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Les tribulations de la philosophie chinoise en Chine

Première Partie : La culture chinoise traditionnelle

Chapitre 2 Les tribulations de la philosophie chinoise en Chine



Alors que pour les philosophes des Lumières des XVIIe-XVIIIe siècles, enthousiasmés par les témoignages des missionnaires jésuites, cela ne fait aucun doute que Confucius est un des leurs, et même que la Chine est une nation philosophique par excellence, la donne commence à changer à partit du XIXe siècle. Dans une Europe en pleine expansion coloniale apparaissent de manière concomitante, d’une part, la philosophie comme discipline professionnelle et institutionnalisée dans le cadre universitaire et, d’autre part, la sinologie comme science dévolue à un savoir spécialisé sur la Chine désormais exclu de « la philosophie ». On peut se demander comment on a pu passer en quelques décennies de l’engouement caractéristique d’un Leibniz ou d’un Voltaire pour la « philosophie de la Chine » à un rejet de cette même Chine hors du champ philosophique par ceux qui étaient devenus entre-temps des professeurs, Kant et Hegel en tête. « Alors que s’agissant pour les philosophes des Lumières de voir dans la Chine une alliée ou une preuve vivante dans leur combat contre l’emprise de la religion, le nouveau genre des « histoires de la philosophie » qui prolifèrent en Allemagne et en France à l’orée du XIXème siècle tend au contraire à délimiter le territoire de la philosophie comme proprement européen en rejetant au dehors toute philosophie qui ne relève pas de l’héritage grec et chrétien, au nom d’une définition nouvelle de la philosophie caractérisée comme science et non plus comme réflexion morale ». [83]

Entre les guerres de l’Opium des années1860et la Révolution culturelle des années 1960 s’est écoulé un siècle jalonné d’événement plus traumatisants les une que les autres : 1895 (défaire cuisante des troupes impériales chinoises face au Japon) ; 1898 (les « Cent jours " au cours desquels fut tentée la première réforme des institutions impériales qui aboutit à un lamentable fiasco »; 1911 (effondrement définitif de la dynastie mandchoue et, ave elle, du régime impérial qui aura duré deux millénaire, suivi de l’instauration de la République en 1912) ; 1919 (Mouvement iconoclaste du 4 Mai) ; 1949 (instauration de la République populaire de Chine, avec plus d’une 

décennie de conflits armés : guerre de résistance à l’occupation japonaise, guerre civile entre nationalistes et communistes). Dans nos références à ce « siècle des révolutions »; que nous pourrions tout aussi bien appeler le siècle des tentatives de modernité, il nous faudra garder à l’esprit un faisceau de facteurs qui passent, entre autres, par l’influence des idées occidentales mais aussi par les efforts pour mobiliser les ressources traditionnelles, la mutation du lettré traditionnel en intellectuel moderne, l’instauration de nouvelles structures éducationnelles comme les universités sur le modèle japonais, nous serons, en effet, amenés à insister sur lé rôle complexe joué pendant cette période par le Japon, à la fois modèle et repoussoir pour la Chine, perçu tantôt comme puissance colonisatrice à l’instar de l’Occident, tantôt comme allié contre lui.

L’introduction de la « philosophie » en Chine se joue en un laps de temps très court dans la toute première décennie du XXème siècle, à la suite d’une phase préparatoire au Japon.

 Ð Ý Ó Ã et son « Précis d’histoire de la philosophie chinoise». [84]

En Chine, il faudra attendre 1946 pour que paraisse à Shanghai la première Histoire de la philosophie chinoise en chinois (ã Ó Ç ¿ Ü Ü Ð Ç à Ó Â ð Ð Â Ä Ó Ã) par Þ ÃÂ Ð ËÃÆ ¿ Ü , suivie de près et bientôt éclipsée par le premier volume du Précis d’histoire de la philosophie chinoise (ã Ó Ç ¿ Ü Ü Ð Ç à Ó Â ð Ð Â Ä Ó Ã Í Æ Ü Æ ¿ Ü ) du  Ð Ý Ó Ã, paru également à Shanghai en 1918.

