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Investissement de l’approche socio-cognitive dans le projet BIM

Le rapport du CAS

2.3. Pour une approche socio-cognitive de l’analyse des machines numériques

2.3.6. Investissement de l’approche socio-cognitive dans le projet BIM

Parmi les discours et les débats sur ces questions dans nos terrains de recherche, nous observons, là aussi pour simplifier, deux grandes attitudes générales.

La première consiste globalement à considérer que le monde est stable et rationnel et qu’il est possible de le décrire de manière univoque. Selon cette perspective, il serait donc possible de créer une machine unique qui puisse satisfaire à cette présentation/représentation de la réalité.

La seconde attitude est celle qui au contraire considère que le monde est en émergence et que sa complexité est telle qu’il est vain de vouloir le représenter dans des modèles ou des processus. La réalité est certainement entre ces deux extrêmes, entre institution et destitution, pour reprendre les catégories proposées par Cornélius Castoriadis (Castoriadis, 1999)326. Dans ce contexte, la figure du community manager, du moniteur collaboratif ou du BIM manager nous semble très importante dans sa fonction d’organisateur et d’agencement des machines avec les situations. Il a en quelque sorte la charge de mettre en forme cette tension entre ce qui demeure et relève d’une forme de stabilité (machines substantives et interactions associées) et ce qui relève d’une forme d’émergence (machines procédurales et interactions associées). Dans cette perspective, les tâches d’un community manager ou d’un BIM manager pourraient se situer aussi dans les deux registres suivants : identification des répertoires de connaissances et des objets qui les portent (phase de description des processus de travail et des objets qui permettent de les réaliser) ; et design des plateformes collaboratives et des « réseaux sociaux d’entreprise » et articulation avec les environnements socio-techniques. 2.3.6. Investissement de l’approche socio-cognitive dans le projet BIM 326 Castoriadis, C. (1999). L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil.

L’approche socio-cognitive est aussi celle que nous avons mobilisée pour tenter de comprendre les usages du BIM. Comme nous avons pu déjà le présenter, le BIM pour

Building Information Model, Modeling et Management est une méthode et des outils qui

consistent à numériser l’ensemble du processus de conception, de réalisation et de gestion des logements. Quelles compétences, quelles actions et quelles nouvelles répartitions des tâches socio-cognitives sont engagées dans ces nouvelles situations de travail ? Nous avons ainsi pu observer que la représentation spatiale d’un projet sous la forme d’une maquette numérique impliquait l’émergence de compétences inédites chez les acteurs de l’habitat qui participaient à ce type de démarche.

Par exemple, il semblerait en effet qu’une compétence en lecture 2D soit remplacée par une compétence en manipulation et repérage 3D. En effet, lors des revues de projet, certains se perdaient dans les possibilités qu’offrait la maquette numérique en terme de détails. Pour retrouver la globalité et le sens du projet, les acteurs revenaient à la lecture des plans 2D qu’ils semblaient mieux maîtriser. Cette reconfiguration de l’espace de travail invite ainsi à s’interroger sur les compétences requises par l’usage du BIM : de nouvelles compétences techniques sans doute, mais peut-être aussi des compétences communicationnelles (Bouillon, 2015)327 et cognitives qui permettent aux acteurs de construire du sens et de partager un projet médiatisé par un nouvel objet technique.

Ce nouveau dispositif sociotechnique change également l’espace et le temps des résolutions de conflits. Nous observons que la vigilance pour révéler des conflits techniques pour ne pas dire des erreurs humaines (espace prévu pour le lit trop étroit, canalisation impossible à installer à l’endroit prévu…) est désormais déléguée au BIM, considéré comme une « machine » plus performante. Il y a évidemment ici l’idée selon laquelle le facteur d’erreur est humain (Bénéjean, 2015)328. Une tâche cognitive se

327 Bouillon, J.-L. (2015). Technologies numériques d’information et de communication et rationalisations organisationnelles : les « compétences numériques » face à la modélisation, Digital technologies Information-communication in organizational rationalizations: « digital skills » and modeling process. Les Enjeux de l’information et de la communication, n° 16/1(1), 89‑103.

328 Bénéjean, M. (2015). De l’équipement des relations pilotes-contrôleurs: Discipline, traces et communication architextuée. Réseaux, 190-191(2), 151-184. doi:10.3917/res.190-191.0151.

trouve ainsi allégée. Ce déplacement en implique un autre. Les espaces de régulation des conflits se retrouvent ainsi en amont du processus pour éviter les aléas et les décisions en phase réalisation. La gestion est donc impliquée bien en amont du processus de travail de manière à mieux organiser et mieux planifier le travail. Se pose alors la question de savoir si le déplacement de ces tâches en phase de conception permet réellement d’améliorer la qualité des ouvrages en phase réalisation. Nous pouvons pour le moment en douter.

Le BIM oblige également à réinstaurer de nouvelles frontières temporelles pour accompagner son déroulement. En effet, auparavant, les phases étaient claires et bien segmentées : il y avait un avant-projet sommaire, un avant-projet définitif, un projet... Et chaque phase faisait l’objet de livrables spécifiques avec des niveaux de détails associés. Ce n’est plus le cas avec le BIM. Le niveau de détail est tout de suite plus important dès le début du projet, ce qui apporte une juxtaposition et une accélération des phases de travail. Le chef de projet doit alors se transformer en gardien du temps de manière à ne garder que les questions qui concernent la phase dans laquelle les acteurs sont censés travailler.

De manière plus globale, si le BIM porte l’espoir utopique de coordonner l’ensemble des acteurs autour d’une même plateforme collaborative dans un même espace-temps de travail, nos observations et entretiens nous conduisent à penser qu’il est avant tout un dispositif largement fragmenté au même titre que l’est le secteur de la construction publique en France. Il n’y a pas un BIM collaboratif et décentralisé qui permettrait à tous les acteurs de collaborer de manière asynchrone autour d’une même plateforme collaborative. Contrairement à ce que nous avons a pu lire, le BIM n’est pas le BLM (le Building Lifecycle Management) concept qui fait référence au PLM (Product

Lifecycle Management) du secteur de l’automobile ou de l’aéronautique. Le BIM est avant

tout un environnement numérique de travail dispersé, fragmenté, qui se recompose perpétuellement tout au long du processus de travail. Nous assisterions en fait surtout à la poursuite d’un long processus de numérisation qui touche désormais les cœurs de métier, c’est-à-dire concevoir, réaliser et gérer. Et si les espaces-temps de travail se recomposent, nous assistons aussi à une adaptation des pratiques du BIM au contexte

du secteur de la construction publique, ce qui implique de prendre en compte la catégorie de mémoire organisationnelle et technique, centrale, selon nous, dans une approche socio-cognitive.

Enfin, un troisième groupe d’hypothèses et de méthodes pourrait participer selon nous à la consistance d’un programme de recherche sur les informations organisationnelles. Nous voulons parler du pragmatisme.

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