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Humanité, machine et mémoire : perspectives anthropologiques et philosophiques

Dynamique de construction collaborative

1.2. Humanité, machine et mémoire : perspectives anthropologiques et philosophiques

Une réflexion sur les liens entre machine, organisation, information et communication ne saurait faire l’impasse sur les frontières entre humanité et machine.

L’une des questions vives actuellement, dans le contexte du développement de l’intelligence artificielle, serait en effet de s’interroger ou de savoir si les machines dépasseront ou non un jour l’humanité. Développée auprès du grand public notamment dans le film de Stanley Kubrick 2001 : l’odyssée de l’espace, sorti en 1968, la thèse prétend que les prochaines capacités de calcul des ordinateurs seront telles que les machines seront prochainement en capacité de prendre le pouvoir. Si la loi de Moore se poursuit, si les machines peuvent exercer nos métiers mieux que nous, si elles peuvent prévoir mieux que nous, si elles peuvent penser, diriger, innover mieux que nous, la question est donc de savoir ce qui distingue l’homme de la machine. En somme, est-il encore pertinent de conserver un point de vue dualiste selon lequel la technique serait extérieure à l’humanité ? Ne serait-il pas plus heuristique de partir de l’hypothèse selon laquelle humanité et technique seraient indissociables et que les machines émaneraient de l’humanité au même titre que l’humanité émergerait des techniques. La ligne de partage entre nature et culture est-elle si évidente que cela ? (Descola, 2005)134, (Chazal, 2016)135.

Cette ligne de réflexion irrigue nécessairement nos travaux sur les machines puisqu’il s’agit de se demander quelle est la place de chacun dans les formes organisationnelles que nous observons. Comment le couplage entre l’homme et la machine s’actualise-t-il dans le contexte de la mutation numérique dans le secteur du bâtiment ? Quels travaux en anthropologie peuvent nous aider à éclairer ces phénomènes ? Les mythes philosophiques et les philosophes permettent-il de poser des questions intéressantes ? Avant d’entrer dans le champ des sciences humaines et sociales, les quelques paragraphes qui suivent tendent à démontrer la consistance de cette hypothèse.

134 Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture, Gallimard.

1.2.1. Langage et outil, répétition et mémoire Sur la distinction entre l’homme et la machine, sans doute faut-il revenir sur la thèse d’André Leroi-Gourhan qui prétend que l’humanité émergerait avec le silex, source du processus d’hominisation (Leroi-Gourhan, 1965)136. Mais Henri Bergson également, dans L’Evolution créatrice, écrira qu’« en définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui

paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils, à faire des outils et d’en varier indéfiniment la fabrication »

(Bergson, 1907)137. Sans doute l’humanité émerge-t-elle dans sa capacité à créer des outils ou plus largement des artefacts qui ne soient pas uniquement techniques.

Si l’on suit ce raisonnement, les machines, et les formes objectales (Le Moënne, 2015)138 au sens large, pourraient avoir une dimension qui se situerait en quelque sorte au-delà du langage strictement discursif. Elles participeraient de ces formes institutionnelles qui structurent notre rapport au monde.

« Même aujourd’hui, Jung nous l’a rappelé, les hommes agissent à partir d’idées

longtemps avant de les comprendre, une maladie peut exprimer un conflit psychique, lequel n’a pas encore trouvé son chemin vers la surface. Au commencement était le verbe ? Non ! au commencement, ainsi que le vit Goethe, était l’acte : le comportement significatif précéda le langage significatif, et le rendit possible » (Mumford, 1974).

Cette considération implique alors une lourde conséquence pour nos travaux. Au fond, cela pourrait signifier que les processus d’informations et de communications organisationnelles se situeraient en partie sur un autre plan que celui du langage. Ce qui

136 Leroi-Gourhan, A. (1965). Le Geste et la Parole : la mémoire et les rythmes, Paris, Albin Michel.

137 Bergson, H. (1907). L’Evolution créatrice, PUF.

138 Le Moënne, C. (2015). Pour une approche « propensionniste » des phénomènes d’information – communication organisationnelle: Émergence et différenciation des formes sociales. Communication & Organisation, 47(1), 141-158. https://www.cairn.info/revue-communication-et-organisation-2015-1-page-141.htm.

structure, ce qui donne forme, ce n’est pas une mise en sens mais littéralement une mise en forme infra-langagière. Rappelons avec Gilbert Simondon qu’« il est absolument

insuffisant de dire que c’est le langage qui permet à l’homme d’accéder aux significations ; s’il n’y avait pas de significations pour soutenir le langage, il n’y aurait pas de langage »

(Simondon & Garelli, 2005)139. Cette affirmation rejoint les derniers travaux en sciences cognitives (Dehaene, 2018)140. Stanislas Dehaene démontre en effet par ses travaux qu’il existerait de l’a priori. La mémoire phylogénétique accumulée et transmise par des générations et des générations d’hominidés et plus précisément d’Homo Sapiens pour notre espèce en particulier aurait en effet capitalisé des formes de connaissance qui seraient autant d’hypothèses validées a priori. Stanislas Dehaene démontre ainsi que les bébés possèdent l’intuition des nombres et des probabilités, l’intuition des objets ou l’intuition de la psychologie. Les objets et les machines pourraient participer de cette même logique.

Dit autrement, nous pourrions avancer l’idée selon laquelle les algorithmes seraient des processus d’informations et de communications organisationnelles au-delà ou en dessous du langage. Les machines mettent en ordre et en norme, elles spatialisent. Il s’agirait ainsi de considérer que les machines et les objets en général n’acquièrent pas du sens au terme d’un processus social de codage et de codification. Les objets existent avant le sens « langagier » que l’on peut leur donner.

