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Letourneux Matthieu, Fictions à la chaîne, Littératures sérielles et culture médiatique, Paris, Seuil,

Sirat Colette, « Du rouleau au codex », dans Le Livre au Moyen Âge, Paris, Brepols, 1988

Toledo Camille de , Imhoff Aliocha , Quiros Kantuta , Les potentiels du temps,

Manuella Edition, Paris, 2016

Les matrices : nouvelle méthode de projet ?

Matrix : new methodology of project?

Florent CHIAPPERO

Architecte DE-INSA, Docteur en architecture ENSAM-Lab-Project[s]

Co-responsable Collectif Etc / Éditions Hyperville f.chiappero@gmail.com

RÉSUMÉ :

En partant de la taxonomie du projet développée par Jean-Pierre Boutinet, nous proposerons une figure originale de pratique du projet reposant sur la production de matrices, ensemble d’éléments structurants définis en préalable de toute démarche de conception. Nous détaillerons trois matrices distinctes : une matrice mythogénique, provoquant des rendez-vous collectifs prétextes à la transformation de l’espace ; une matrice constructive, impliquant les différents acteurs du projet dans la construction de leur environnement ; une matrice politique, engageant un réel processus d’empowerment. Nous verrons alors comment l’application concomitante de ces trois matrices peut permettre l’implication de multiples acteurs tout au long du processus de projet qui en découle, et dont la finalité méthodologique est l’ouverture des processus de production de la ville à l’ensemble des citoyens.

Mots-clés : projet, matrice, pratique matricielle, implication.

ABSTRACT:

Starting from the taxonomy of the project developed by Jean-Pierre Boutinet, we will propose an original type of practice of the project based on the production of matrices, set of structuring elements defined before any design approach. We will specify three distinct matrices: a mythogenic matrix, provoking collective meeting and pretexts for the transformation of space; a constructive matrix, involving the different actors of the project in the very construction of their environment; a political matrix, engaging a real empowerment process. We will then see how the concurrent application of these three matrices could allow the involvement of various actors throughout the resulting project process, whose methodological purpose is to open the city- making process to the all citizens.

Tout au long du XXe siècle, de nombreux concepteurs, qu’ils soient architectes, urbanistes ou designers, se sont questionnés sur leur rôle dans la société, réinterrogeant continuellement la pratique de leurs métiers : comment laisser une plus grande part à l'initiative habitante, à la créativité citoyenne ou aux savoirs et savoir-faire populaires ? Sir Patrick Geddes écrit déjà en 1905 : « notre quête ne pourra aboutir sans une participation à la vie active des citoyens »1 (GEDDES, 1915, p. 318). Si ces débats n’ont pas suivi un processus linéaire et régulier dans l’histoire, force est de constater, à l’instar de Judith Le Maire, que « certains évoquent un retour cyclique de la participation à la fin du XXe siècle » (LE MAIRE, 2014, p.7), moment participationniste dans lequel nous nous situons encore aujourd’hui. Depuis les années 2000 émergent ainsi des « collectifs d’architectes », prétendant réinventer les cadres de production de la ville en réintégrant les citoyens au cœur du processus de projet.

Une recherche se fonde sur des opportunités. La mienne a été d’être co-fondateur en 2009 de l’un de ces groupes, le Collectif Etc, et d’en être depuis l’un de ses principaux animateurs permanent. Notre nous situons alors à l’interface de la recherche-action (DESROCHES, 1958 ; BERGER, 2003 ; MIAS, 2003) quant au travail mené au sein du Collectif Etc, de l’observation participante (BOOTH, 1902 ; WHYTE, 1943 ; MALINOWSKI, 1963 ; LAPASSADE, 2006) dans notre positionnement vis-à-vis du groupe, et de la pratique réflexive (SCHÖN, 1963 ; SAINT- ARNAUD, 2001 ; PAQUAY & SIROTA, 2001) quant à notre posture personnelle.

