève de ce que Cornélius Castoriadis appelle l’institution imaginaire dont la première d’entre elle est celle de la rationalité. La « croyance » dans la rationalité et la possibilité de contrôle fonde l’usage et le

146 Leroi-Gourhan, A. (1965). Le Geste et la Parole : la mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel.

147 Castoriadis, C. (1999). L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

développement des machines. L’analyse de cette rationalité serait ainsi un passage obligé pour comprendre l’usage de nos machines numériques.

Sur cette dimension symbolique et imaginaire par exemple, Norbert Alter suggère que pour passer de l’invention à l’innovation, il nous faut des raisons de croire (Alter, 2013)148. Innover, c’est inventer des usages à des inventions dont les potentialités restent virtuelles. L’une des raisons concernant le BIM ou autres applications de la smart city, c’est qu’elle vont nous permettre de mieux nous organiser, de mieux anticiper, de mieux rationaliser, d’être plus efficace dans nos déplacements, dans la qualité des bâtiments ou la gestion de l’énergie par exemple.

Le Mythe de la machine est donc un livre intéressant parce qu’il prend le contre-pied de l’idée générale qui consiste à dire que le processus d’hominisation proviendrait de la maîtrise des outils. Nous serions devenus des hommes parce que nous avons maîtrisé des outils. Lewis Mumford, lui, affirme que nous sommes devenus humains par le rituel, par la maîtrise de notre propre corps. L’homme est devenu lui-même par la maîtrise de son esprit, de son psychisme. Et Lewis Mumford d’ajouter que cette maîtrise du psychisme a dû prendre énormément de temps, beaucoup plus de temps que la simple maîtrise des outils et des machines qui, pour ces dernières, arrivent finalement très tardivement dans l’histoire de l’humanité. La machine et les outils auraient donc été survalorisés, bien qu’il nous faille tout de même considérer qu’à partir du moment où la machine émerge, nous assistons à une accélération sociale et technique sans précédent (Rosa, 2013)149, (Brynjolfsson , McAfee, 2015) 150.

Le processus d’extériorisation de la mémoire, qu’il s’agirait donc d’étudier dans nos différents terrains de recherche, ne doit donc pas s’arrêter uniquement à l’examen d’une mémoire cristallisée dans les machines mais aussi d’une mémoire cristallisée dans une « mégamachine », c’est-à-dire dans les institutions imaginaires et symboliques. 148 Alter, N. (2013). L’innovation ordinaire, PUF. 149 Rosa, H. (2013). Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, coll. « Sciences humaines et sociales », ISBN : 978-2-7071-7709-4. 150 Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2015). Le deuxième âge de la machine, Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Paris, Odile Jacob.

Ainsi, nous pourrions avancer l’hypothèse selon laquelle ce qui distingue l’homme des autres animaux serait sa capacité à transmettre de la mémoire, son talent à inventer des formes culturelles (sociales, techniques, organisationnelles, sémiotiques) qui permettent ainsi d’objectiver une connaissance et de la transmettre.

« Si la compétence technique à elle seule était suffisante pour identifier et alimenter

l’intelligence, l’homme fut longtemps à la traîne en comparaison de bien d’autres espèces. Les conséquences de cette perception devraient être claires : à savoir, qu’il n’exista rien d’uniquement humain dans la fabrication des outils jusqu’à ce qu’elle fût modifiée par des symboles linguistiques, des intentions esthétiques, et une connaissance transmise socialement » (Mumford, 1974). Il faudrait donc se demander avec Lewis Mumford si le lien entre l’émergence de l’humanité et sa capacité à maîtriser des outils est vraiment pertinent. Le rôle autrefois joué par les outils n’aurait-il pas été survalorisé ? De Karl Marx à Teilhard de Chardin en passant par André Leroi-Gourhan, le pouvoir de la technique n’a-t-il pas été surestimé ? Si l’on suit le raisonnement de Lewis Mumford, ce serait une erreur que d’associer la question de l’humanité à sa capacité à créer des outils. Si tel était le cas, les enfants ne pourraient pas être assimilées à des être humains. « Ce qui est spécialement et

uniquement humain, c’est la faculté qu’a l’homme de combiner une large variété de tendances animales en une unité culturelle émergente : une personnalité humaine »

(Mumford, 1974, p. 5). Ce qui est proprement humain, c’est son esprit. C’est un corps doté d’un esprit.

