2.2.1 Les mécanismes de gestion de contraintes dans les activités de conception
Les travaux sur la gestion de contraintes dans les processus de conception mettent en évidence
que les concepteurs, dans la mesure du possible, cherchent à satisfaire les contraintes, c’est -à-dire à trouver une valeur qui lie deux variables, et ce dès que celles-ci sont formulées (Chevalier et Ivory, 2003 ; Darses, 1994).
Nous développons l’importance de trois mécanismes de gestion de contraintes décrits par
Darses (1994) dans le cadre de la conception de réseaux informatiques : la satisfaction de contraintes par choix de faits, par choix conjecturaux et le relâchement de contraintes.
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La satisfaction des contraintes par choix de faits résulte de la prise en compte de contraintes
implicites relatives aux préférences des concepteurs et qui va permettre d’orienter la recherche
de solutions. Les concepteurs réduisent le nombre de valeurs possibles pour la contrainte en ne gardant que celles qui leur semblent préférables, ce qui leur permet une économie cognitive. La satisfaction des contraintes par choix conjecturaux correspond aux décisions prises par les
concepteurs sur la base de leur expérience. Leurs connaissances leur permettent d’estimer les valeurs probables que la contrainte peut prendre et qu’il va tester par rapport aux données
spécifiques de la situation.
Les mécanismes de relâchement de contraintes sont considérés comme essentiels pour pouvoir
gérer les contraintes lorsqu’elles ne peuvent plus toutes être satisfaites (Darses, 1994). Ils sont
sous-jacents à la manière dont les concepteurs ont priorisé les contraintes au préalable. Seules
des contraintes dites de préférence peuvent être relâchées, c’est-à-dire que les concepteurs
peuvent revenir sur leurs choix pour modifier sa valeur
2.2.2 Mécanismes de gestion de contraintes et stratégies d’ordonnancement
Dans les situations d’ordonnancement, nous avons montré que les ordonnanceurs ont à gérer des problèmes complexes qui nécessitent une intégration des multiples logiques présentes dans
l’entreprise, ce qui peut conduire à des contradictions. La manière dont les ordonnanceurs vont
satisfaire les contraintes leur permet de mettre en œuvre des stratégies pour éviter la survenue
de ces conflits de buts ou minimiser les conséquences de leur apparition (Guérin, 2012).
En début de conception, des études sur l’ordonnancement ont permis de mettre en évidence que
les ordonnanceurs réduisent les choix possibles en privilégiant l’affectation en premier des tâches qu’ils jugent comme les moins flexibles, afin de maintenir au maximum leurs possibilités d’action afin d’être en mesure de spécifier l’ensemble des données du problème. Dans le champ
de l’ordonnancement manufacturier, dans l’attente d’autres informations, les ordonnanceurs
font le choix d’affecter les tâches les moins flexibles (McKay, Safeyani et Buzacott, 1995).
Guérin (2012) met en évidence que cette stratégie est également utilisée par des ordonnanceurs
experts dans la conception d’emploi du temps qui affectent d’abord les cours en fonction de la
disponibilité des enseignants puis seulement par la suite en fonction des autres contraintes telles que la disponibilité des salles. La mise en place de ces stratégies vise à ce que les ordonnanceurs
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ne prennent pas de décisions dans des contextes d’incertitude trop forts qui pourraient entraîner
des coûts de réordonnancements plus importants.
De plus, pour gérer l’incertitude relative à l’environnement de production, les ordonnanceurs
humains ont mis en évidence que ces derniers se basent sur ce que Hoc, Mebarki et Cegarra
(2004) nomment des connaissances « non informatisables » qui sont relatives aux ressources
et à l’entreprise pour prendre leurs décisions. Ces connaissances, qualifiées de « tacites » par
McKay et Wiers (2006) permettent aux ordonnanceurs d’inférer sur des informations manquantes en vue de poursuivre l’ordonnancement.