Dans son chapitre introductif,  Ð commence par donner une définition très large de la philosophie : « Un discipline qui étudie tout les problèmes cruciaux de l’existence humain en partant des solutions fondamentales » elle se divise en six grands domaines : cosmologie, logique et épistémologie, éthique, philosophie de l’éducation, philosophie politique, philosophie de la religion. De fait, les préoccupations de  Ð sont avant tout celles d’un historien des idées et le distinguent de son successeur en la 

84 Fung yu-lan (Feng youlan ), A History of Chinese Philosophy, traduit du chinois en anglais par Derk BODDE, Princeton University Press, 2 vol…1952-1953. Version francaise tres abregee dans Precis d’histoire de la philosophie chinoise, Ed. Du Mais, 1985.

matière, ø Â ¿ Ü



Ç Ð ËÆ ¿ , qui prendra un parti résolument philosophique. Suit une présentation de l’histoire de la philosophie mondiale dans laquelle les destinées de la philosophie chinoise s’entrecroisent avec celle de ses homologues européens et indiens en un schéma quelque peu simplificateur, tout tendu qu’il est vers un horizon universaliste :

La philosophie mondiale peut dans ses grandes lignes être divisée en deux branches, l’orientale et l’occidentale. La branche orientale est constituée par l’Inde et la Chine ; l’occidentale par la Grèce et la Judée. A l’origine, on peut considérer que ces quatre traditions se sont développées indépendamment l’une de l’autre, mais après les  Æ ¿ (- 206 à +221), la tradition judaïque est venue s’ajouter à celle de la Grèce pour former la philosophie médiévale européenne, pendant que la tradition indienne venait s'agréger à celle de la Chine pour former la philosophie médiévale chinoise. A l’époque moderne, l’influence indienne a diminué tandis que le confucianisme connaissait un nouvel essor, donnant ainsi naissance à la philosophie chinoise des temps modernes qui a évolué depuis les Ý Ç ¿ Ü Ú les



Ð Æ ¿ , les ç ÿ Ü et les  ÿ Ü jusqu’à aujourd’hui. Quand à la pensée européenne, elle s’est progressivement détachée du judaïsme pour donner naissance à la philosophie européenne moderne. Désormais, ces deux branches de la philosophie sont entrées en contact et s’influencent mutuellement. Qui sait si, dans cinquante ou cent ans, cela ne pourrait pas donner lieu à une philosophie mondiale ?

En 1923, six ans après  Ð Ý Ó ÃÚ ø Â ¿ Ü



Ç Ð ËÆ ¿ (1895-1990), lui aussi formé sous la direction de Å Â å Â

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à Columbia, soutient à son tour une thèse intitulée A Comparative Ý ÀÐ Í

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Í Ø Æ ËÄ qui part du présupposé que « nous avons bien des systèmes de philosophie différents, bien des critères de valeur différentes et, par conséquent, bien des types d’histoire différents », alors que  Ð Ý Ó Ã explique l’écart scientifique entre la Chine et l’Occident par un retard chinois sur la voie unique de la modernité comprise comme exclusivement occidentale. « Il distingue ainsi une théorie du monde (ontologie, cosmologie), une théorie de la vie (psychologie, éthique, philosophie politique et sociale) et une théorie de la connaissance (épistémologie, logique) ». [85]



On pourrait donc concevoir une « histoire du principe moral » en Chine, mais aussi pourquoi pas en Occident. « Cependant, ø Â ¿ Ü opte d’entrée de jeu pour l’acception occidentale de la philosophie, justifiée par sa prédominance de fait à l’époque où il écrit, tout en lui conservant son universalité comme modèle applicable en tout temps et en tout lieu. Et ø Â ¿ Ü de poursuivre en substance : chaque philosophie est un tout qui a son unité organique et constitue un système. Dans la philosophie chinoise, comme chez Socrate et Platon, les systèmes son bien là, mais ils n’ont pas été formalisée en tant que tels ». [86]

Tout se complique encore davantage quand on considère que cette tradition inventée largement en fonction de l’ordre du jour occidental est dorénavant appropriée en retour en Occident où le grand public aspire à autre chose que ce qu’ont apporté jusqu’ici les religions monothéistes constituées, et où les philosophies cherchant à sortir de la métaphysique découvrent avec délectation ce qui leur est présenté comme une « pensée de l’immanence ». Depuis plus d’un demi-siècle, la question de la « philosophie chinoise » n’est plus seulement la préoccupation des intellectuels chinois, elle est devenue aussi l’affaire (au demeurant fort rentable) d’Occidentaux qui pensent trouver dans cette tradition une façon autre de faire de la philosophie. Nous avons là en vérité une belle rencontre au somme entre le désir occidental d’altérité et le désir chinois d’identité.



Chapitre 3 Le confucianisme communique vers la vie des