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L’émergence de la pensée cognitiviste et de l’intelligence artificielle

Le rapport du CAS

2.3. Pour une approche socio-cognitive de l’analyse des machines numériques

2.3.2. L’émergence de la pensée cognitiviste et de l’intelligence artificielle

Nous pouvons donc dater la naissance de la théorie de l’information à 1948. Claude Shannon publie cette année-là La Théorie mathématique de la communication, et Norbert Wiener publie Cybernétique ou théorie de la commande et de la communication

dans l’animal et la machine. C’est lui qui va élargir la théorie mathématique de la

communication proposée par Claude Shannon pour un projet beaucoup plus ambitieux qui est d’unifier plusieurs disciplines autour des concepts clés d’information, de communication et de rétrocontrôle. Toute une analogie se développe alors entre les ordinateurs et le cerveau que l’on va d’ailleurs retrouver dans les titres des conférences Macy. L’intervention de John von Neumann lors de la première conférence Macy porte ainsi le titre suivant : « Les machines à calculer, leur comportement formel, notamment

pour la mémoire, l’apprentissage et l’enregistrement ». Gregory Bateson, présent lors de

ces conférences, dira « qu’en anthropologie, de nombreux rites peuvent être traduits en

termes de mécanismes homéo-statiques destinés à assurer la pérennité du groupe social »

(Segal, 2003). Nous assistons alors au développement des approches cybernétiques et systémiques.

2.3.2. L’émergence de la pensée cognitiviste et de l’intelligence artificielle

307 Proulx, S. (2003). Heinz von Foerster (1911–2002): Le père de la seconde cybernétique. Hermès, La Revue, 37(3), 253-260. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2003-3-page-253.htm.

308 Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’une des questions centrales posée aujourd’hui dans le contexte de la traçabilité numérique généralisée est de savoir comment anticiper sur le comportement des usagers/publics/internautes/citoyens.

L’information et la communication qui permettent d’éclairer les dispositifs de régulation dans des systèmes complexes deviennent dès lors des notions centrales, ce qui ouvre sur les questions de cognition, de modélisation de la connaissance, d’organisation et d’auto-organisation, connues aussi sous le nom de seconde cybernétique.

Comment l’information et la connaissance circulent-elles dans ces boucles de rétroaction ? John McCarthy et Marvin Lee Minsky proposeront en 1956 un atelier fondateur à Darmouth sur cette question en proposant notamment le terme d’intelligence artificielle pour réfléchir à ces phénomènes. Claude Shannon, qui participera à cet atelier, dira lui-même qu’il a pris conscience du fait que les ordinateurs pourraient représenter « un outil beaucoup plus général et plus puissant » qu’une machine à calculer. Il dépose ainsi en 1956 une demande de financement en ces termes :

« Nous proposons qu’une étude de deux mois avec dix hommes, sur l’intelligence

artificielle, soit menée durant l’été 1956 au Darmouth College de Hanover, dans le New Hampshire. L’étude consiste à partir de l’hypothèse selon laquelle tous les aspects de l’apprentissage ou toute autre partie de l’intelligence peut en principe être si précisément décrite qu’une machine peut être faite pour la simuler » (Segal 2004)309.

C’est-à-dire l’idée selon laquelle ces nouvelles machines sont susceptibles de cristalliser de l’intelligence humaine, de la mémoire, des gestes, des processus cognitifs. Sous cet aspect, la cybernétique peut donc être considérée comme l’ancêtre des sciences cognitives qui se sont attachées à comprendre les processus d’acquisition des connaissances, du modèle computationniste jusqu’à la théorie de la cognition située et distribuée, et l’ancêtre des sciences de l’information et de la communication lorsqu’elles tentent de penser les système socio-techniques. Tout comme avec les automates du XVIIe siècle, il s’agissait d’imiter la nature. Il s’agissait de copier la pensée humaine, considérée comme quelque chose qui peut se réduire en une suite de calculs.

309 Segal, J. (2004). Du comportement des avions ennemis aux modélisations de la connaissance : la notion scientifique et technique d’information. Intellectica, 2(39), 55-77

Ainsi, le premier modèle de la pensée est appelé computationniste : « Penser, c’est calculer ». « Intelligence is computation » écrit également Herbert Simon dans les années 1950.

Mais la complexité des situations limite fortement ces nouvelles machines. Les questions d’autonomie et de prise de décision en situation commencent à être considérées comme des éléments centraux de la qualité. La pensée, loin d’être une suite de calculs logiques, commence à être considérée comme un système d’interaction complexe qui permet de faire émerger des solutions globales. Dans les années 1980, le connexionnisme se présente comme une alternative à la pensée computationnelle.

C’est précisément dans cette approche que Jean-Pierre Dupuy développera ses travaux suite à sa rencontre avec Heinz von Foerster qui « lui conseille d’aller voir deux

biologistes : Henri Atlan et Francisco Varela » (Dosse, 1997)310. Développant un réseau de recherches sur les questions d’auto-organisation, il prépare un colloque à Cerisy qui se tiendra du 10 au 17 juin 1981 (Dupuy & Dumouchel, 1983)311. La notion d’auto-organisation rejoint alors le concept d’autopoièse proposé par Humberto Maturana et Francisco J. Varela. Du grec autos, soi, et poiein ; produire, « l’organisation autopoiétique

implique l’autonomie, la circularité, l’autoréférence » (Mattelart & Mattelart, 1995)312, au cœur de l’auto-organisation donc. Selon cette approche, la cognition doit être envisagée comme un processus dynamique en relation constante avec l’extérieur mais dans un contexte où l’information n’est pas préexistante. L’information émerge des activités cognitives elles-mêmes. Il n’y a pas d’un côté le monde et de l’autre l’esprit. L’esprit est corporellement situé (Varela et al., 1999)313 et c’est donc en situation que la pensée peut se concevoir. En d’autres termes, il n’y a pas d’un côté les structures sociales et de l’autre les interactions et les pratiques. Ce sont dans les pratiques situées que les structures sociales s’exprimeraient. 310 Dosse, F. (1997). L’Empire du sens. L’Humanisation des sciences humaines, Paris, La Découverte. 311 Dupuy, J.-P., & Dumouchel, P. (1983). L’auto-organisation. De la physique au politique, Paris, Seuil. 312 Mattelart, A., & Mattelart, M. (1995). Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte.

313 Varela, F., Thompson, E., Rosch, E., & Havelange, V. (1999). L’inscription corporelle de l’esprit : Sciences cognitives et expérience humaine, Seuil.

Ainsi, nos travaux de recherche se veulent relativement proches de la théorie de la cognition située développée par Lucy Suchman (Suchman, 2006)314 et distribuée développée par Donald A. Norman (Norman, 1988)315. C’est une approche qui remet en cause « le Grand Partage » en tentant de ne pas séparer corps et esprit, nature et culture, humanité et technique, structure et pratique. Il s’agit de comprendre comment les objets allègent la charge de raisonnement dans l’action. Proche des sciences cognitives, Bernard Conein fera précisément la rencontre de Donald A. Norman à l’université de San Diego en Californie qui travaillait sur les problèmes d’artefacts et sur les problèmes de cognition distribuée. C’est avec ses travaux que Bernard Conein s’orientera vers les sciences cognitives et l’analyse des objets dans l’action comme support de tâches cognitives (attention, raisonnement, mémoire) (Conein, Dodier, & Thévenot, 1993)316. « Certains artefacts nous rendent plus

forts ou plus rapides ; d’autres nous protègent des éléments ou des prédateurs ; d’autres encore nous alimentent et nous couvrent » (Norman, 1993)317.

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