Compte tenu de l’incertitude et de l’instabilité qui caractérisent les processus
d’ordonnancement, les ordonnanceurs recherchent également de nombreuses informations liées
à la variabilité humaine (absences, mouvements sociaux) et industrielle (pannes de machines et
d’outils, calibrages des machines) de la production (Crawford et Wiers, 2001 ; Guérin, 2012 ;
Sanderson, 1989). Cette tâche peut représenter jusqu’à 90% du temps de leur travail, et relève d’une démarche proactive puisque c’est souvent l’ordonnanceur qui est à l’initiative des échanges d’informations. Six (2016), dans une étude sur l’activité des conducteurs de travaux que l’auteur considère comme réalisant en partie une activité d’ordonnancement/réordonnancement, met en évidence qu’ils passent plus de la moitié du
temps en interaction avec d’autres opérateurs, dont les trois quarts sont initiés par le conducteur
de travaux. Ces informations permettent aux ordonnanceurs de réactualiser la représentation
qu’ils ont des problèmes d’ordonnancement et ainsi de prédire des perturbations qui pourraient
survenir. Pour minimiser leurs conséquences, ils intègrent au plus tôt des marges de manœuvre
supplémentaires en vue de faciliter les réordonnancements et de réduire leurs coûts (Guérin,
2012 ; McKay, Safayeni et Buzacott, 1988). Par exemple, dans une série d’études de terrain,
McKay, Safayeni et Buzacott (1995) ont montré que trois quarts des aléas gérés étaient déjà
pris en compte par les ordonnanceurs avant leur survenue. Ces prédictions sont d’autant plus
complexes que les ordonnanceurs ont souvent à gérer plusieurs cycles temporels qui ne sont
pas toujours synchrones, ce qui renforce le caractère incertain de l’état futur de la production
(Crawford et al., 1999 ; Sanderson et Moray 1990). Les ordonnanceurs doivent alors associer
des évènements indépendants à partir de différentes sources d’informations en vue de se construire une représentation globale du processus et d’anticiper de futures perturbations
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Malgré les stratégies mises en œuvre par les ordonnanceurs, toutes les perturbations ne peuvent
pas être anticipées et des conflits de buts peuvent apparaître (Cegarra, 2004 ; Van den Bergh et
al., 2013). Comme nous l’avons souligné, leur survenue peut obliger les ordonnanceurs à
réaliser des compromis qui sont le résultat de mécanismes de relâchements de contraintes dites
de préférence mis en œuvre. Cegarra (2004), dans son étude sur la caractérisation de la
complexité d’ordonnancement manufacturier, met en évidence que les relâchements peuvent porter sur trois aspects de la production : sur le produit, sur les ressources et sur la demande.
Pour gagner du temps, Pour Wiers (1996), les ordonnanceurs d’ateliers de production groupent
certains ordres de production afin de limiter le nombre de paramétrages à réaliser sur la machine.
Les relâchements sur la demande peuvent nécessiter de négocier avec d’autres acteurs. Higgins
(1999), dans son étude sur l’ordonnancement manufacturier, souligne ainsi l’importance des
négociations avec les clients qui peuvent permettre de relâcher des contraintes temporelles liées
aux dates de livraison des produits. D’autres études montrent des négociations entre différents acteurs du processus d’ordonnancement pour gérer des contradictions liées aux exigences temporelles et/ou techniques de chacun (Bourmaud, 2006 ; Guérin, 2012). Dans
l’ordonnancement du personnel, la synthèse de littérature proposée par Van den Bergh et al.
(2013) mettent en évidence de nombreuses négociations qui existent avec les exécutants des plans de production.
Ces mécanismes peuvent être temporaires, c’est-à-dire que l’ordonnanceur diffère la satisfaction d’une première contrainte ce qui lui permettra de gérer immédiatement une seconde contrainte avant de satisfaire à nouveau la première. Bourmaud (2006) explique que dans le
cadre de travaux de maintenance, l’ordonnanceur peut être obligé d’annuler, le jour même de la mise en œuvre des plans, une tâche affectée à un intervenant pour qu’il réalise une nouvelle
intervention en priorité dont il viendra de prendre connaissance. En parallèle, il doit également
trouver un autre intervenant qui pourra réaliser l’intervention déprogrammée. Dans cet
exemple, compte tenu de contraintes temporelles plus fortes qui définissent la nouvelle tâche,
l’ordonnanceur fait donc le choix de prioriser cette intervention par rapport à une autre.
