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Keywords: libraries, public authority, uses, public, projection, participation

A partir des années 1980, sous l’impulsion de la nouvelle gestion publique, mais singulièrement depuis les années 2000 en France, les impératifs de rationalisation, d’efficacité et de performance se sont imposés avec force dans le secteur public (Alam et Godard, 2007 ; Craipeau et Metzger, 2007 ; Bezès et al, 2011). Parallèlement, l’architecture de la gouvernance territoriale s’est complexifiée, impliquant des niveaux de pouvoir et de décision multiples (Leloup, Moyart, & Pecqueur, 2005). Dans l’aménagement du territoire ou la conception d’équipements, interviennent ainsi des acteurs hétérogènes (collectivités territoriales, Etat, secteur privé…) obéissant à des logiques et des intérêts qui ne convergent pas nécessairement (Toussaint et Zimmmerman, 1998).

C’est dans ce contexte que s’est développé dans les collectivités territoriales le modèle du projet, notion qui recouvre aussi bien l’instrumentation de l’action que la globalité du pilotage stratégique, politique, financier et organisationnel du travail visant à atteindre un objectif déterminé (Gilles, 2011). Démarche autant que réalisation, le projet renvoie ainsi à une méthodologie de l’action publique, à l’affirmation d’une identité territoriale dynamique et à une nouvelle culture au sein de l’administration publique. Le territoire et la collectivité qui le portent apparaissent en effet comme un acteur collectif réflexif, occupé à conduire sa propre transformation. Le projet construit ainsi une représentation du territoire désirable (Chelzen & Pech, 2011), ce dont tend à rendre compte le mode projet. En dépassant les clivages traditionnels entre services, en mettant en place des instances de négociation incluant des acteurs et des partenaires concernés à divers titres, le management de projet affirme bel et bien l’ambition d’une construction partagée.

Mais cet idéal ne se limite pas à l’élaboration de dispositifs renouvelant les manières de travailler au sein des organisations à l’initiative des projets. Depuis une vingtaine d’années, on observe en France un développement des démarches collaboratives associant les habitants en amont aux processus de conception. Si l’approche française reste très marquée par une culture politico-administrative descendante, où la maîtrise d’œuvre publique délègue peu la décision (Zetlaoui-Léger, 2013), de nombreux textes de loi font cependant la part belle à l’implication des habitants et à la concertation1.

L’observation sur le terrain des projets en train de se faire montre pourtant que l’intégration des habitants est loin de se limiter aux dispositifs permettant leur participation directe à la réflexion ou à la décision. Si les usagers occupent dans les processus de conception une place centrale, c’est surtout parce qu’ils font continument l’objet de projections de la part de ceux qui imaginent les futurs espaces où se déploieront leurs pratiques. La communication que je propose tend ainsi à explorer le lien entre l’intégration des usagers et la construction d’identité(s) au cours du projet à travers la projection des usages et des usagers par les acteurs institutionnels et leurs collaborateurs (cadres de la maitrise d’ouvrage, professionnels experts, programmiste...). En étudiant un projet de grande bibliothèque initié au sein d’une métropole, je chercherai donc à identifier les différentes formes que revêt la figuration des usagers et des usages. Je montrerai que celle-ci est ambiguë et dévoile des aspects du mode projet que la littérature gestionnaire écarte parfois au profit d’une vision idéalisée, où il est perçu comme le signe de l’avènement d’organisations communicationnelles, transversales, responsabilisantes et flexibles (Asquin, Garel et Picq, 2007 ; Goussard, 2017). En mobilisant un matériau empirique, je montrerai que si la figuration des usagers peut parfois contribuer à esquisser, décrire ou modeler une culture et une identité partagées au sein de l’organisation et du territoire, elle tend parfois au contraire à mettre au jour des différences.

