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La médecine militaire : des particularités et des nuances

De cette analyse comparative, nous relevons trois constats fondamentaux. Tout d’abord, les résultats de la recherche suggèrent certaines nuances aux propositions avancées dans la littérature. Par exemple, des différences ressortent entre les médecins généralistes qui pratiquent une médecine familiale et ceux qui interviennent en traumatologie. Les dilemmes ne sont pas les mêmes selon que le patient soit un soldat canadien, de la coalition ou un Afghan (soldat ou non). Cette différence est due tout d’abord à la nature et à l’ampleur des soins fournis. Les Afghans sont vus principalement pour des blessures, alors que les soldats canadiens sont traités aussi pour l’ensemble des problèmes médicaux, du plus bénin aux blessures les plus graves. Dans le cas de traumatologie, les Canadiens sont simplement stabilisés et transférés le plus rapidement possible vers l’Europe, alors que les Afghans restent sur place. La proximité des contacts et la durée des soins donnés aux patients constituent donc des variables importantes quant au nombre et à l’intensité des dilemmes vécus. Par conséquent, les médecins militaires ne forment pas un groupe homogène qui vit les mêmes expériences, ni les mêmes dilemmes éthiques.

Deuxièmement, les dilemmes les plus intenses rapportés par les médecins militaires canadiens, vont au-delà d’une tension entre les besoins institutionnels et les besoins des patients, ou même d’un tiraillement de loyauté professionnelle (même si ceux-ci existent surtout pour les médecins généralistes). Tout comme c’est le cas en médecine humanitaire, la plus grande tension partagée par tous, généralistes, commandants et spécialistes, se situe face à l’iniquité de santé (accès et continuité de soins) entre les soldats afghans et ceux de la force de coalition. Cette inégalité des soins de santé, amplifiée par la limite des ressources en mission, oblige les médecins à prendre des décisions de vie ou de mort, ou à transférer rapidement les patients afghans dans un système de santé local totalement déficient. Soudainement, les médecins réalisent que leur pratique médicale occidentale n’est plus adaptée, que leur réflexe de tout faire pour sauver une vie n’a plus sa place ni même de sens, qu’ils doivent se résigner à des soins palliatifs. Ils sont confrontés à un sujet tabou : l’inégalité de la valeur d’une vie humaine et les iniquités de santé dans le monde. Cette réalité de la médecine de guerre « (…) mean(s) that practitioners facing surgery for the victims of war for the first time will have to change their mindset, i.e., their ‘professional mental software’. » (Guiannou et Baldan, 2010 p.19)

En fait, les défis auxquels ont été confrontés les médecins militaires sont plutôt liés aux enjeux de santé publique, c’est-à-dire de justice sociale et de droits humains (Gostin, 2001; Mann 1998). Plusieurs répondants ont compris que leur rôle comme médecin militaire s’approchait de celui en santé publique, mais n’avaient probablement pas réalisé l’importance de la tension qui y existe, entre les droits individuels et le bien commun. L’iniquité en santé leur a posé un problème éthique car soudainement, l’inégalité de l’accès aux soins ainsi que les déterminants sociaux de la santé, sont apparus clairement et ont été vécus comme une injustice.

Finalement, l’identification des dilemmes vécus et les mécanismes de résolution de ceux-ci, nous apparaissent relativement peu articulés par les médecins militaires, compte tenu de la formation reçue en éthique : tant dans la formation médicale de base, qu’au sein de l’institution militaire. D’une part, il existe des codes de déontologie et d’autre part, des formations sur l’éthique de la vertu qui ont été donnés annuellement depuis plus de 10 ans, au sein de l’institution militaire canadienne (Défense Nationale, 2002, 2005) Par conséquent, nous aurions pu nous attendre à une approche un peu plus systématique au niveau éthique, dans ce que Hannah et collègues (2011) appelle « le processus cognitif moral ». Ce processus comprend à la fois la sensibilité morale et le jugement moral, tel que défini par Rest et collègues (1999).

Aucun des répondants n’a fait de distinction entre les dilemmes cliniques (avec le patient) et non cliniques (implication des médecins dans des activités plus militaires). D’une façon générale, l’articulation de la problématique demeure relativement peu structurée, sans lien ou référence à des expériences antérieures militaires ou humanitaires, à des critères éprouvés, à une éthique définie, ou à des articles sur le sujet. En termes de résolution de dilemme, les décisions de groupe, le respect des règles d’éligibilité et le recours aux avis externes, sont tous des mécanismes qui permettent d’une certaine façon, de « partager » la responsabilité décisionnelle.

Les règles d’éligibilité, quoique pratiques pour identifier et justifier les priorités, demeurent un outil parmi d’autres et ne devraient pas remplacer le jugement éthique. Ces règles comme seul

outil de référence, pourraient même créer un écran empêchant de voir les dimensions éthiques d’une situation. C’est ce que Palazzo et Krings (2012) qualifient de cadre de référence rigide, pouvant engendrer un aveuglement éthique (ethical blindness). Ainsi, « By masking some elements and highlighting others, frames make people blind to some aspects of a problem. Those blind spots can only be detected when looking at the problem from a different perspective, that is, by using a different frame. » (Palazzo et Krings, 2012 p.326). Dans le cas présent, les règles ont été établies pour mieux gérer les ressources limitées et ce, dans un contexte particulier. De même, la matrice d’éligibilité, si elle devient la seule référence, peut être un facteur de déresponsabilisation des individus qui en viennent à croire que les décisions sont en dehors de leur contrôle (concept de locus de control externe), ou qui a pour résultat une « diffusion of responsibility » (Bandura, 1997). La forte référence à ces règles d’éligibilité soulève donc des questions importantes en termes éthiques.

