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Investissement de l’approche pragmatique dans le projet BIM

Le rapport du CAS

2.4. Pour un pragmatisme dans l’analyse des machines numériques

2.4.3. Investissement de l’approche pragmatique dans le projet BIM

2.4.3. Investissement de l’approche pragmatique dans le projet BIM Le projet BIM que nous avons développé témoigne également de cette approche pragmatique. Nous avons en effet tenté de comprendre comment les acteurs construisaient le sens de leurs actions en situation. Nous avons donc réalisé des entretiens qui nous ont permis de relever les différentes conceptions du BIM pour celles et ceux qui le mobilisait.

Lorsque nous avons cartographié les différentes pratiques du BIM pour les acteurs de la maîtrise d’ouvrage, à l’écoute des acteurs et du sens qu’ils donnaient à leurs actions, il en a résulté trois principales figures qui impliquaient des problématiques différentes.

La première conception du BIM que nous avons identifiée est celle d’un espace de stockage exploitable notamment par la gestion : le numérique comme dispositif de gestion. C’est aussi un outil et un support de communication et de commercialisation. Et dans une moindre mesure, c’est un dispositif collaboratif. Le BIM serait donc d’abord un espace de stockage exploitable par la gestion. Le principal intérêt de la maîtrise d’ouvrage pour la maquette numérique résiderait dans l’exploitation de la maquette par la gestion une fois le chantier terminé. Pour certains acteurs, le BIM se confond ainsi avec « une base de donnée patrimoniale » exploitable par la gestion. Plusieurs problématiques sont sous-jacentes à cette vision du BIM.

Il s’agit de s’interroger sur le niveau de détail des données et la nécessité de « bâtir un référentiel ». L’un des enjeux est alors de travailler à une nomenclature des éléments et des équipements. Par exemple, dans des interactions entre la maquette numérique et ABYLA, qui est l’un des systèmes de gestion technique du patrimoine installé massivement chez les bailleurs, se pose la question d’une normalisation des codes employés par l’architecte et qui doivent correspondre aux codes utilisés déjà « en interne ». « On sait qu’il y aura une perte d’information dans Abyla » disent les bailleurs. Cette normalisation doit permettre l’interopérabilité entre les différentes plateformes et logiciels. Il y a des attentes très fortes de la part des acteurs dans le sens de la mise en place d’un écosystème logiciel cohérent, intuitif, dans lequel l’interopérabilité fonctionne.

La formation à l’analyse des données participe également de cette problématique. Il s’agit aussi de former les gestionnaires à la lecture et la compréhension des plans 3D. Car il ne suffit pas de disposer du matériel pour savoir interpréter des plans 3D. On vivrait le passage d’une compétence cognitive, de la capacité à la lecture sur plans à la compétence à la lecture en 3D.

La question de la maintenance sur une vingtaine d’années se pose également de manière centrale. Il convient de s’interroger sur la manière dont on peut rendre cette base de données vivante et exploitable dans la longue durée pour gérer notamment les grandes vagues de réhabilitation. Or, comment maintenir des données viables dans des environnements très changeants ?

La deuxième conception du BIM est celle d’un outil et d’un support de communication, de concertation et de commercialisation

En maîtrise d’ouvrage, la maquette numérique pourrait permettre, selon les acteurs, une meilleure compréhension du projet de construction ou de réhabilitation. Ce potentiel est lié aux possibilités offertes par la maquette en termes de visualisation 3D « interactive ». Les atouts de la maquette numérique sont ici très proches de ceux d’une maquette 3D « classique », avec en plus une interactivité et une exploitation plus

détaillées, plus fine, plus “vivante”. La meilleure compréhension de l’intégration du projet dans l’espace urbain est une problématique très sensible auprès des élus et des riverains et dans ce sens, la maquette numérique devrait pouvoir être un outil de communication et de concertation.

Les acteurs rencontrés perçoivent un intérêt de la maquette également pour la commercialisation, les futurs locataires pouvant ainsi mieux se projeter à la fois dans le logement et dans l’environnement.

Pour la maîtrise d’ouvrage, dans le secteur du bâtiment, la maquette numérique représente une mise en forme et donc une mise en sens de l’acte de communication. En passant de plans en format papier à des plans en format numérique 3D avec la possibilité de zoomer et de manipuler l’objet sous de multiples angles, les promoteurs de la maquette espèrent notamment une meilleure compréhension du projet auprès des parties prenantes qu’il faut convaincre. Les nouvelles interactions permises entre ce nouvel objet numérique et les acteurs du projet seraient ainsi sources de connaissances et donc de compréhension plus fine des intentions de la maîtrise d’œuvre. Encore faut-il faire les distinctions minimales entre données, informations, connaissances et savoirs. A-t-il été déjà prouvé qu’un accès à une quantité de données et d’informations avait permis une augmentation de nos connaissances et de nos savoirs ? Rien n’est moins sûr et la maquette numérique se doit ici d’être accompagnée d’une médiation assurée par un traducteur qui explique ce qu’il faut voir et comprendre. Comme le rappellent Paul David et Dominique Foray :

« La connaissance est (…) une capacité cognitive. L’information, elle, est un ensemble

de données, structurées et formatées, mais inertes et inactives tant qu’elles ne sont pas utilisées par ceux qui ont la connaissance pour les interpréter et les manipuler » (David &

Foray, 2002, p. 17)337.