1 Citons par exemple la loi Barnier de 1995 créant la Commission nationale du débat public, les lois pour l’aménagement et le développement durable du territoire de 1999, la loi relative à la solidarité et renouvellement urbain de 2000, la loi relative à la démocratie de proximité de 2002. La concertation peut prendre des formes multiples, allant de la simple information des habitants à la co-décision, en passant par la consultation et la fabrication de diagnostics partagés (Chelzen & Jégou, 2015). Depuis les années 2000, les préoccupations croissantes en matière de développement durable ont favorisé l’éclosion de dispositifs poussant plus loin l’intégration des usagers, comme en témoignent les démarches d’éco-quartiers (Zetlaoui-Léger, 2013)

PRESENTATION DU CAS

J’aborderai un projet de grande bibliothèque conçu au sein de la ville-centre (150 000 habitants) d’une métropole, destiné à ouvrir en 2022. Projet phare du mandat du Président de la métropole, le futur équipement métropolitain (les compétences culturelles ont été transférées de la ville à la métropole) d’un budget d’environ 40 millions d’euros se déploiera sur près de 10 000 m2 sur le site d’un ancien hôtel-Dieu de la fin du 18ème siècle en voie d’être réhabilité et réaménagé. Il a donc vocation à faire partie des équipements culturels d’envergure qui constituent pour les villes de cette taille un puissant facteur de rayonnement. C’est la première fois que la collectivité expérimente à ce niveau le « mode projet », présenté comme un élément de la construction de la « culture métropolitaine » (Lefeuvre, 2012) dont la direction préconise le renforcement et qui passe notamment par de nouvelles pratiques internes. Au sein de la collectivité, le périmètre du projet et ses ressources sont nettement identifiés. Le projet est co-financé par de multiples partenaires, notamment l’Etat et la région. Sa structure est caractéristique des modes de gouvernance contemporains des territoires (Leloup, Moyart, & Pecqueur, 2005), qui engagent des acteurs hétérogènes responsables d’aspects distincts du projet et obéissant parfois à des logiques et des intérêts différents.

Le modèle d’ensemble s’apparente à celui de l’ingénierie concourante, avec une Chef de projet entièrement dédiée accompagnée par une équipe pluridisciplinaire éclatée en sous-équipes expertes, une implication forte des services supports en amont et l’ouverture d’espaces de communication entre les différents acteurs (Detchessahar, 2003 ; Garel, 2003). Ainsi, les groupes de travail thématiques réunissent les professionnels des bibliothèques ; les comités techniques regroupent à intervalles réguliers les responsables de ces groupes de travail et des représentants des services supports ; les comités de pilotage, où les décisions sont actées, rassemblent les élus, les cadres de l’administration, la DRAC et les partenaires principaux.

METHODOLOGIE

L’étude de terrain est menée depuis octobre 2016. Le matériau recueilli est d’ordre qualitatif. Il mêle des observations de réunions (groupes de travail, comités de pilotage, réunions entre la Chef de projet et les cadres, comités techniques, réunions d’équipes…), des entretiens individuels et de la documentation interne (étude de programmation architecturale, chartes de management, etc.).

STRUCTURE DE LA COMMUNICATION PROPOSEE

Après avoir présenté les grandes lignes du projet et l’architecture de la démarche, je décrirai d’abord les différents modes d’intégration des usagers tels que le prévoit le cadre du projet. Le premier mode peut être désigné sous le terme d’apparition tangible : il s’agitdes démarches de participation proprement dite. Des dispositifs vont être mis en place pour recueillir et valoriser la mémoire de l’hôtel-Dieu, haut lieu de l’identité collective locale. Il est en outre envisagé de consulter les usagers dans le cadre de l’imagination des services innovants. Il conviendra de voir la place laissée aux usagers par ces dispositifs. Le deuxième mode d’apparition des usagers au cours du projet relève de la cartographie et de la catégorisation. L’imagination d’un nouvel équipement est pour les acteurs une occasion d’approcher l’inconnu. Afin de baliser cet inconnu et de contrôler les incertitudes qu’il fait sourdre (Moisdon, 1997 ; Asquin, Falcoz, Picq, 2005), le mode projet repose sur un ensemble de bonnes pratiques et d’outils. L’accueil des publics étant au centre du projet de bibliothèque, les pratiques des usagers font ainsi l’objet d’un patient travail d’identification, mené de manière très structurée. Chaque groupe de travail, en fonction de son domaine, recueille de l’information par du benchmarking ou de l’inventorisation afin de disposer de grilles de lecture des usages des publics. Le matériau recueilli est ensuite compilé dans des tableaux Excel qui constituent une mise en ordre et une catégorisation des pratiques permettant ensuite d’outiller la réflexion, tout en la conditionnant.