Dans le cadre d’une recherche doctorale, entamée en 2013, soutenue en novembre 2017 et parallèle au travail mené au sein du Collectif Etc, nous avons pu mettre en évidence trois éléments caractéristiques de ces « collectifs d’architectes » permettant de définir une nouvelle famille de concepteurs aux contours floues, pratiquant l’auto-construction, la résidence, et produisant des architectures éphémères. Pour chacun de ces groupes apparaît en filigrane une forme d’idéal autogestionnaire à poursuivre, traduisant un dépassement possible de l’idée de « participation » largement colporté au fil des années. Cette recherche nous permet aujourd’hui d’avancer deux éléments. Le premier, est que si ces concepteurs tentent eux-mêmes de participer à la transformation du cadre de vie, alors nous parlerons plus volontiers par la suite d’implication quant aux méthodes de projet engagées. Le deuxième élément avancé est que ces groupes développeraient une méthodologie de projet basée sur la construction de matrices en préalable à tout processus de conception, permettant l’ouverture des dynamiques de production de la ville à l’ensemble des citoyens.

Pour élaborer ce concept de matrice, nous avons d’abord dû partir de l’analyse du sens donné au terme de projet, notamment à travers les développements proposés par Jean-Pierre Boutinet que nous avons confronté à la pratique observée de notre corpus de « collectifs d’architectes ». Nous avons alors pu mettre en évidence que ces groupes s’attachent en fait à construire trois types de projets distincts mais non moins liés : un projet d’événement, un projet architectural et un projet de société. Or Jean-Pierre Boutinet, et particulièrement dans son Anthropologie du projet, nous rappelle que l’idée de projet correspond à une figure de l’anticipation, notamment car il s’agit de penser l’avenir, soit « l’anticipation de ce que demain sera, anticipation toujours aléatoire dans la mesure où ce que je cherche à faire advenir se trouver contrarié par l’irruption de l’imprévu » (BOUTINET, 2012, p. 56).

Parmi les multiples formes de l’anticipation qu’il détaille (prévoyance, utopie, divination, précaution, etc. ), le projet serait issu du mode d’anticipation opératoire de type flou : « l’intérêt offert par la figure du projet réside sans doute, au moins à notre connaissance, dans le fait qu’elle est la seule parmi toutes les figures anticipatrices à pouvoir être considérée comme anticipation opératoire de type partiellement déterminé […] Il s’agit de faire advenir pour soi un avenir désiré » (BOUTINET, 2012, p. 69). Or nous avons aussi vu que l’objectif recherché par ces « collectifs d’architectes » est l’implication de multiples acteurs tout au long de ce processus de projet, supposant une pratique spécifique du projet. Aussi, nous proposons d’utiliser la figure spécifique de la matrice comme figure particulière du projet : nous parlerons alors du projet matriciel.

Plusieurs raisons à cela, mais nous retiendrons ici la principale, celle provenant d’Arthur Koestler, qui explique dans Le Cri d’Archimède, la découverte de l’Art et l’art de la Découverte, que le terme de matrice sert « à désigner toute aptitude ou habitude, tout système de comportement ordonné, gouverné par un ‘code’ de règles fixes » (KOESTLER, 1964, p. 25). Même s’il se sert de cette notion pour expliquer les mécanismes provoquant le rire, il précise que « la matrice […] est flexible : elle peut s’adapter aux circonstances ; mais les règles du code seront obligatoirement observées et imposent une limite à la flexibilité. Le choix des points d’attache […] relève de la stratégie et dépend du milieu » (KOESTLER, 1964, p. 25). Il continue son explication en nous disant que « la matrice est ce canevas qui représente l’ensemble des mouvements permis […] Le code est le facteur invariable d’une technique ou d’une habitude ; la matrice en est l’aspect visible. » (KOESTLER, 1964, p. 27). Si nous revenons à notre propos, nous pouvons dire qu’un projet matriciel, en tant que méthode, reposerait sur la conception de matrices : ensembles de règles permettant dans un espace et un moment donné, de mettre en mouvement différents acteurs du projet, dans le but de faire émerger ou d’engendrer un objet commun. Or nous avons dit que trois types de projets sont développés : projet d’événement, projet architectural et projet de société. Nous pouvons alors considérer qu’à chacun de ces projets doit s’appliquer notre modèle de pratique matricielle, nous donnant trois matrices spécifiques : une matrice mythogénique, une matrice constructive et un matrice politique.