A bien des égards, la maquette numérique comme support de communication pour mieux appréhender ou comprendre le projet est d’ailleurs moins efficace qu’une

337 David, P. A., & Foray, D. (2002). Une introduction à l’économie et à la société du savoir. Revue internationale des sciences sociales, (171), 13‑28.

maquette numérique qui aurait été réalisée par une agence de communication. La maquette réalisée par une agence est directement conçue pour la commercialisation du projet. Elle met l’accent sur l’environnement extérieur et l’aménagement intérieur, sur les espaces et sur les flux de circulation. Elle assure avant tout une fonction esthétique dans laquelle l’ensemble des données et des informations techniques n’ont rien à voir. Ce qui n’est pas le cas de la maquette numérique au sens du BIM. Celle-ci n’a pas une fonction de commercialisation. Un nouveau travail de conception est alors requis pour lui apporter une fonction esthétique.

D’ailleurs, dans les observations que nous avons pu faire, les jurys en phase concours qui doivent apprécier les projets et les sélectionner vont souvent préférer une vue « classique » des projets, c’est-à-dire une maquette en carton ou des panneaux de présentation. On finit par se perdre dans tous les détails de la maquette BIM et il manque le sens global et la vision générale du projet qui donne sens. Dans une approche socio-cognitive, ce phénomène est un exemple de la distance qu’il y a entre données et connaissances. Pour transformer des données en informations puis en connaissances, il faut une grille de lecture que la maquette numérique n’apporte paradoxalement pas. Si cette maquette numérique n’apporte pas encore une meilleure communication au sens d’une meilleure compréhension du projet lors des phases de présentation, qu’en est-il du point de vue de la communication au travail ? Qu’en est-il du point de vue du BIM comme dispositif collaboratif qui doit permettre de mieux communiquer au travail ? Comme nous l’avons déjà dit, l’une des critiques portées à la filière du bâtiment est de considérer qu’elle est très segmentée, aussi bien entre les entreprises qu’au sein même des entreprises, et notamment des organismes HLM. La maquette numérique pourrait alors permettre une meilleure coopération entre la conception et la gestion. En augmentant les moments de communication, elle devrait aussi permettre d’augmenter la qualité des projets. Ce dont certains chargés d’opération doutent. L’un d’eux nous confie :

« Le BIM peut-être bon, mais sur le terrain, les ouvriers sont désintéressés de ce

qu’ils font. Moi, j’aimerais bien trouver des ouvriers respectueux mais sur le terrain, ça ne sera jamais les machines qui vont construire. Il y a un manque d’encadrement des équipes. » « Malgré un cahier des charges très précis, nous constatons toujours des imprécisions, des imperfections, des « ratés » ».

Ce commentaire désabusé et critique souligne les distinctions à établir entre une maquette numérique utilisée en phase conception, une autre utilisée en phase réalisation, et finalement une dernière utilisée en phase gestion. La maquette numérique ne modifie pas et ne participe pas des mêmes processus de communication qu’elle soit mobilisée dans l’une ou l’autre de ces phases.

La troisième dimension serait la maquette en tant que dispositif collaboratif.

Certains acteurs rencontrés considèrent qu’il y a place voire besoin d’une amélioration de la coopération entre la conception et la gestion et que donc, le BIM pourrait permettre une avancée dans ce sens. Il s’agit de travailler une meilleure intégration de la gestion en amont avec une coopération entre la conception et la gestion pour une meilleure coopération entre les équipes. Plusieurs chefs d’opérations constatent que la gestion est peu ou du moins pas assez intégrée dans les phases « en

amont » : « le programme est bâclé (…), on devrait passer plus de temps sur la définition des besoins » explique un chef d’opération. Dans des réunions de chantier autour de la

maquette par exemple, la meilleure intégration du service de gestion devrait permettre d’anticiper davantage les problèmes auxquels sera confrontée la gestion.

