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Le culte de la technique : pensée cyclique vs pensée historique

Mémoire et travail : enjeux de collaboration, de normes et de connaissances

1.2.5. Le culte de la technique : pensée cyclique vs pensée historique

Mobiliser des techniques ou des machines pour arriver à ses buts est toujours complexe et non-évident. Cela oblige détour, ralentissement, voies sans issue, fortune ou chute. Sous cet aspect, les moyens ont une incidence sur les fins. Et encore une fois, il n’y a donc pas d’un côté les techniciens et de l’autre les moralistes. Il n’y a pas d’un côté la technique et de l’autre les hommes et les femmes. Les deux émergent dans le même désir impérieux.

1.2.5. Le culte de la technique : pensée cyclique vs pensée historique

Notons à ce stade de notre réflexion qu’il y a quelque chose de fondamentalement différent entre la technique vue par la Grèce antique et la technique vue par ses successeurs, et notamment les chantres du progrès technique. L’un des éléments qui vient tout changer est la perspective historique. Albert Camus, dans L’Homme révolté (Camus, 1951)185, et plus particulièrement dans le chapitre consacré au terrorisme

d’Etat et la terreur rationnelle, apporte un point de vue tout à fait original sur ce point. Il

montre que l’idée de progrès technique est une pensée strictement chrétienne. C’est en effet le christianisme qui introduit l’humanité comme un parcours dont l’issue devrait être l’enfer ou le paradis. C’est le christianisme, qui introduit l’idée de purgatoire qui juge vos actes et vos pensées au terme de votre vie. C’est le christianisme qui promet, au bout du compte, vengeance et récompense en fonction de votre histoire de vie. En somme, c’est le christianisme qui introduit l’histoire. « Les chrétiens ont, les premiers,

considéré la vie humaine, et la suite des événements, comme une histoire qui se déroule à partir d’une origine vers une fin, au cours de laquelle l’homme gagne son salut ou mérite son châtiment » (Camus, 1951, p. 241). La Grèce antique, elle, développe au contraire

une perspective cyclique, proche du cycle naturel.

184 Castoriadis, C. (1978). Les Carrefours du labyrinthe, Paris, Seuil.

« La notion grecque du devenir n’a rien de commun avec notre idée de l’évolution

historique. La différence entre les deux est celle qui sépare un cercle d’une ligne droite. Les Grecs se représentaient le monde comme cyclique. Aristote, pour donner un exemple précis, ne se croyait pas postérieur à la guerre de Troie. Le christianisme a été obligé, pour s’étendre dans le monde méditerranéen, de s’helléniser et sa doctrine s’est du même coup assouplie. Mais son originalité est d’introduire dans le monde antique deux notions jamais liées jusque-là, celles d’histoire et de châtiment. Par l’idée de médiation, le christianisme est grec. Par la notion d’historicité, il est judaïque et se retrouvera dans l’idéologie allemande » (Camus, 1951, p. 241).

Sous cet aspect, la nature par exemple n’est plus un objet de contemplation mais de transformation. Il faut se rendre maître et possesseur de la nature, disait René Descartes dans le Discours de la méthode (Descartes, 2013) 186.

La pensée du progrès par la machine telle qu’elle va se développer dès le XVIIe siècle en France s’incarne donc dans une pensée historique et reste aujourd’hui très prégnante.

Nous avons pu le mesurer souvent dans nos observations des professionnels du BIM, saisis par les potentialités de la technique au point de parfois manquer quelque peu de recul par rapport à leurs objectifs un peu trop utopiques. Cette pensée prendra la forme d’un véritable dogme bourgeois au XIXe siècle. « Le progrès, l’avenir de la science,

le culte de la technique et de la production sont des mythes bourgeois qui se sont constitués en dogme au XIXe siècle » (Camus, 1951, p. 245). Les analyses de Karl Marx en donnent

un exemple saisissant. Selon le philosophe, la machine, associée au capitalisme, permet de progresser vers une société idéale où les prolétaires de tous les pays seraient réunis dans un paradis terrestre. Tout comme le paradigme chrétien, le paradigme marxiste envisage la machine et le capitalisme dans un processus historique qui, inéluctablement, court vers un achèvement bienheureux. Chez Karl Marx, la plus-value est développée par le progrès technique et par la concentration des moyens de production entre les mains de quelques individus. Ce processus historique aboutirait ainsi, par une sorte de

186 Descartes, R. (2013). Discours de la méthode : Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences. Paris, J’ai lu.