Quant au jugement individuel, les médecins militaires canadiens disent l’utiliser souvent, mais ont pourtant de la difficulté à identifier les principes et les valeurs qui le dirigent. Quelques hypothèses peuvent être émises pour expliquer ce constat. Le contexte et le nombre d’outils de référence (codes d’éthique, lois humanitaires internationales, règles légales, etc.) rendent peut- être l’analyse éthique trop difficile, c’est pourquoi on se réfèrerait à son propre jugement. Ce peut être également, et tel que le soutiennent Haidt (2001) ou Reynolds (2006), que la réflexion éthique ne soit pas aussi rationnelle qu’on le croit, mais également intuitive, émotive et plutôt automatique. Ce pourrait-être aussi, comme deux répondants l’ont mentionné, une forme d’évitement, voilà pourquoi on se réfèrerait à ses propres valeurs pour éviter de discuter du problème, pour ne pas être identifié comme une personne qui se plaint ou qui critique et soulève des problèmes.

« Tu n’as pas le droit de te plaindre, tu n’as pas le droit de rien dire, parce que regarde-toi tu n’es pas au front. Moi, je ne suis pas un soldat, je suis un petit médecin. Mais c’est ça, je crois qu’il y a eu beaucoup de personnel de la santé qui ont eu des problèmes de santé mentale suite à cette espèce de politique que tu n’as pas le droit de te confier, tu n’as pas le droit de rien dire, c’est dommage, il y a des infirmières qui ont beaucoup souffert de ça. »

« Sometimes you don’t want to constantly create ethical issues, you know what I mean, because sometimes people don’t want to talk about, you know, even

myself, sometimes people don’t want to debate the ethics of it, but at the same time people want to get down to business. » (#1,5)

Enfin, des répondants ayant vécu plus d’une mission ont mentionné que l’équipe et principalement le commandant, pouvaient avoir une grande incidence sur l’ouverture ou non, aux discussions éthiques. Puisque les dimensions contextuelles peuvent également influencer la réflexion éthique, ainsi que la possibilité (ou l’impossibilité) de discuter et d’exprimer son questionnement éthique, elles nous paraissent fondamentales. Ces dimensions relèvent toutefois de la culture organisationnelle (Treviño et Youngblood, 1990). D’ailleurs, des recherches récentes ont démontré qu’un leadership éthique (défini comme l’influence qu’un supérieur exerce pour encourager des comportements éthiques) favorise l’expression et la dénonciation des problèmes éthiques au sein des entreprises (Brown et al., 2005; Walumbwa et Schaubroeck, 2009; Schaubroeck et al., 2012).

Bref, quelles que soient les raisons, cette difficulté d’identification et d’articulation des problèmes éthiques nous apparait significative. Son analyse tend à faire ressortir les variables individuelles, situationnelles et organisationnelles entourant le processus de décision éthique et nous conduit vers une perspective interactionniste (Treviño, 1986). En effet, les répondants disent compter sur leur propre jugement, sur les outils disponibles et sur leur supérieur à des niveaux différents selon la situation, pour réfléchir et prendre une décision éthique.

Nous partageons l’avis de la British Medical Association (BMA), qui déclare que « a sound grasp of ethical principles can bring clarity to doctor’s decision making when under pressure » (BMA, 2012 p.3). C’est la raison pour laquelle la BMA a développé en 2013, un outil de référence spécifique pour les professionnels de la santé des Forces armées, soit le Ethical decision-making for doctors in the armed forces : a toolkit. De plus, les services médicaux de la défense britannique ont reconnu que la formation pré-déploiement des professionnels militaires de la santé « should include an appreciation of ethical challenges that can otherwise startle the unwary medic » (Sokol, 2010). Au-delà de cette formation dirigée vers les médecins eux-mêmes, l’institution militaire aurait avantage à soutenir l’établissement d’un leadership éthique ainsi que d’une culture éthique, qui irait au-delà de ce que prévoit le programme d’éthique de la défense (PED). La culture éthique se définit comme

« a subset of organizational culture, representing a multidimensional interplay among various ‘formal’ and ‘informal’ systems of behavioral control that are capable of promoting either ethical or unethical behavior » (Treviño et al., 1998 p.451-452). Une étude récente auprès de l’armée américaine semble d’ailleurs confirmer le lien entre le leadership éthique et la culture éthique, démontrant que le leadership a une influence sur plusieurs paliers hiérarchiques, comme le facteur de mitigation de comportements non éthiques envers les détenus (Schaubroeck et al., 2012). Les auteurs en concluent qu’il est important pour une organisation, de partager une même vision de la conduite éthique à tous les niveaux hiérarchiques, principalement dans les unités.