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LES LIMITES DE LA FAUSSE OBJECTIVITÉ

Les définitions catégorielles varient selon les contextes et les époques. Etant très nombreuses, je ne les cite pas ici par souci de concision. Cette diversité renvoie à la question des enjeux des définitions et du dénombrement. Ces enjeux sont bien souvent institutionnels et pas toujours dans le meilleur intérêt des enfants…

Les critères soi-disant « objectifs » utilisés pour définir les enfants « de la rue », « dans la rue » ou encore les « vrais enfants des rues » (real street children)3, sont issus de perspectives et préoccupations d’adultes et d’organismes qui se placent en position de sujets intervenants face à un objet d’intervention. Quels que soient les critères « objectifs » utilisés, tant que la perception subjective des enfants eux-mêmes n’est pas prise en compte, on est une relation entre un sujet (l’adulte intervenant) et un objet (l’enfant « de la rue »).

Toute définition de groupes de population répond à des enjeux institutionnels. Les catégorisations entraînent une certaine manière d’établir des statistiques, et les chiffres sont un élément essentiel dans le débat public autour de la légitimité et de l’efficacité des types d’intervention. Or, il est pratiquement impossible de trouver des statistiques fiables concernant les enfants en situations de rue, et ceci pour trois raisons principales : à cause de la mobilité importante de ces enfants, en raison des problèmes de classification, et à cause d’intérêts particuliers.

Premièrement, les enfants en situations de rue sont très mobiles du fait même que la survie dans la rue est marquée par une grande instabilité et de nombreux déplacements. Ces enfants changent facilement de quartier, voire de ville, et les différentes enquêtes sont souvent confrontées à cette difficulté de les localiser de manière certaine et donc de les dénombrer de manière exhaustive.

Deuxièmement, les comparaisons sont rendues difficiles par le fait que, suivant les pays ou les villes, ils sont classés et regroupés dans différentes catégories : « enfants de la rue », « enfants dans la rue », « enfants sans-abri », « enfants abandonnés », « enfants à risque », « enfants errants », « enfants en situations spécialement difficiles », etc. Etant donné que ces catégories se chevauchent différemment selon les contextes, elles ne peuvent être ni comparées ni unifiées.

3 Mona Pare, « Why have Street Children Disappeared ? The Role of international human rights law in protecting

Enfin, les statistiques constituent une source d’information sujette à caution, car elles peuvent être l’objet d’enjeux institutionnels, et elles sont donc parfois sélectionnées, voire déformées, pour répondre à des intérêts particuliers. Quand ils parlent de ces enfants, les gens analysent habituellement la situation à travers leurs propres valeurs, positions et intérêts. Pour certains, ces enfants sont des bandits, pour d’autres ce sont des victimes. Certains exagèrent les statistiques, et ce faisant il se peut qu’ils augmentent le sentiment d’insécurité, qui, à son tour, sera exploité pour justifier les opérations de « nettoyage » des rues. D’autres sous-estiment le problème ou plus simplement ils censurent le sujet, souvent pour des questions de réputation nationale.

Il faut donc regarder derrière les nombres, et se demander pour qui, depuis quand, comment et pourquoi vivre dans la rue est digne d’attention. Le respect des droits des enfants en situations de rue exige que l’on éclaire aussi ceux qui sont en relation directe avec eux, ainsi que ceux qui indirectement contribuent à éclairer ou à faire oublier leurs situations. Nous faisons tous partie du problème, et, espérons- le, aussi de la solution.

Les définitions catégorielles répondent donc avant tout à des enjeux institutionnels. Les grands oubliés restent trop souvent les enfants eux-mêmes. Ces catégorisations, pour lesquelles les enfants ne sont pas consultés, impliquent cependant des pratiques et génèrent des projets dans lesquels on se plaint ensuite que les enfants ne participent pas assez…

Mais l’approche respectueuse des droits de l’enfant implique de se situer au- delà des intérêts institutionnels : il s’agit de respecter le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans son article 3, la Convention stipule que

« Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ».4

On voit bien qu’il n’est pas dans l’intérêt de l’enfant de se voir « étiqueté » et enfermé dans une quelconque catégorie impliquant une évaluation a priori et une intervention décidée sans lui. Au contraire, si l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale, cela implique aussi de prendre en compte l’opinion de l’enfant (art. 12 CDE) sur ce qu’il considère lui-même comme son intérêt supérieur. Toutefois prendre en compte l’opinion de l’enfant ne veut pas dire pour autant que c’est cette seule opinion qui fera la décision. Mais l’inverse est

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encore plus important : il faut veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant (art. 3 CDE) ne soit pas défini uniquement par des enjeux institutionnels canalisés par les catégories réductrices « enfant de la rue » versus « enfant dans la rue ».

Par ailleurs, l’intérêt supérieur de tous les « Matteo en situations de rue » ne peut pas être défini une fois pour toutes, car les biographies et les perspectives de tous ces enfants sont différentes. On bute ici contre une autre limite des approches catégorielles : en regroupant toutes les situations de rue sous deux grandes catégories, elles nous rendent aveugles à la diversité des trajectoires individuelles et au caractère évolutif des situations. Un autre élément des travaux de Riccardo Lucchini nous a permis de travailler la notion de « carrière de rue », montrant qu’un même enfant connaît des phases différentes dans son rapport au monde de la rue (et cela précisément en fonction des variations dans les éléments constitutifs du « système enfant-rue »).

L’enjeu est donc ici de favoriser la compréhension de la biographie des différents enfants en situations de rue. La priorité donnée à l’approche « cartographique », dressant la carte géographique et statistique du phénomène, doit être questionnée. Les statistiques, encore une fois, impliquent une certaine définition du phénomène étudié, une « construction de l’objet » qui n’a pas été faite avec la participation des enfants concernés. Les consulter permettrait certainement de visualiser d’autres dimensions du phénomène. C’est ce que nous essayons de faire en considérant les enfants en situations de rue comme des « acteurs sociaux ». C’est-à-dire des sujets qui réagissent activement aux circonstances et ne les subissent pas passivement. Ces enfants ne sont pas simplement des victimes ou des délinquants. Même si la problématique est constituée de facteurs économiques, politiques et sociaux sur lesquels les enfants n’ont pas directement prise, ils n’en sont pas seulement des victimes : ils sont, à divers degrés, des acteurs sociaux capables de se représenter leur situation, d’opérer des choix, et de développer des compétences dans le cadre de projets individuels et communs.

Vivre dans la rue est un problème autant qu’une opportunité de survie. Il est donc important de situer dans quelles circonstances on considère la rue comme contraire à l’intérêt de l’enfant et quelles sont les alternatives concrètes qui s’offrent à cet enfant. Pour ce faire, on ne saurait évaluer la qualité de vie des enfants sans tenir compte de leur propre opinion. C’est précisément un droit garanti par la Convention des Droits de l’Enfant, dont l’article 12 oblige l’Etat à considérer les opinions de l’enfant eu égard à son âge et à son degré de maturité :

« Les Etats parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ».5

Cela signifie qu’il faut mettre en place les procédures adéquates pour donner à l’enfant la possibilité d’être entendu.