Par la mise en œuvre de ces mécanismes, l’enjeu est d’éviter de violer des contraintes, c’est -à-dire de ne pas être en mesure de satisfaire une contrainte de validité, pour ne pas engendrer de
conséquences négatives. Dans les situations d’ordonnancement, ces violations sont le résultat d’un manque de marges de manœuvre. Ces marges peuvent être temporelles et conduisent les
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ordonnanceurs à devoir réordonnancer dans l’urgence, c'est-à-dire sous pression temporelle, et
les conduire à prendre des décisions plus simples, c'est-à-dire qu’ils évaluent moins de solutions
possibles, et diminuent l’empan temporel pris en compte (Cegarra, 2008 ; Crawford et Wiers,
2001 ; Sanderson et Moray, 1990). Dans d’autres cas, les ordonnanceurs peuvent ne plus
disposer de marges de manœuvre pour modifier les plans de production, et ainsi se retrouver
dans situations d’impasses, c’est-à-dire des situations dans lesquelles les réordonnancements
seraient trop coûteux et qui ne permettraient pas d’élaborer des solutions acceptables (Van
Daele et Carpinelli, 2001).
Dans les situations d’ordonnancement du personnel, ces violations de contraintes ont des
conséquences avant tout pour les opérateurs puisqu’elles conduisent à des situations de sous
-effectifs ou des postes vacants (De Causmaecker et al., 2004 ; Van den Bergh et al., 2013).
Dans le milieu hospitalier, Xiao et al. (2007) montrent que lorsqu’une infirmière est absente
pour maladie et que l’ordonnanceur ne dispose pas de suffisamment de marges de manœuvre, il ne peut pas la remplacer et l’équipe d’infirmières en poste devra travailler en sous-effectifs. Les choix faits par les ordonnanceurs peuvent être satisfaisant sur le moment, mais devenir inacceptables sur le long terme (Wiers, 1996). Dans une vision plus générale de
l’ordonnancement qui considère l’ensemble du processus, l’enjeu est que la satisfaction des
contraintes soient maintenues jusqu’à l’exécution des plans, ce qui nous amène à nous intéresser
aux questions de robustesse.
3 La construction de la robustesse des ordonnancements
La question de la robustesse n’est pas propre à l’ordonnancement, et intéresse de nombreux
domaines scientifiques allant de l’informatique à la biologie en passant par l’écologie ou la
finance. Le plus souvent la robustesse est associée à une idée de « résistance vis-à-vis de
quelque chose » (Roy, 2002). Par exemple en biologie, Wagner (2005) s’intéresse à la manière
dont des mécanismes cellulaires et moléculaires permettent de protéger l’organisme contre des
mutations délétères.
Dans le champ de l’ordonnancement, les préoccupations pour la robustesse sont de plus en plus
discutées en lien avec le développement des modèles d’ordonnancements dynamiques et
réactifs et la volonté des entreprises de faire face à l’incertitude pour améliorer leurs performances. Dès 1981, Graves a soulevé l’intérêt porté à la question de la robustesse des
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ordonnancements en prenant en compte le caractère incertain des informations sur lesquelles
les ordonnanceurs se basent. La notion d’« à peu près » utilisée par Roy (2002) se rapproche de
ce que nous avons défini comme les différentes sources d’incertitude ou d’instabilité. D’une
part, compte tenu du caractère flou et souvent lacunaire des informations disponibles, des
ordonnancements robustes doivent être conçus pour permettre l’avancée de la conception des
plans tout en laissant la possibilité d’intégrer de nouvelles données. D’autre part, du fait de
l’environnement dynamique, des perturbations surviennent. La conception d’ordonnancements
dits robustes doit permettre de les gérer sans engendrer de conséquences jugées négatives. Selon
les études, les auteurs parlent d’aléas, de perturbations ou d’imprévus et concernent par exemple
des pannes de machines, une indisponibilité des opérateurs, des demandes de clients
inopinées… La robustesse de l’ordonnancement renvoie alors à l’idée que les plans de
production construits doivent être résistants compte tenu du caractère imprécis et instables des
informations dont disposent les ordonnanceurs (Quaglietta et al., 2013 ; Sanlaville, 2002).
Pour autant, la définition de la robustesse reste un concept flou à définir (Xiong, Xing et Chen,
2013). Le qualitatif robuste peut s’appliquer à différents éléments. La robustesse en
ordonnancement est le plus souvent associée au résultat obtenu : des plans de fabrication robustes, des plannings robustes, des plans de vols robustes, etc. Des approches plus larges
peuvent être considérées. Par exemple, Sanlaville (2002) s’intéresse aux processus d’ordonnancement robustes. Néanmoins ce type d’approches est encore peu fréquent dans le
domaine de l’ordonnancement, alors qu’elles sont davantage utilisées en sécurité industrielle ou dans les systèmes complexes pour parler d’organisations ou de systèmes robustes
(Boissières, 2009 ; Jen, 2003 ; Pavard et al., 2009).