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Il est intéressant de noter que quatre répondants ont dit n’avoir vécu aucun dilemme, alors que deux autres les considèrent comme des dilemmes peu significatifs. Il s’agit donc de près de la moitié des répondants. Malgré tout, les dilemmes qui ressortent abondent dans le même sens que ce que l’on retrouve dans la littérature, avec toutefois certaines distinctions intéressantes. Ainsi, la différence de standards dans le traitement entre les Occidentaux et les Nationaux est rarement discutée à travers la littérature, mais constitue tout de même le défi le plus fréquemment évoqué par les répondants. L’autre élément le plus soulevé concerne quant à lui, les problèmes entourant la limite de ressources.

Une fois de plus, contrairement à la littérature, les dilemmes de triage ne portent pas sur la priorité à accorder aux patients, c’est-à-dire qui soigner en premier, car les règles d’éligibilité des soins ont permis aux médecins de prendre des décisions plus facilement à cet égard, celles- ci relevant d’une personne désignée. Les problèmes de triage proviennent plutôt de l’impossibilité de soigner certaines personnes, comme la population locale, alors qu’à d’autres moments, des enfants étaient acceptés pour « gagner le cœur et les esprits » ou pour des raisons politiques. L’autre dilemme en ce qui a trait au triage est dû à la pression ressentie pour renvoyer rapidement les Afghans dans leur système local de santé, afin de libérer les lits (triage de sortie et non d’entrée), ainsi que limiter l’utilisation des ressources pour assurer une disponibilité aux forces de la coalition.

Par contre, tel qu’il est mentionné dans la littérature sur les médecins militaires, plusieurs ont mentionné avoir éprouvé des difficultés dans leur relation avec d’autres membres de leur profession, mais surtout avec ceux de l’armée canadienne ou alliée. Ainsi, ils se sont parfois sentis pris entre les besoins des patients et les besoins institutionnels ou opérationnels. Le dilemme qui semble être le plus important à ce niveau est la confidentialité qui, selon les répondants, serait plus difficile à gérer dans le contexte militaire. La question de confidentialité a été évoquée en lien avec la comparaison entre le code d’éthique militaire et médicale. Dix répondants considèrent qu’il n’y a pas de conflit entre les deux codes et que seul le focus est différent, puisqu’il s’agit dans un cas des besoins du patient et dans l’autre, des besoins de l’institution. Toutefois, en réfléchissant à cette question, certains ont mentionné

que la confidentialité est plus difficile à gérer car comme militaires, ils doivent rapporter toute transgression et penser au succès des opérations, tandis que comme médecins ils doivent préserver avant tout la confidentialité du patient.

Pour résoudre les conflits rencontrés, les moyens les plus utilisés sont la décision de groupe et l’utilisation de son propre jugement (trois personnes mentionnent même avoir leur propre code d’éthique). Les règles d’éligibilité et le travail d’équipe ont constitué les principaux outils de prise de décision. Toutefois, peu de répondants ont été en mesure d’identifier clairement les valeurs utilisées dans leur prise de décision. Des attributs, des valeurs (respect de l’autonomie et du patient, compassion, intégrité, honnêteté, etc.) et des principes (être réaliste face à la situation, ne pas porter de jugement, avoir confiance en soi, etc.) étaient présentés sans distinction. Il est à noter que les codes d’éthique ne sont pas mentionnés en référence aux outils utilisés pour résoudre ces types de défis.

La moitié des répondants (7) ont également tendance à croire qu’une personne est éthique ou qu’elle ne l’est pas et que l’éthique ne s’enseigne pas. Pour plusieurs, ce sont l’expérience et la formation médicale qui les ont préparés à faire face aux situations sur le terrain. Ainsi, la préparation au plan éthique n’était pas nécessaire selon eux. Pourtant, les répondants suggèrent de favoriser les discussions entre professionnels de la santé, afin d’aider la réflexion éthique avant, pendant et après le déploiement. L’étude de cas pour partager les expériences et orienter les discussions est fortement suggérée pour une éthique axée sur la médecine militaire. D’autres ajoutent qu’il serait important de bien connaître les lois internationales et de comprendre les distinctions entre le code d’éthique militaire et médicale. Il y a donc une certaine contradiction dans les réponses au niveau des suggestions, car d’une part on dit que l’éthique ne s’enseigne pas et de l’autre on suggère des études de cas et des discussions : comme si les répondants ne voyaient pas qu’il s’agit là d’outils de formation en éthique.

C

HAPITRE

5 :A

NALYSE DES RÉSULTATS

Introduction

Les résultats décrits au chapitre précédent présentent une expérience diversifiée des médecins militaires, tant au plan professionnel, qu’individuel et éthique. Plusieurs des résultats pourraient faire l’objet d’une analyse approfondie, notamment avec la perception de leur rôle au sein de la structure militaire et dans les missions, leur conception des codes d’éthique, ou leur point de vue sur la formation en éthique. Toutefois, nous nous limitons à deux angles de réflexion qui nous apparaissent essentiels et auxquels nous avons choisi de porter une attention particulière. Le premier angle d’analyse porte sur l’objet même de la présente recherche, qui est de vérifier quels sont les défis éthiques rencontrés par les médecins militaires canadiens (dans le cadre de la mission en Afghanistan) et si ces dilemmes sont les mêmes que ceux relevés dans la littérature récente en bioéthique, surtout dans le champ spécifique de l’éthique de la médicine militaire. Le deuxième élément d’analyse qui émerge de l’étude et porte sur l’identité professionnelle des répondants, c’est-à-dire s’ils priorisent ou non l’une des deux professions, médicale ou militaire.