Mais lorsqu’on pose cette question de la collaboration entre la conception et la gestion, pour le moment et parmi les chargés d’opération rencontrés, il y en a peu qui voient dans le BIM un changement fondamental dans leur manière de travailler et de collaborer avec les différents acteurs, même s’ils admettent qu’il y a place pour mieux faire. Par exemple, un chargé d’opérations qui travaille comme ses collègues, à partir de plans 2D qu’il annote de commentaires pour les envoyer ensuite par mail à l’architecte trouve un vrai potentiel dans la maquette en termes d’échanges de commentaires. La

possibilité d’ajouter des commentaires directement dans la maquette semble pour lui intéressante : “on gagnerait du temps et en “qualité” de l’information transmise” dit-il. Cela dit, la possibilité que le chargé d’opération devienne un contributeur de la maquette soulève des craintes en termes de surcharge de travail et la crainte d’empiéter sur le terrain de la maîtrise d’œuvre.

Ces premiers travaux ont permis de dégager deux stratégies différentes de mise en œuvre. Il s’agit du BIM conception-construction et du BIM gestion-exploitation. Le « BIM conception-construction » est centrée sur la mise en œuvre d’outils BIM (en particulier la maquette numérique) dans les phases de développement des programmes immobiliers (élaboration du cahier des charges par la maîtrise d’ouvrage, lancement de l’appel d’offre, réponses des groupements, sélection du lauréat, travail de conception par la maîtrise d’œuvre, interactions avec la maîtrise d’œuvre…) jusqu’à la livraison. Le « BIM gestion-exploitation » correspond à l’exploitation du patrimoine durant l’ensemble des étapes du cycle de vie des bâtiments (mises en location successives, entretien courant, réhabilitation, théoriquement jusqu’à la déconstruction). Elle repose sur l’élaboration, l’exploitation, la mise à jour permanente de bases de données qui structurent les informations patrimoniales dans le but d’optimiser la gestion.

Les observations conduites jusqu’ici tendent à mettre en évidence le fait que peu d’organismes se sont positionnés à la fois sur la conception-construction et la gestion-exploitation. Les logiques qui relèvent de la création de nouveaux projets dans le cas du BIM conception-construction et les logiques qui relèvent de la gestion du patrimoine dans le cas du BIM gestion-exploitation sont très différentes. Si des passerelles existent entre les deux niveaux, leur mise en œuvre opérationnelle n’est pas évidente et elle prendra du temps. Ce sont pour le moment deux stratégies différentes en termes d’objectifs et en termes de coûts.

En conception, l’objectif est la qualité de l’ouvrage. Alors qu’en gestion, l’objectif est la rationalisation des coûts d’exploitation. En termes de coûts, la production d’un plan numérisé à la fin de la construction avec l’ensemble des équipements référencés nécessaires à la gestion de son patrimoine coûte environ 50 € par logements, alors qu’un BIM construction, selon les opérations observées, coûte entre 40 000 € HT et 160 000 € HT pour 70 logements soit entre 571 € et 2 285 € le logement. Si on ajoute à cela «

un rythme de production neuve de 2 à 3 % an » il faudra plusieurs décennies pour avoir

les maquettes de tout le patrimoine. Sans compter les risques d’obsolescence technique quand on aura besoin des BIM produits en conception pour la phase de gestion. Il faut donc faire la preuve d’une montée en qualité des projets en BIM conception-construction sinon, autant attendre de numériser les logements pour le BIM gestion, ce qui coûtera beaucoup moins cher pour le même résultat.

On constate en tout cas que le discours portant sur le BIM comme meilleure coordination et meilleure coopération des acteurs est le plus puissant et le plus répandu. C’est vraiment le discours général qui accompagne le développement du BIM, qui est donc un discours de la performance qui serait atteint par un management de la donnée et du travail collaboratif. Mais, pour le moment, selon nos observations, la maquette numérique en phase conception et pour la maîtrise d’ouvrage (à part pour quelques pionniers) est souvent utilisée comme un outil au service d’une meilleure compréhension du projet auprès des parties prenantes, notamment les élus qui sont les premiers clients à convaincre. Toutes les questions d’amélioration de la coordination et de la coopération entre tous les acteurs, de calcul pour mieux gérer les coûts de construction sont dans la plupart des cas absentes des pratiques et des considérations au niveau de la maîtrise d’ouvrage. Ou du moins, toutes ces questions sont largement déléguées à la maîtrise d’œuvre. En maîtrise d’ouvrage, la maquette numérique sert donc essentiellement comme support de communication qui permet de mieux présenter le projet, de convaincre pour des gens qui n’ont pas l’habitude de lire sur des plans. La maquette numérique est ainsi surtout utilisée comme un outil de visualisation 3D sans toutes les données de chaque élément. Et donc, dans la plupart des cas, une représentation virtuelle « commerciale » du bâtiment, sans les éléments techniques associés, suffirait.

