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Keywords: urban project, legal geography, participation, modernity, relational planning, Switzerland

Dans le chapitre qu’il consacre au projet urbain, Pinson (2004) énonce plusieurs ambivalences qui caractérisent la démarche de projet. Parmi ceux-ci, la présente contribution revient sur le paradoxe du projet compris à la fois comme un outil pour opérationnaliser une intention et anticiper une action (op.cit. : 212), d’une part et comme un instrument de mobilisation sociale (op.cit. : 201), d’autre part.

L’idée n’est pas de discuter des conditions de faisabilité pour articuler ces deux conceptions ou des modalités à réunir pour résoudre cette équivoque, mais plutôt de poser, à la suite de Müller (2017), que ce paradoxe fait partie intégrante de la démarche de projet et de ses représentations usuelles. La démarche de projet doit servir aussi bien à « faire émerger un accord autour de stratégies » (Pinson 2004 : 208), qu’à favoriser la réalisation d’une intention par un groupe d’experts œuvrant selon des dispositions fort éloignées d’un idéal démocratique qui serait capable de dissoudre les conflits d’intérêts entre acteurs.

Cependant, au lieu de prôner le retour de la figure de l’autorité politique (op.cit. : 214), cette contribution s’inspire plutôt d’une approche issue de la sociologie des sciences (Latour 1991) pour suggérer que la démarche de projet joue de ce paradoxe, en entretenant certaines ambiguïtés.

En faisant d’abord référence à la legal geography (Blomley 2005 ; Delaney 2004), l’importance de la contextualisation sera rappelée pour montrer que :

 Le droit n’est pas dissociable du projet. La nature des documents à produire jusqu’à l’octroi du permis de construire et leur portée juridique respective sont des acteurs non humains qui contribuent pleinement au projet. Or le droit distribue des cartes de procédure qui n’ont pas toutes la même qualité. De plus, le droit qui est fondé sur l’égalité de traitement génère précisément des inégalités dans le champ de l’urbanisme en attribuant par exemple des droits d’usage du sol différenciés entre les propriétaires fonciers. Ces inégalités sont fondées et nourries par des différentiels relatifs à la localisation des biens-fonds, notamment.

 Le cadre institutionnel compte. En Suisse, tout citoyen bénéficie d’un accès relativement facile à la décision. Il peut même influencer l’arène dans laquelle elle sera délivrée. En complément du droit du propriétaire foncier à faire opposition ou recours, le cadre institutionnel en vigueur lui offre en effet la possibilité de s’inviter dans le processus décisionnel via le droit de référendum. Par conséquent la manière d’y décliner les processus participatifs sera sensiblement différente de celle qui prévaut dans un pays centralisé comme la France1. Or cela impacte la démarche de projet et le sens même à attribuer aux processus participatifs.

Autrement dit, la question de la mobilisation des acteurs n’est pas générale et abstraite. Elle est au contraire très intimement liée à des contextes socio-politiques, à l’air du temps et à des pratiques qui interfèrent directement avec les modalités de la démarche de projet.

Puis ensuite, en faisant référence à l’argument de Valverde (2011), il sera suggéré que la démarche de projet contient à la fois des éléments « modernes » et « pré-modernes » qui cohabitent parfaitement et qui nourrissent même le paradoxe relevé ci-dessus. Cette perspective invite à porter attention aux pratiques gravitant autour et dans la démarche de projet (Kurath et al. 2017) et aux arrangements subtils et fins qui relèvent souvent du bricolage et de solutions ad hoc. Mais ceux-ci relèvent de logiques bottom-up plutôt que d’une rationalité planificatrice – fût- elle limitée – caractéristique de logiques top-down implicitement présentes dans l’objectif de mobiliser les acteurs. Pour expliquer cela, il suffit de revenir à l’expression « faire participer la population ». Il s’agit en effet une proposition paradoxale. Certes la participation peut être codifiée, modélisée, standardisée par le droit et les outils d’urbanisme (c’est le fameux article 4 de la loi fédérale suisse sur l’aménagement du territoire2, par exemple). En ce sens, elle procède d’une logique moderne, top-down. Mais, et dans le même temps, elle comprend aussi tout un pan qui la fait s’échapper précisément de ce cadre : la participation ne se décrète pas. Elle est une intervention imprévisible d’acteurs qui, comme le suggère Tanquerel (1992 : 73-76), s’invitent dans le processus soit en utilisant une carte offerte par le droit (via la procédure et les règles démocratiques en vigueur dans un contexte institutionnel donné), soit en recourant à des modes d’intervention hors procédure (manifestation, occupation de sites). Dans cette perspective, la participation est pré-moderne, issue d’une logique bottom-up. Elle peut même interférer avec le projet jusqu’à en empêcher la réalisation.3