Pour des fins d’analyse des défis éthiques, nous comparons dans un premier temps, le narratif des médecins militaires canadiens lors des entrevues avec les différents défis soulevés, dans la revue de littérature sur l’éthique de la médecine militaire effectuée au premier chapitre. Ainsi nous vérifions, tel que le proposent Sidel et Levy (2003a), si les médecins militaires sont contraints de subordonner les principes bioéthiques classiques (d’autonomie, de bienfaisance, de non malveillance et de justice), dans le soin des patients au profit des besoins militaires. Ensuite, nous examinons si ces derniers considèrent que leurs devoirs professionnels en tant que médecin et militaire divergent et engendrent des défis éthiques, telle que le suggère la littérature sur la double loyauté professionnelle (London, 2005; London et al., 2006; Singh, 2003; Allhoff, 2008; Weisfeld et al., 2008;), ainsi que sur les conflits de rôle (Bloche, 1999; Bloche et Marks, 2005). Enfin, nous étudions le point de vue des participants concernant la participation des médecins aux conflits, de même que sur la nature neutre et pacifique de la médecine (Gross, 2008b; Sidel et Levy, 2003b; Santa Barbara, 2005).

En deuxième lieu, nous explorons l’identité professionnelle, c’est-à-dire, à quelle des deux professions (médecin ou militaire) les répondants s’identifient en priorité. Deux groupes distincts émergent des entrevues : un premier se perçoit comme médecin avant tout; alors que l’autre groupe se perçoit comme médecin militaire, les deux professions étant pour eux, indissociables. Une analyse plus poussée démontre que ceux-ci se distinguent également sur d’autres dimensions discutées au cours de l’entrevue, notamment sur la sensibilité face aux dilemmes éthiques et sur les mécanismes de résolution des conflits favorisés. En fait, l’analyse des résultats nous amène à faire d’importantes distinctions et précisions. Tout d’abord, les résultats démontrent que les médecins militaires ne forment pas un groupe homogène. Il existe de fait, des différences, tant au niveau de la profession de la médecine militaire elle-même, que du contexte, ce qui est rarement souligné dans la littérature en éthique médicale, qui porte surtout sur la réalité américaine. Ainsi, des distinctions s’imposent entre les médecins eux- mêmes, dans la conception qu’ils se font de la profession, la perception de leur rôle, tout autant que dans les contextes de travail (par exemple en zone de conflit ou en contexte de paix) et finalement, selon le type de pratique (par exemple, chirurgie ou médecine générale/familiale).

La littérature sur la médecine dans des contextes humanitaires (Tobin, 2005; Schwartz et al., 2010; Hunt et al., 2012) ainsi qu’en éthique organisationnelle (Treviño, 1986; Brown et al., 2005) et en psychosociologie (Tajfel et Turner, 1979; Blasi, 1980, 1993; Rest, 1994; Bandura, 1999; Haidt, 2001), nous permet de comprendre certains de ces résultats. Par exemple, les dilemmes vécus et exprimés face aux iniquités de santé entre soldats de la coalition et soldats afghans lors des entrevues, sont mentionnés et analysés dans la littérature sur la médecine dans les contextes humanitaires. De même, les études sur l’éthique dans les organisations démontrent que le comportement éthique (ou non), dépend de variables individuelles, contextuelles et situationnelles (Treviño, 1986). Par ailleurs, depuis plus de vingt ans, des recherches en psychosociologie tendent à démontrer qu’il existe un lien entre l’identité et les jugements, ainsi que l’action morale (Blasi, 2004; Aquino et Reed, 2002; Weaver, 2006), concepts qui ne sont pas non plus abordés dans la littérature traditionnelle sur la médecine militaire. En effet, les études sur l’éthique de la médecine militaire ont surtout porté sur les éléments organisationnels (nécessité militaire) et professionnels (double loyauté) et très peu

sur les aspects individuels (d’identité). Pourtant, une recherche empirique en psychologie auprès de professionnels paramédicaux dans l’armée américaine, démontre que l’une des deux identités professionnelles (soldat ou professionnel de la santé) peut facilement être stimulée et activée pour qu’elle ait une influence significative sur le jugement moral des individus (Leavitt et al., 2014).

Évidemment, compte tenu du petit échantillonnage (n=14) de la présente recherche, les résultats des entrevues ne peuvent être généralisés. Il n’en demeure pas moins qu’ils nous inspirent au niveau théorique en faisant ressortir le caractère multidimensionnel de la médecine militaire ainsi qu’au plan pratique en nous permettant de suggérer des pistes de solution afin de faciliter la réflexion éthique des médecins militaires.

Il est à noter que dans le présent chapitre, nous avons encore pris les mesures afin d’assurer la confidentialité des répondants. Par contre, nous avons laissé certains extraits des entrevues dans leur langue originale, lorsqu’il s’agit de passages plus longs et qui auraient perdu en qualité lors de la traduction. Toutefois, dans ces cas, les passages sont regroupés, tout comme les références des participants, ce qui empêche de pouvoir associer un passage à un répondant spécifique. Si un seul verbatim est présenté, il l’est en français (traduit ou non), de façon à ne pouvoir identifier les participants par la variable de la langue.

Les dilemmes éthiques vécus par les médecins militaires