Mais il faudrait finalement détailler ces approches de manière plus fine. L’enquête réalisée nous a conduit à identifier cinq phases qui comportent chacune des problématiques distinctes et dont les points critiques se trouvent notamment entre les phases, de manière à ce que les connaissances puissent être transférées et conservées.

Nous avons identifié une première phase de définition du cahier des charges par la maîtrise d’ouvrage.

L’enjeu de cette phase porte notamment sur la nécessité d’opérer une meilleure coopération entre la conception et la gestion et donc d’une meilleure intégration de la gestion en amont, ce qui est un point de vigilance majeur.

Il s’agit également de bâtir un référentiel et de se mettre d’accord sur le niveau de détail des données. Le problème porte ici sur le fait que les données dont les bailleurs ont besoin en phase gestion ne sont pas les mêmes que celles des concepteurs et des exécuteurs.

Nous identifions un second enjeu dans la phase de conception qui est de développer le mode collaboratif dans un contexte organisationnel fragmenté.

Nous assistons ici à un processus d’intégration des acteurs (par exemple des cabinets d’architectes qui se dotent d’outils et qui intègrent une cellule environnementale, une cellule économie, un laboratoire maquette…). Nous assistons aussi à une délégation des questions d’amélioration de la coordination et de la coopération à la maîtrise d’œuvre, à une montée en qualité en conception et à une accélération au niveau de cette phase car la maquette amène à juxtaposer les phases APS – APD – PRO dans les niveaux de détail rendus.

Nous identifions une troisième phase d’échange avec les entreprises en consultation puis sur le chantier.

Il y a sur cette phase un débat pour savoir si le BIM permettra une meilleure qualité des projets. Si une meilleure qualité de l’ouvrage en phase conception semble reconnue par les acteurs, qu’en est-il de la mise en œuvre ?

Nous notons également la question de savoir si le BIM relèvera d’une logique de standardisation qui pourrait nuire à la qualité. La maquette numérique fonctionne en effet dans les industries modulaires mais comment la faire fonctionner dans des industries de projet ? La filière du bâtiment repose essentiellement sur des régulations autonomes qui nécessitent des ajustements en situation. A trop vouloir les cadrer, les situations pourraient devenir intraitables.

Mais en fait, nous n’avons encore observé aucune situation de développement du BIM en phase réalisation. Entre la phase de conception et la phase de BIM DOE, tout reste à explorer. Un deuxième programme de recherche est donc en cours de réalisation de manière à explorer les usages du BIM et de la maquette numérique en phase chantier.

Un autre point à prendre en compte quant au passage du BIM conception au BIM réalisation relève d’un problème de responsabilité juridique. En marchés d’allotissement, l’entreprise est responsable de ses quantités. Elle ne peut donc pas ou ne veut pas faire confiance à une maquette qu’elle n’a pas réalisée. L’entreprise préfère alors réaliser sa propre maquette adaptée au chantier.

Une quatrième phase consiste à travailler sur un BIM DOE qui permet à la maîtrise d’ouvrage d’exploiter la maquette, avec les questions de normalisation de la nomenclature des équipements.

Enfin, nous observons une cinquième phase adaptée au BIM gestion où la maîtrise d’ouvrage doit intégrer la maquette numérique à son système de gestion technique.

En conclusion et de manière générale, la mise en œuvre du BIM et la nécessité de coordonner ces différentes phases suggère ainsi le passage en logique processuelle pour l’ensemble de la filière du bâtiment. L’enquête tend à montrer que la filière du bâtiment glisse vers une organisation processuelle, c’est-à-dire vers des méthodes qui remettent à plat les logiques clients-fournisseurs et qui définissent de manière très formelle le contenu des activités de chacun et la manière dont les acteurs collaborent pour arriver au terme du processus. Nous assistons à une reconfiguration des relations maîtrise d’ouvrage, maîtrise d’œuvre, entreprises, avec une mise en visibilité du travail réalisé, ce qui donne lieu notamment à la rédaction d’un nouveau cahier des charges appelé cahier des charges BIM ou convention BIM. Il y aurait donc le passage d’une organisation en services relativement segmentés, à la genèse d’une plate-forme de travail collaborative autour de la valeur « donnée ». Ce qui change de manière centrale est donc le processus de travail et non pas l’objet du travail.

Finalement, la filière bâtiment semble entrer progressivement dans le Product

Lifecycle Management (PLM). Dans cette perspective, le BIM ou le BLM n’a peut-être pas

grand chose à voir avec la maquette numérique. Le cœur du sujet serait la mise en place d’un instrument de gestion qui tente d’optimiser et d’intégrer le processus de production, de réalisation et de gestion de manière globale, avec tous les avantages, les difficultés et les inconvénients liés à la mise en œuvre de ces projets.

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