« Afin de compenser son appareillage extrêmement primitif, l’homme primitif avait

un atout bien plus important qui élargit tout son horizon technique : il avait un bien plus riche équipement biologique qu’aucun autre animal, un corps non spécialisé pour une activité unique, un cerveau capable de scruter un milieu plus vaste, et de rassembler toutes les différentes parties de son expérience » (Mumford, 1974, p. 6).

Selon Lewis Mumford, cette capacité aurait été dirigée vers la création de formes culturelles. Le corps de l’homme aurait été utilisé par lui-même pour autre chose que

pour maîtriser son environnement. Son activité manuelle ne prendrait sens que par son activité symbolique. Ce qui caractérise l’homme est précisément toutes ces activités qui ne sont pas utiles et qui relèvent plus du jeu que du travail. Or, cette caractéristique supposée de l’humanité d’avoir un corps non spécialisé pour une activité unique et un cerveau capable de s’adapter en fonction de l’activité et de l’environnement fait étrangement écho à la machine de Turing qui consistait précisément à créer une machine non spécialisée qui puisse appliquer un ensemble de règles différentes. Reste la question de l’autonomie et de l’apprentissage que le thème de la mémoire des objets permet d’aborder.

A travers la création des machines, nous extériorisons notre psychè. Notre environnement est une représentation objectivée de ce que nos esprits imaginent, rêvent, fantasment et idéalisent (McLuhan 1964)151. Ce sont des créations éminemment collectives qui sont les traces de l’esprit d’une époque. Sous cet aspect, si la création d’outils ne suffit pas à définir l’être humain, il en est certainement l’une des expressions les plus manifestes. Dit autrement, les objets et les machines sont les mises en formes de notre esprit collectif. Lewis Mumford soutient même la thèse selon laquelle « l’élaboration par l’homme d’une culture symbolique répondait à un besoin plus impératif

que celui de la maîtrise sur l’environnement » (Mumford, 1974). Il utilise de nombreux

exemples pour illustrer son propos dont le sens du mot grec classique tekhné qui ne distingue pas la production industrielle des arts symboliques. Et de préciser que les efforts pour produire un langage articulé et signifiant a certainement occupé la part la plus importante de son activité psychique. On imagine assez aisément les difficultés que l’homme a du rencontrer pour inventer, partager et stabiliser une forme de communication orale, autrement plus difficile que la coordination nécessaire pour l’usage des outils.

Mais l’auteur fait une autre remarque tout à fait intéressante dans son prologue. Il note : « Bien que le langage constituât la plus puissante expression symbolique de

151 McLuhan, M. (1964). Pour comprendre les médias, Points.

l’homme, il découla, ainsi que je tenterai de le montrer, de la même source commune qui finit par produire la machine » (Mumford, 1974). A mesure que l’homme comprenait

qu’il était nettement différent des autres animaux de son environnement, il ne cessa précisément de vouloir se différencier. « Dès lors, la principale occupation de l’homme fut

sa propre transformation de lui-même, groupe par groupe, région par région, culture par culture » (Mumford, 1974). Cette volonté de transformation de l’homme par lui-même

est ainsi inscrite dans son identité anthropologique. « Ce qui est spécialement et

uniquement humain, c’est la faculté qu’a l’homme de combiner une large variété de tendances animales en une unité culturelle émergente : une personnalité humaine »

(Mumford, 1974).

Mémoire et travail : enjeux de collaboration, de normes et de

Outline

Documents relatifs