Avant de rentrer dans les spécificités de chacune de ces matrices, nous devons préciser quelques caractéristiques d’une matrice générale tel que nous la percevons afin de permettre l’implication de multiples acteurs dans les processus de projet. Nous en donnerons trois, qui constitueront l’essence commune des matrices mythogéniques, constructives et politiques. Précisons que chacun des termes proposés renvoie à des auteurs issus de champs d’étude variés, de Ivan Illich à Victok Papanek, en passant par Yona Friedman ou Patrick Bouchain, que nous ne développerons pas ici. Tout d’abord, notre modèle de matrice doit s’attacher à la valeur d’usage, en mobilisant les savoirs citoyens à travers la prise en compte d’une réelle maitrise d’usage. Ces dites matrices doivent donc être pensées pour être capables de dépasser les limites imposées par ces savoirs absents. Ensuite, une matrice doit être pensée comme un outil appropriable : elle doit notamment favoriser sa propre appropriabilité, à savoir faire preuve de convivialité, de simplicité, de non-violence, de sobriété, de sa localisation dans un contexte social et culturel donné, et enfin de justesse tout autant que d’adaptabilité. Enfin, une matrice doit intégrer une pensée du mouvement, définissant des cadres mouvants d’action. Et ce à différents moments, que ce soit en préambule de l’occupation d’un espace autant qu’à l’atteinte d’un état supposé de climax, en adoptant une lecture incrémentale et lamarckienne de l’évolution de l’espace.

À partir de ces caractéristiques générales propres aux matrices, nous pouvons développer les spécificités de chacune d’elles. La matrice mythogénique renvoie à la notion de mythe. Roland Barthes, dans ses Mythologies, démontre que « le caractère fondamental du concept mythique, c’est d’être approprié » (BARTHES, 2014, p. 224). Paul Ricœur reprend quant à lui le muthos présent chez Aristote pour le traduire par mise en intrigue. Il souligne ainsi la capacité intégrative du récit comme pouvant former un tout ce qu’il nomme la synthèse de l’hétérogène : « [l’intrigue] ‘prend ensemble’ et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés et ainsi schématise la signification intelligible qui s’attache au récit pris comme un tout » (RICŒUR, 1983, p. 10). Une matrice mythogénique a alors pour objectif de provoquer des rendez-vous collectifs prétextes à la transformation de l’espace. Elle correspond à l’écriture d’un récit au fort capital onirique. Son adaptabilité, sa malléabilité et donc son appropriabilité doit permettre de faire la synthèse de l’hétérogène, générant des espaces devenant eux-mêmes supports à de nouveaux récits.

La matrice constructive doit correspondre à la construction d’un ensemble de règles architecturales favorisant l’implication de différentes personnes au cours du processus de projet. En se remémorant le projet de la Mémé, l’architecte Lucien Kroll explique : « je me souviens bien de lui, il s’appelait Fons. C’était un solide maçon flamand qui, l’été, débarquait en culottes courtes. Je savais qu’il avait un potentiel artistique. J’ai donc réalisé une maquette avec des blocs de bois représentant un homme et une femme mais sans forme afin qu’il soit impossible de la recopier à l’identique. Il a tout fait tout seul. C’est clairement lui et sa femme qu’il a représenté » (BOUCHAIN, 2013, p. 102). Cette manière de procéder permettait de répondre à une exigence nécessaire tout en libérant cette capacité créative du maçon. Si ce n‘est au constructeur, c’est à l’habitant que des libertés doivent être pensées : Yona Friedman, à travers l’autoplanification avait pour objectif de laisser les habitants « libres de choisir la forme de leur ville » (FRIEDMAN, 1970, p. 45), et donc d’y construire leurs propres habitations. « Quand j’ai formulé pour la première fois cette théorie, mon point de départ était de chercher une conception de l’architecture qui puisse assurer aux habitants une liberté plus grande » (FRIEDMAN, 1970, p. 32). La recherche d’une implication dans les processus de conception nous ont alors amené à définir une matrice constructive comme outil devant poser les bases d’une infrastructure régulière, reproductible, et adaptée à un contexte paysager et culturel, support d’un ensemble varié et hétérogène dans sa forme mais régulier dans son format, d’éléments manipulables, issus d’une production industrielle, artisanale ou vernaculaire.