Ce parcours un peu théorique permettra alors, pour boucler la boucle en quelque sorte, de revisiter un enjeu fondamental discuté par Lascoumes et Le Galès (2004). En voulant quitter le monde des experts (avec, chez Pinson, cette référence à la rationalité interactionniste et processuelle — 2004 : 207), le projet ne déplace-t-il pas simplement le champ de l’expertise en promouvant l’émergence d’une autre figure que Matthey et al. (2013) nomment, en s’inspirant de Delaney (2004), les « ‘nomospheric’ technicians » ?

1

et ce malgré les efforts de décentralisation ! 2

Cet article précise que « Les autorités chargées de l’aménagement du territoire veillent à ce que la population puisse participer de manière adéquate à l’établissement des plans » (art. 4, al. 2 LAT).

3

Ce fut par exemple le cas de la centrale nucléaire prévue à Kaiseraugst, près de Bâle, dans les années 1970 ou plus récemment encore, en janvier 2018, avec la décision du gouvernement français d’abandonner le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.

Il nous semble en tout cas que c’est aussi de cette manière que peut-être lu et compris le « Gouverner par les instruments » : le projet comme instrument de mobilisation sociale serait peut- être, in fine, … « […] un utile masque de fumée pour dissimuler des objectifs moins avouables,pour dépolitiser des questions fondamentalement politiques » (Lascoumes et Le Galès 2004 : 26).

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Blomley N. 2005. Flowers in the bathtub: boundary crossings at the public–private divide. Geoforum 36: 281-296.

Delaney D. 2004. Tracing displacements: or evictions in the Nomosphere. Environment and Planning D: Society and Space 22: 847–860.

Kurath M., Marskamp M., Paulos J., Ruegg J. (eds). 2017. Relational Planning : tracing Artefacts, Agency and Practices. Cham : Palgrave Macmillan.

Lascoumes P., Le Gales P. (dir.). 2004. Gouverner par les instruments. Paris : Presses de Sciences Po.

Latour B. 1991. Nous n’avons jamais été modernes : essai d’anthropologie symétrique. Paris : ed. La Découverte.

Matthey L., Felli R., Mager C. 2013. ‘We do have space in Lausanne. We have a large cemetery’ : the non-controversy of a non-existent Muslim burial ground. Social & Cultural Geography 14, 4 : 428-445.

Müller M. 2017. Approaching paradox: Loving and hating mega-events. Tourism Management 63 : 234-241.

Pinson G. 2009. Gouverner la ville par projet : urbanisme et gouvernance des villes européennes. Paris : Presses de Sciences Po.

Pinson G. 2004. Le projet urbain comme instrument d’action public. In Gouverner par les instruments, édité par P. Lascoumes et P. Le Galès : 199-233. Paris : Presses de Sciences Po.

Tanquerel T. 1992. Modalités d’intervention du public dans les choix d’aménagement : le point de vue du droit. In La négociation : son rôle, sa place dans l’aménagement du territoire et la protection de l’environnement, édité par J. Ruegg et al. : 59-78. Lausanne : PPUR.

Valverde M. 2011. Seeing Like a City: The Dialectic of Modern and Premodern Ways of Seeing in Urban Governance. Law & Society Review 45, 2 : 277-312.

Quelle approche territoriale des projets d’infrastructures énergétiques ?

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