Dans les traces écrites du projet comme dans leurs interactions, les différents acteurs participant à la conception de la bibliothèque figurent très souvent des usages et des usagers. Ainsi, le programme architectural, par exemple, rend visible des circulations, des pratiques, et plus largement des rapports à la culture et à l’institution culturelle, que le concept présidant à l’organisation spatiale rend possible. La charte du management, en soulignant l’idée d’une bibliothèque « porteuse de sens et d’avenir pour les habitants », figure aussi des usages vécus et souhaitables. Dans les différents espaces du projet (comité technique, comité de pilotage, réunions de travail…), la convocation imaginaire des usagers est courante : on se fonde sur les pratiques actuelles pour formuler des orientations souhaitables, on légitime ou délégitime des propositions en s’appuyant sur des pratiques vécues.

Ce sont quelques-unes de ces projections, issues de situations observées ou d’entretiens, que j’analyserai dans la suite de la communication. J’isolerai trois types de projections, selon le sens qu’elles revêtent pour les acteurs et les effets qu’elles produisent : l’imagination d’un territoire partagé ; la confirmation de savoirs experts ; la fabrication simultanée d’un « nous » et d’un « eux ».

1. La convocation symbolique des usagers contribue parfois à construire une vision du projet comme une utopie collective partagée à l’échelle du territoire. Pour les élus et la Direction de la métropole, il s’agit aussi d’affirmer leur souci de l’intérêt général qui doit prévaloir au cours du projet et s’imposer comme horizon commun à l’ensemble des parties prenantes. A partir du matériau empirique (interactions lors de réunions, entretiens avec les élus) je montrerai comment, à travers quelques situations, les usagers sont ainsi enrôlés au service de la fabrication du territoire comme entité pacifiée, transcendant les conflits (Noyer & Raoul, 2008).

2. Mais projeter des usages et des usagers, c’est aussi affirmer la pertinence du mode de connaissance qui prétend les objectiver. Ainsi, nous verrons comment les professionnels mobilisent leur expérience au plus près des publics pour endosser leur point de vue et souligner leur propre capacité à rendre compte d’une « réalité » méconnue de ceux qui ne sont pas sur le terrain. Par la figuration des pratiques des usagers sur lesquels nul n’a de prise en leur absence, ce sont aussi des légitimités concurrentes à dire l’intérêt général qui s’affrontent. Ces confrontations entre porte- paroles potentiels des absents sont aussi un effet du projet. En effet, en responsabilisant les experts sur leurs domaines de compétences par la création de zones dédiés étanches comme les groupes de travail, le projet contribue à renforcer les frontières internes à l’organisation (Yan et Louis, 1999). J’analyserai une situation exemplaire, en montrant comment la Chef de Projet joue sur cette capacité à se projeter de manière très précise dans les pratiques vécues des publics pour imposer ou reléguer certaines orientations du programme architectural.

3. Enfin, la figuration des usages est loin de dévoiler et d’affermir des collectifs déjà établis, aux identités figées. Au contraire, il semble qu’au cours du projet, la convocation des usagers soit aussi mise au service d’identités d’action qui se déploient en situation (Lascoumes & Le Bourhis, 1998). Je m’intéresserai donc à la manière dont la figuration des publics participe parfois à l’élaboration d’un « nous » dressé face aux publics. Ainsi, dans les échanges entre la Chef de projet, les cadres de la collectivité et les collaborateurs des élus, c’est aussi bien l’appartenance commune à un même univers social et culturel que l’altérité des « autres », ces usagers faisant l’objet du « programme institutionnel » mené par l’institution (Dubet,

1999), qui s’esquisse. On voit ici que la mobilisation, au cours du projet, peut passer par la consolidation de différences, qui font l’identité ou du moins l’identification.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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Du projet à l’en-projet, des représentations au récit : Chronique

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