« magie » prolétarienne et historique, à une société idéale dans laquelle l’égalité, la liberté et la fraternité l’emporteraient. Selon Karl Marx, il faudrait donc encourager le progrès technique et la concentration des moyens de production, il faudrait encourager le capitalisme car ce sont ses dynamiques intrinsèques qui déboucheraient sur sa liquidation. Il faut aller jusqu’à son terme. « L’éloge le plus éloquent du capitalisme a été

fait par son plus grand ennemi. Marx n’est anticapitaliste que dans la mesure où le capitalisme est périmé » (Camus, 1951, p. 245).

Paradoxalement, nous avons donc là une vision chrétienne et révolutionnaire de l’histoire où les deux processus se rejoignent dans une cité idéale. Le processus chrétien est soutenu par une pensée idéaliste et transcendante. Le processus marxiste est soutenu par une pensée matérialiste et immanente. Or, ne serait-il pas envisageable de penser la technique en dehors de ce processus historique et chrétien ? N’est-il pas plus intéressant de penser les machines en dehors d’une pensée du progrès, dans un univers cyclique du recommencement par exemple ?

L’un des enseignements de la critique d’Albert Camus est aussi de ne porter aucun crédit aux prophéties et autres anticipations sur l’avenir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est plutôt analyser les faits et les événements qui se sont produits. Au mieux pouvons-nous faire des hypothèses.

C’est ce que nous nous sommes évertués à faire dans les analyses et observations que nous avons réalisées quant au développement du BIM dans le logement social. Si nous observions plusieurs tendances dont par exemple une concentration des acteurs, le passage d’une organisation segmentée à une organisation processuelle ou le développement d’une organisation très rationnelle, celles-ci étaient avant tout présentées comme point de vigilance mais évidemment non pas comme inéluctables. Notre travail de chercheur consiste finalement à observer des symptômes, à les éclairer, à les comprendre en fonction de plusieurs points de vue, et à en tirer les conclusions en les poussant jusqu’à leur limite.

En d’autres termes, il s’agit aussi de considérer que la fin ne justifie pas les moyens. L’idée selon laquelle la souffrance ici-bas vous assure le paradis ensuite ; l’idée selon laquelle la misère ouvrière est nécessaire et profitable à la révolution qui permettra une société sans classe, apaisée et heureuse ne nous semble pas du tout probante. C’est une utopie qui vire immédiatement à l’idéologie (Ricoeur, 1997)187 et qui débouche sur la Terreur ou l’Etat totalitaire. L’analyse des moyens mis en œuvre et des conditions de travail est donc la seule qui vaille. Rien ne permet de justifier la « mégamachine », le taylorisme ou toute autre méthode managériale radicale.

C’est la raison pour laquelle, dans les différentes approches pour analyser les machines et les « mégamachines » que nous allons présenter en deuxième partie, il s’agira d’insérer du social, c’est-à-dire, au fond, du hasard et de l’incertitude. Il ne s’agira pas d’approches économiques ou cognitives, mais bien d’approches socio-cognitives, socio-économiques et socio-pragmatiques.

Nous le voyons bien, les définitions et les approches des machines sont multiples. Ce sont des objets complexes à analyser, sources de multiples débats philosophiques. Nous pensons que ce fond philosophique que nous avons tenté de brosser est nécessaire pour appréhender ces « machines » mais non suffisantes. Ainsi, nous voudrions, dans une seconde partie, non pas présenter des approches philosophiques mais des approches en sciences humaines et sociales, et plus précisément celles qui ont émergé après la Seconde Guerre mondiale, à la suite de la cybernétique, origine des sciences de l’information et de la communication. 187 Ricoeur, P. (1997). L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil

2. Machines et mégamachines : diversité d’hypothèses et de

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