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La machine comme facteur de modification sociale et organisationnelle

Mémoire et travail : enjeux de collaboration, de normes et de connaissances

2. Machines et mégamachines : diversité d’hypothèses et de méthodes pour analyser les machines et les mégamachines

2.1. Deux grands pôles d’analyse : entre déterminisme technique et innovation sociale

2.1.1. La machine comme facteur de modification sociale et organisationnelle

Comme nous l’avons évoqué, nous pourrions tenter de simplifier les analyses des machines à communiquer à l’aune de deux grands pôles divisés entre deux extrêmes : l’un porterait un déterminisme technique, et l’autre une innovation sociale.

Au cours de nos recherches sur le BIM, et en côtoyant les acteurs de l’habitat, nous avons observé ces deux grands pôles d’analyse à travers les discours que les experts et praticiens portent sur cet acronyme. Soit le BIM est considéré comme ayant un impact social et organisationnel fort ; soit le BIM est considéré dans une analyse moins technocentrée qui relativise son impact organisationnel.

2.1.1. La machine comme facteur de modification sociale et organisationnelle

Considérons dans un premier temps l’hypothèse selon laquelle les machines à communiquer seraient source de modification sociale et organisationnelle majeure.

Dans la première approche datant des années 1960, nous sommes dans la tradition qui considère que la technique a un impact unilatéral sur les usages. Cette idée peut parfois s’accompagner d’un second présupposé selon lequel les concepteurs auraient imaginé ou anticipé les usages que les individus vont développer. C’est la croyance selon laquelle la technique façonne le social ou la conviction du déterminisme technique. Marshall McLuhan est l’un des éminents représentants de cette filiation (McLuhan, 1964)188, développée plus tard de manière centrale en 1996 par les cahiers de médiologie de Régis Debray. La perspective du déterminisme technique considère ainsi que la technique a un impact unilatéral sur les usages. Les concepteurs auraient la capacité d’imaginer ou d’anticiper les usages que les gens n’auraient plus qu’à mettre en œuvre. L’idée selon laquelle la technique façonne le social en somme. L’héritage de Marshall McLuhan est ici très fort, comme le rappellent Patrick-Yves Badillo et Nicolas Pélissier, « McLuhan insiste sur le pouvoir qu’ont les technologies d’hypnotiser la société »

(Badillo & Pélisser, 2016)189. « Medium is the message », est certainement la citation la plus connue de l’auteur. C’est l’objet technique en tant que tel qui est le message, qui informe et donc qui met en forme, même si les processus de propagation peuvent être très divers en fonction des contextes socio-historiques, ce qui n’était pas vraiment pris en compte dans la perspective de Marshall McLuhan. Pour le dire autrement, c’est l’idée selon laquelle les machines transforment nos espaces-temps. C’est une thèse répandue. Depuis l’invention de la machine à vapeur au XVIIIe siècle, nos sociétés auraient subi des transformations de plus en plus rapides. L’accélération de l’innovation sociale et technique semblerait d’ailleurs débuter à cette période. La machine commencerait alors à soumettre les industries et les sociétés à des rythmes de recomposition très rapide.

C’est notamment la thèse défendue également par des économistes qui avancent l’idée de deux âges de la machine qui imposeraient son rythme aux sociétés (Brynjolfsson & McAfee, 2015)190. Le premier âge de la machine serait celui des effets et de la machine à vapeur. Le deuxième âge de la machine serait celui des effets des machines numériques. Selon les économistes, il y aurait ainsi deux principes qui animeraient le développement des machines numériques. Tout d’abord, elles affecteraient désormais tous les aspects de la vie. Ensuite, les transformations seraient de plus en plus rapides, notamment sous l’effet de la loi de Moore selon laquelle les possibilités de calcul se multiplieraient par deux (exposant deux) tous les dix-huit mois, ouvrant des potentialités jamais inégalées dans l’histoire de l’humanité.

