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Conception et développement d’une plateforme collaborative dans un organisme de logement social : apport de la notion de mémoire technique

Le rapport du CAS

2.3. Pour une approche socio-cognitive de l’analyse des machines numériques

2.3.5. Conception et développement d’une plateforme collaborative dans un organisme de logement social : apport de la notion de mémoire technique

« le point de cristallisation d’un apprentissage collectif. On peut prendre ce point de

cristallisation sous une double perspective. D’une part, dans son rapport au passé, une norme est un résumé sélectif d’apprentissages antérieurs. Elle permet la transmission de l’expérience aux personnes et aux groupes agissant dans le présent. […] D’autre part, si on prend les règles dans la perspective de l’avenir, on s’aperçoit du fait qu’elles peuvent être le support de nouveaux apprentissages collectifs. Pour cela, il ne suffit pas qu’elles décrivent les comportements prescrits dans les futures situations types, car un halo d’incertitude entoure toujours de telles descriptions. Il faut aussi qu’elles permettent l’instauration de procédures d’ajustement, voire de révision, en distribuant des rôles » (Munck, 2015)322.

La connaissance se développe donc dans des environnements normatifs qui seraient le siège de la connaissance. 2.3.5. Conception et développement d’une plateforme collaborative dans un organisme de logement social : apport de la notion de mémoire technique L’approche socio-cognitive appliquée aux machines numériques que nous avons pu observer dans le secteur du logement social nous semble ainsi particulièrement heuristique.

Par exemple, nous avons développé, dans un article, l’idée selon laquelle la fonction de community manager, dans un office public de l’habitat, ne se résumait pas à la gestion des images et des réputations, mais pouvait de manière plus fondamentale

être envisagée du point de vue de la cognition distribuée (Chaudet, 2017)323. Nous avons notamment proposé la notion de mémoire technique pour illustrer ce phénomène et évoquer le fait que les machines numériques sont bien des supports de mémoire, des supports de cognition qui permettent d’alléger les tâches cognitives du community

manager.

Le travail partait d’un constat relativement simple, banal et accepté par la plupart : les salariés de l’office public de l’habitat en question sont confrontés à la nécessité de travailler avec un ensemble de dispositifs socio-techniques numériques censés fluidifier voire améliorer la qualité du travail. Le traitement de l’information ne pouvait donc pas être analysé uniquement du point de vue des salariés mais aussi du point de vue des supports techniques. L’approche socio-cognitive nous semblait donc ici tout à fait centrale pour comprendre le travail de cette fonction communicationnelle, qu’elle soit d’ailleurs appelée community manager, moniteur collaboratif, knowledge

manager ou social media officer pour n’en citer que quelques-unes. Dans une approche

socio-cognitive, il s’agissait de tenter de décrire les processus à l’œuvre par une description des interactions, des couplages entre des acteurs, des actions et des machines.

Ce travail est donc précisément celui que nous avons tenté de réaliser pour décrire et expliquer un processus de travail dans un office public de l’habitat. Reprenant les notions évoquées plus haut, nous partions donc de l’hypothèse selon laquelle les logiques d’action collective s’étaient globalement routinisées et cristallisées dans des normes et des règles portées notamment par les dispositifs socio-techniques. Or, la direction souhaitait développer le travail collaboratif en mode projet, et donc promouvoir d’autres pratiques de travail, plus collectives, moins segmentées, par l’intermédiaire d’une plateforme collaborative. La direction souhaitait donc modifier les normes et les règles cristallisées. Nous identifiions alors le rôle du moniteur collaboratif ou du community manager comme le garant de la migration des connaissances vers un nouveau couplage homme-machine considéré comme point de cristallisation d’un nouvel apprentissage collectif. L’un des enjeux était alors d’identifier les normes

323 Chaudet, B. (2017). Le community manager à l’épreuve de la capitalisation des connaissances et des mémoires techniques. Communiquer. Revue de communication sociale et publique, (19), 79‑90. https://doi.org/10.4000/communiquer.2223

organisationnelles, managériales et techniques qui structuraient une mémoire organisationnelle, un ensemble de connaissance qu’il s’agissait de conserver.

Cette approche a notamment permis de mettre à jour le rôle structurant de quelques objets techniques qui précédaient le développement de la nouvelle plateforme et qui devaient évidemment être pris en compte comme dispositif de cristallisation de la mémoire et de la routine organisationnelle. Toujours dans l’hypothèse de la cognition située et distribuée, il faut rappeler que l’ensemble des objets participe à la construction des situations. Tous les objets cristallisent des logiques d’action. La nouvelle plateforme collaborative a donc dû trouver sa place, elle a dû s’imposer dans un environnement préformé par un ensemble d’objets techniques qu’il a fallu resituer dans une analyse processuelle des activités : outil de pilotage des opérations d’investissement, logiciel de gestion électronique de documents, fiches d’informations institutionnalisées… Avant de pouvoir s’imposer, la nouvelle plateforme doit trouver sa place parmi l’ensemble de ces objets techniques.

