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3. Analyser l’État à travers les professions et leurs évolutions

3.3 les transformations professionnelles induites par les réformes

En mati re d’expertise, l’État a pendant longtemps disposé du monopole de l’énonciation des « technologies de normalisation » (r gles juridiques, normes techniques…). Ces instruments de gouvernement (Lascoumes & Le Gal s 200%) constituent autant de « pilotes invisibles » maîtrisés par les hauts fonctionnaires et les « grands corps », leur permetteant de piloter de mani re technocratique l’action publique (Lorrain 200%). Cettee logique technocratique est remise en question avec les réformes et le développement de formes de concurrence entre expertises déconcentrée et décentralisée, entre expertises nationale et internationale. Dani le Linhart et son équipe de recherche (2006) observent un désarroi important chez les agents de la fonction publique face à la modernisation du service public. Le champ des administrations et de la bureaucratie est tr s concerné par la segmentation professionnelle et l’établissement de groupes revendiquant des parcelles de compétences professionnelles et de savoirs de gouvernement. Pour D. Linhart, le rapport au travail que les agents élaborent, l’identité professionnelle qu’ils y développent, la relation qu’ils entretiennent avec leur institution et les valeurs qu’ils portent sont extrêmement diffeérents. Chaque administration constitue un monde en soi, avec ses logiques professionnelles, son rapport à l’État, son syst me de valeurs, ses métiers, ses formes de mobilité, ses modalités de promotion, ses relations interpersonnelles, bref sa vision du monde tout autant que les conditions concr tes de travail qui y prédominent. En d’autres termes, chaque administration socialise à sa façon ses futurs fonctionnaires de l’État (Linhart et al. 2006 p.1%). Ce sont bien ces transformations qu’il s’agit de saisir dans cettee th se.

Compétences, métiers, professions dans le secteur public

Les statuts de la fonction publique sont fortement interrogés par les réformes successives de modernisation de l’administration et par les doctrines se référant au new public management. L’utilisation extensive de la notion de compétence est particuli rement présente dans les réformes de modernisation de l’administration depuis les années 90. Cettee méthode place davantage la focale sur l’atteeinte des résultats et sur les impacts de l’action publique, que sur les r gles et procédures de l’administration publique traditionnelle. Elle illustre cettee tension entre les façons d’envisager l’État, l’administration publique et le travail des fonctionnaires, alors que la fonction publique est traversée par des changements considérables.

Alistair Cole et Glyn Jones (2005) font référence aux circulaires Rocard (23 février 1989) et Juppé (26 juillet 1995) pour montrer ces évolutions : : : B une volonté politique d’optimisation des moyens, une délégation plus importante des responsabilités aux partenaires locaux, une préoccupation constante sur le service rendu et sur la relation de service à l’usager, le développement du management des personnels, le développement du management par projet, le développement de la « transversalité », l’évaluation de la performance, etc. Ceci dans un climat social où les fonctionnaires et leur statut sont particuli rement dépréciés20.

La logique de la gestion administrative des carri res de la fonction publique est ainsi confrontée au développement de la gestion des compétences, où les « référentiels » et « cadres de compétences » entendent caractériser la spécifiecité des métiers de l’administration et le rôle des fonctionnaires. Il s’agit d’énoncer un ensemble d’atteendus professionnels – formulés en termes d’expertise, de connaissances, de capacités managériales, d’aptitudes comportementales, voire de traits de caract re qui prescrivent l’intervention des agents publics (Bongrand, Gervais & Payre 2012).

On peut noter que le nouveau cadre de défienition des emplois publics par les compétences fait référence aux notions de métiers et de professions. La réintroduction de ces notions dans le vocabulaire de la gestion du personnel est signifiecative de l’évolution de la gestion des ressources humaines dans le secteur public. Les référentiels de la gestion prévisionnelle des emplois, des

20 On peut citer Yves Lichtenberger (1999) au sujet d’une certaine anticipation des logiques de la RGPP et de son objectif mathématique de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite : « N’a-t-on pas l’impression que faute de savoir mobiliser les compétences de leurs salariés, certains employeurs en difficulté privilégient la recherche de coupables et le tri par licenciements, parfois même au travers de plans dits « de dégraissage » à la façon dont les Romains stimulaient leurs armées défaites qui commençaient à se rebeller : la décimation d'un soldat sur dix était censé procurer du courage aux autres » (p.105).

effeectifs et des compétences sont fréquemment nommés référentiels métier, s’appuyant sur des « fieches métiers » ou « emplois types »21.