La matrice politique s’attache quant à elle à repenser les modes d’intervention sur un territoire, toujours dans l’objectif d’encourager l’implication des acteurs locaux à différentes étapes du projet. Trois axes ont été explorés : le premier axe renvoie au concept de chantier ouvert, nous permettant de voir comment des lieux et moments particuliers favorisent des relations nouvelles entre les gens. Ron G. Davis, metteur en scène de la beat generation, explique dans son manifeste Guerilla Theatre de 1965 que son théâtre, s’exposant à même la rue dans divers lieux publics et toujours en mouvement, cherche à « créer une relation entre les comédiens et le public en brisant le symbolique ‘quatrième mur’ représenté par le spectateur » (GAILLARD, 2014, p. 43). Le second axe exploré nous renvoie aux espaces de luttes comme construction du collectif : Paulo Freire, auteur en 1968 de la Pédagogie des opprimés, développe le concept de conscientisation - en complément des tactiques explorées par Saul Alinsky – qui pense qu’en « approfondissant leur prise de conscience de la situation, les hommes se ‘l’approprient’ comme réalité historique qu’ils peuvent transformer » (FREIRE, 1974, p. 68). En terme de politique urbaine, le but est d’atteindre, par ce biais, un état réel de démocratie, où « chaque citoyen doit être en mesure de jouer un rôle actif dans le processus de décisions de l’application de telle ou telle politique publique »2 (DAVIDOFF, 1965). Quant aux troisième axe étudié, c’est celui d’une conception démocratique du projet comme a pu l’expérimenter par exemple Christopher Alexander pour l’université de l’Oregon. Il fait appel à de nombreux principes pour sortir des modalités traditionnelles de conception du projet, et ce « afin de fournir aux membres [de toute institution ou collectivité] les moyens matériels d’aménager leur cadre de vie et de mettre en place les processus démocratiques qui en assureront, tout à la fois, la permanence et la flexibilité » (ALEXANDER, 1976, p. 16). Cela nous amène à définir une matrice politique comme la construction partagée de pattern encourageant la création d’hétérotopies, ensemble de situations autonomes et temporaires, autrement appelées contre-dispositifs d’estrangement, et procède par une défense attentive de communities diverses à une conscientisation individuelle, collective et sociale. Pensée suivant les principes d’une fragmentation de la croissance, elle favorise une structuration organique aboutissant à l’engagement réel d’un processus d’empowerment.

Ces trois matrices correspondent à un idéal-type théorique. Si cette méthode peut se révéler être représentative de la façon dont certains praticiens conduisent inconsciemment le projet, nous n’en trouvons en réalité que partiellement son application à travers leurs projets pris séparément. Malgré cela, la retro-analyse de divers projets, à travers ce filtre référentiel, nous laisse à penser que la concomitance de l’application de ces trois matrices, même inconsciente, permet le développement des projets les plus intéressants au vu de l’autonomisation des habitants dans la prise en main de leur cadre de vie. Précisons que l’objectif de ce modèle n’est pas d’enfermer les pratiques diverses et variées des concepteurs dans une forme de standardisation de leurs modes de faire. Néanmoins, nous pouvons penser qu’une prise de conscience de l’intérêt de la mise en œuvre d’une telle méthode de conduite de projet permettrait de dépasser les limites des formes de participation descendante actuelles, en créant des espaces de partage plus ouverts de fabrique de la ville. Cela peut commencer, comme pour notre corpus de référence, par la question de l’espace public, mais peut être généralisée à l’ensemble des domaines de conception, et permettrait peut-être et à plus long terme, une redistribution des jeux de pouvoirs entre l’ensemble des citoyens.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALEXANDER, C. (1976). Une expérience d’urbanisme démocratique. (R. DAVREU & A. PETITA, Trad.). Paris: Seuil.

BARTHES, R. (2014). Mythologies. Paris: Seuil.

BOUCHAIN, P. (2013). Simone & Lucien Kroll, une architecture habitée. Arles: Actes Sud.

BOUTINET, J.-P. (2012). Anthropologie du projet (2ème). Paris: Presses Universitaires de France.

DAVIDOFF, P. (1965). Advocacy and pluralism in planning. Journal of the American Institute of Planners, (31), 331‑338.

FREIRE, P. (1974). Pédaogie des opprimés. Paris: François Maspero.

FRIEDMAN, Y. (1970). L’architecture mobile - Vers une cité conçue par ses habitants. Paris: Casterman.

GAILLARD, A. (2014). Les Diggers - Révolution et contre-culture à San Francisco (1966- 1968). Montreuil: L’Échappée.

KOESTLER, A. (1964). Le cri d’Archimède. L’art de la Découverte et la découverte de l’Art. Paris: Les Belles Lettres.

RICŒUR, P. (1983). Temps et récit. Tome I. L’intrigue et le récit historique. Paris: Éditions du Seuil.

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