« The nature of objects and their relation to the social were central to Marx’s

concerns. In the century that followed, of course, a different interpretation was to become dominant as writers associated with structuralism, poststructuralism, semiotics, phenomenology, symbolic interactionism and hermeneutics all tended to disregard the material dimension of culture. The assumption they shared was that material objects exist primarely « as envelopes of meaning », acquiring a social presence « as a result of

139 Simondon, G., & Garelli, J. (2005). L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Editions Jérôme Millon.

processes of linguistic coding and discursive interpretation141 » (Engeström & Blackler,

2005, p. 308)142.

Si le langage ne structure pas ces processus d’information organisationnelle, la notion de pratiques sociales, organisationnelles ou professionnelles considérées comme une activité sociale stabilisée et répétitive pourrait être intéressante à retenir.

Répétition

Pour cela, une nouvelle fois, nous pouvons suivre le raisonnement de Lewis Mumford selon lequel la maîtrise des artefacts implique la capacité à répéter un geste, à l’améliorer et à transmettre cette compétence. Cette dernière place la mémoire et la culture au cœur du processus d’information. Il faut que l’homme possède des capacités de mémoire pour améliorer le système et conserver, dans le temps, les changements qui y sont apportés. En d’autres termes, l’homme serait devenu lui-même par l’activité répétitive. « Le primordial besoin d’ordre et la réalisation de l’ordre au moyen d’actes répétitifs, de plus en plus formalisés, sont à mon avis fondamentaux pour tout le développement de la culture humaine » (Mumford, 1974). L’invention du langage, par exemple, a dû nécessiter

beaucoup d’exercices répétitifs afin de maîtriser cette technologie. Le rituel dans les sociétés traditionnelles joue ici un rôle fondamental. C’est par la répétition de la même chose que nous finissons par maîtriser une technologie et une pratique qui va permettre de créer du « commun ». Dévier du rituel, c’est un risque de ne plus faire commun, de ne plus faire culture au sens anthropologique du terme, d’où l’importance des rituels magiques et chamaniques dans les sociétés traditionnelles.

141 « La nature des objets et leur relation au social était au centre des préoccupations de Marx. Dans le siècle qui suivit, bien sûr, une interprétation différente devait devenir dominante en tant qu’écrivains associés au structuralisme, au poststructuralisme, à la sémiotique, à la phénoménologie, à l’interactionnisme symbolique et à l’herméneutique qui ont tous eus tendance à ne pas tenir compte de la dimension matérielle de la culture. L’hypothèse qu’ils partageaient était que les objets matériels existaient principalement comme « enveloppés de sens », acquérant une présence sociale à la suite d’un processus de codage et d’interprétation discursive » (Notre traduction)

142 Engeström, Y., & Blackler, F. (2005). On the Life of the Object. Organization, 12(3), 307‑330. https://doi.org/10.1177/1350508405051268

Lewis Mumford relie également la question de la répétition et du rituel à la question du travail. « Avec la culture des graines, la routine quotidienne reprit en charge une fonction que seul le rituel avait assumée auparavant : de fait, il serait peut-être plus proche de la vérité de déclarer que la régularité et la répétition rituelles, grâce à quoi l’homme primitif avait appris dans une certaine mesure à dominer les débordements mauvais et souvent dangereux de son inconscient, se trouvèrent désormais transférées à la sphère de travail, et mises de façon plus directe au service de la vie, dans l’application aux tâches quotidiennes du jardin et du champ » (Mumford, 1974).

Ce que signale Lewis Mumford ici, c’est que l’être humain a transféré une compétence cognitive qu’il a acquis au cours de son processus d’hominisation dans son environnement. Cette compétence cognitive, c’est la répétition, la routine appliquée à un objet, en l’occurrence la culture de la graine dans l’exemple utilisé. Si l’on suit ce raisonnement, la notion de routine organisationnelle serait un processus d’extériorisation « banal » ou normal. Sous cet aspect, étudier le travail chez les acteurs de l’habitat pourrait ainsi passer par ce qui est répétitif, ce qui relève de la routine.

L’une des idées centrales serait donc ici d’essayer de voir le langage et le travail comme une activité répétitive à la base de l’hominisation. C’est par la lente maturation de la même chose, par essai et erreur, que le singe serait devenu un homme. La technologie est alors envisagée comme un dispositif de réplication et de mémoire qui permet de revenir sur la tâche perpétuellement recommencée mais qui évolue nécessairement. La pratique et l’usage de dispositifs technologiques vues comme réplication régulière des mêmes activités. Cette définition est d’ailleurs très proche de celles qui ont été données à la notion d’usage social, pour la différencier des usages fonctionnels.

« Les usages sociaux sont des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment

de récurrence et sous la forme d’habitudes suffisamment intégrées dans la quotidienneté pour s’insérer et s’imposer dans l’éventail des pratiques culturelles préexistantes, se

reproduire et éventuellement résister en tant que pratiques spécifiques » (Lacroix,

1994)143.

Citons également cette définition :

« L’usage renvoie à l’utilisation d’un média ou d’une technologie, repérable et

analysable à travers des pratiques et des représentations spécifiques ; l’usage devient « social » dès qu’il est possible d’en saisir – parce qu’il est stabilisé – les conditions sociales d’émergence, et, en retour d’établir les modalités selon lesquelles il participe de la définition des identités sociales des sujets » (Millerand, 2008)144.

Ce sont la récurrence, l’habitude, la stabilité qui forment les éléments définitionnels d’un usage social. C’est parce qu’il y a répétition de la même chose qu’il y a culture.

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