Nous sommes donc exposés à cette argumentation relativement diffusée qui explique que l’innovation technique est à la base des transformations sociales, organisationnelles, industrielles et même anthropologiques. Ces discours se développent alors soit sous l’égide d’un discours dystopique (la machine a tué l’artisanat, elle a aliéné les hommes et les femmes, elle a produit des prolétaires sans

189 Badillo, P.-Y., & Pélisser, N. (2016). Usages et usagers de l’information numérique. Revue française des sciences de l’information et de la communication, (6). Repéré à http://rfsic.revues.org/1448

190 Brynjolfsson, E., & McAfee, A. (2015). Le deuxième âge de la machine, Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique, Paris, Odile Jacob.

esprit…) ou d’un discours utopique (la machine nous a libéré des tâches aliénantes, elle est un prolongement de nous-même…).

L’avantage, avec les études empiriques, c’est qu’elles tordent souvent le cou à ces prédictions. Par exemple, concernant le débat sur la transformation et même la suppression de l’artisanat dans le contexte du développement des machines au XIXe siècle, l’historien Cédric Perrin note qu’« au-delà des variations cycliques, le nombre

d’artisans a été stable au XXe siècle ; il est en progression au début du XXIe siècle » (Perrin,

2017, p. 186)191. Il s’agirait donc aussi de considérer que la machine n’a pas tué l’artisanat mais que ce dernier s’est au contraire adapté.

Il en serait de même avec la révolution numérique. Le rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société française en 1978 (Nora & Minc, 1978)192 annonçait par exemple la fin de la création d’emploi dans les services. « Or la part des services dans

l’emploi total est passée de 57% en 1980 à plus de 70% en 2000 » (Gadrey, 2015)193.

Dans ce contexte, que penser de l’étude de Frey et Osborne, de l’université d’Oxford, qui prévoit une destruction de 47 % d’emplois d’ici une vingtaine d’années aux Etats-Unis ? (Frey & Osborne, 2013)194.

Le rapport Villani sur l’intelligence artificielle rappelle quant à lui qu’en France, « un cabinet de conseil, Roland Berger, a établi approximativement que 42 % des emplois

étaient menacés à un horizon similaire » et souligne « Quoi qu’il en soit, donc, l’échelle à laquelle se jouera cette transformation est massive et nécessite une réaction collective à la hauteur » (Villani, 2018)195.

191 Perrin, C. (2017). Un ordre économique sans machine ? L’Homme et la société, (205), 185‑209. https://doi.org/10.3917/lhs.205.0185 192 Nora, S., & Minc, A. (1978). L’informatisation de la société: rapport à M. le Président de la République, Paris, Seuil. 193 Gadrey, J. (2015). Le mythe de la robotisation détruisant des emplois par millions. Les blogs d’Alternatives économiques. Repéré à https://blogs.alternatives-economiques.fr/gadrey/2015/06/01/le-mythe-de-la-robotisation-detruisant-des-emplois-par-millions-1 194 Frey, C. B., & Osborne, M. A. (2013). The future of employment : how susceptible are jobs to computerisation ? Oxford.

195 Villani, C. (2018). Donner un sens à l'intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne, Rapport de mission ministérielle, Ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation, https://www.aiforhumanity.fr/pdfs/9782111457089_Rapport_Villani_accessible.pdf.

En somme, les discours et débats qui ont accompagné le développement de la machine du XVIe siècle au XXIe siècle ont ceci de commun avec les discours utopiques ou dystopiques, c’est qu’ils envisagent, pour la plupart, les innovations techniques comme ayant un impact très important pour ne pas dire unilatéral sur la société et les organisations. Nous serions dans le paradigme des effets forts de la technique, à l’instar des premières théories de l’information et de la communication (Mattelart & Mattelart, 1995)196 ou de la première sociologie des médias. 2.1.2. La machine comme dispositif d’accélération de processus de coordination

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