La prise en compte de cette dimension impliquait de considérer que l’un des objectifs du moniteur collaboratif ou du community manager était de préserver la connaissance déjà distribuée dans ces environnements qui ont cristallisé de la mémoire collective.

Ce travail de description processuelle et de conceptualisation des environnements de travail au prisme d’une logique socio-cognitive nous a permis de développer l’hypothèse selon laquelle les machines, dans leur relations info-communicationnelles avec leur environnement et selon leur mode d’existence, pour reprendre la célèbre formule de Gilbert Simondon dans Le Mode d’existence des objets

techniques (Simondon, 1989), développaient des types d’agencements qui pouvaient

s’apparenter aux rationalités substantives et procédurales telles qu’elles ont été analysées et proposées par Herbert Simon (Simon, 1973)324.

324 Simon, H. (1973). De la rationalité substantive à la rationalité procédurale. Repéré à http://www.intelligence-complexite.org/fileadmin/docs/lesintrouvables/simon5.pdf

Selon Herbert Simon, « le comportement est substantivement rationnel quand il est

en mesure d’atteindre les buts donnés à l’intérieur des limites imposées par les conditions et les contraintes données ». Dans cette optique, et selon les problèmes posés, « il n’y a pas deux façons d’aboutir » (Simon, 1973). En d’autres termes, la rationalité substantive

considère que le monde existe indépendamment des regards que nous pouvons porter sur lui. Le monde serait stable et ordonné, et il serait ainsi possible d’agir sur lui de manière « rationnelle », en fonction d’un but défini.

Dans l’office public de l’habitat que nous avons observé, nous pouvons mentionner un outil de pilotage des opérations d’investissement, un logiciel de gestion électronique de documents, des progiciels de gestion intégrés (PGI) également appelés ERP (Enterprise Resource Planning). Les acteurs ont affaire à un ensemble de technologies qui rationalisent (Bouillon, 2013)325 l’organisation en mettant en ordre un certain nombre d’information en fonction de buts. Ces technologies servent cette rationalité et la portent.

Contrairement à l’approche substantive, « le comportement est rationnel de

manière procédurale quand il est le résultat d’une réflexion appropriée. Sa rationalité procédurale dépend du processus qui l’a généré » (Simon, 1973). On considère donc ici

que le monde est complexe, difficile à prévoir et nécessite des allers-retours constants.

Or, ces types de rationalité observés par Herbert Simon, nous pouvons aussi les observer dans les différents types de machines qu’il nous a été donné de rencontrer et d’utiliser. Ce sont par exemple des plateformes collaboratives ou des « réseaux sociaux d’entreprise » qui sont au contraire suffisamment agiles et non déterminés pour s’adapter et évoluer en fonction des situations.

En d’autres termes, nous pensons que les contextes organisationnels sont traversés par différents types de rationalité que l’on peut simplifier en les nommant substantive et procédurale. Ce sont des modalités de développement de l’action qui

325 Bouillon, J.-L. (2013). Concevoir communicationnellement l’organisation. Contribution à l’analyse des rationalisations organisationnelles dans le champ de la « communication organisationnelle ». HDR, Toulouse 3 Paul Sabatier, Toulouse.

s’incarnent dans une cognition distribuée incarnée par des humains et des machines qui les portent. Parmi les discours et les débats sur ces questions dans nos terrains de recherche, nous observons, là aussi pour simplifier, deux grandes attitudes générales.

La première consiste globalement à considérer que le monde est stable et rationnel et qu’il est possible de le décrire de manière univoque. Selon cette perspective, il serait donc possible de créer une machine unique qui puisse satisfaire à cette présentation/représentation de la réalité.

La seconde attitude est celle qui au contraire considère que le monde est en émergence et que sa complexité est telle qu’il est vain de vouloir le représenter dans des modèles ou des processus. La réalité est certainement entre ces deux extrêmes, entre institution et destitution, pour reprendre les catégories proposées par Cornélius Castoriadis (Castoriadis, 1999)326. Dans ce contexte, la figure du community manager, du moniteur collaboratif ou du BIM manager nous semble très importante dans sa fonction d’organisateur et d’agencement des machines avec les situations. Il a en quelque sorte la charge de mettre en forme cette tension entre ce qui demeure et relève d’une forme de stabilité (machines substantives et interactions associées) et ce qui relève d’une forme d’émergence (machines procédurales et interactions associées). Dans cette perspective, les tâches d’un community manager ou d’un BIM manager pourraient se situer aussi dans les deux registres suivants : identification des répertoires de connaissances et des objets qui les portent (phase de description des processus de travail et des objets qui permettent de les réaliser) ; et design des plateformes collaboratives et des « réseaux sociaux d’entreprise » et articulation avec les environnements socio-techniques.

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