Pour G. Jeannot, « les besoins se définnissent autour de fonctions à remplir, et non de statuts des individus selon les corps !!!@ d’où l’introduction de référentiels construits autour du couple composé, d’une part, des missions à accomplir (dont on peut esquisser une évolution) et, d’autre part, des métiers ou emplois types correspondants. (…) Ces référentiels, pour pouvoir être utilisés, supposent une couverture de l’ensemble des fonctions par les emplois types. La rédaction de ces finches « métiers » est accomplie soit par des consultants externes, soit à travers des groupes de travail mobilisant quelques fonctionnaires qui s’efféorcent de synthétiser le contenu de leur activité et les compétences qu’elle requière, mais aussi de déterminer les frontières avec d’autres métiers » (Jeannot 2005, p.600). Le travail de rédaction de ces référentiels est donc un moment particuli rement important de redéfienition de la fonction publique et de la gestion des carri res. Toujours selon G. Jeannot, la place croissante de la référence au métier traduit la volonté de mettere l’accent sur les compétences, les savoir-faire et le professionnalisme lié à l’activité des fonctionnaires. « Le terme métier est alors mobilisé en position médiane pour faire tenir et mettére en relation deux entités en mouvement !!!/ d’une part, le mouvement d’évolution des missions des organisations publiques !!!@ d’autre part, le mouvement des individus au cours de leur carrière, avec les mobilités et les apprentissages qui y sont associés » (Ibid. p.607). Le métier permet ainsi, davantage que ne le permetteent les logiques collectives liées à l’organisation en corps de la fonction publique, de réinvestir la dimension professionnelle de la carri re dans le secteur public.

Ces référentiels de compétences publiques posent toutefois à notre sens un double probl me qu’il est nécessaire de poser. Premi rement, ils sont produits par des professionnels de la gestion qui défienissent des formes d’évaluation du travail public, qui peuvent générer de la soufferance au travail (Dejours 200322, Del Rey 2012). Deuxi mement, cet ensemble référencé des compétences ne suffict pas à caractériser l’intégralité du travail administratif. Les notions de profession et d’expertise spécifieent davantage le caract re public de l’intervention des fonctionnaires. Dans les entretiens, ces derniers font également référence à leurs identités ou cultures professionnelles, à leurs métiers et à leur expertise. L’objet de cettee th se sera précisément de démontrer que le

21 L’élaboration du Référentiel national des certifications professionnelles (RNCP) au cours des années 2000, puis celle de la Bourse Interministérielle de l'Emploi Public (BIEP), participent de cette logique de caractérisation et illustrent l’ambition gestionnaire de déterminer le métier comme un ensemble fini de compétences.

22 « Si nous souhaitons faire des progrès dans l’évaluation, et si nous voulons nous débarrasser des effets désastreux des méthodes contemporaines d’évaluation du travail sur la santé de nos contemporains, il faut desserrer l’étau de la gestion et réinvestir dans les sciences du travail » (Dejours 2003 p.56)

travail public s’appuie sur des capacités à mobiliser, en plus d’un savoir écrit et formel (fieche de poste avec des compétences qui correspondent à des compétences), d’autres types de savoirs issus de l’expérience personnelle en situation. Ces éléments sont relativement peu écrits malgré une volonté managériale nouvelle de les formaliser.

L’application du modèle de l’entreprise : : : )

La th se de Anne Debar, portant sur les évolutions du travail des directeurs départementaux et des politiques de ressources humaines dans les Directions départementales, nuance les références au mod le des restructurations en entreprise volontiers afficché par les réformateurs, et fustigé par les organisations syndicales. La transformation de l’État au niveau territorial emprunte une voie spécifieque, « ni comparable aux restructurations en entreprise, ni bloquée par les multiples spécifincités de gestion des personnels publics. Elle cherche à ne pas trop bousculer les hommes. Elle repose largement sur la qualité des cadres « de terrain ». Elle laisse supposer que c’est « en bas » de la pyramide administrative qu’est la clé du succès » (Debar 2009 p.770).

Il reste que ces réformes nient, dans leur mise en œuvre, un certain nombre d’enjeux : : : B les agents sont peu impliqués dans leur construction. Les réfleexions sur le travail, sur l’expertise, sur les métiers, sur la formation, sur le lien des agents avec le terrain sont limitées. On observe un mal-être profond des cadres intermédiaires, car le cœur de leur expertise est remis en cause et dévalorisé. Les nouvelles formes d’expertise restent des injonctions, dans la mesure où les existantes ne sont pas identifieées/valorisées et les dispositifs de formation démantelés. Les réformateurs choisissent de ne pas défendre certains corps, alors précisément qu’il peuvent contenir des agents dotés de compétences de coordination. Le cœur de métier des conseillers, par exemple, était de défendre une vision large de l’intérêt général, d’encourager le développement de positionnements alternatifs et de mettere en œuvre un soutien au développement des projets de la société civile. Notre travail s’atteache à faire état de ces absences et de ces choix délaissant des aspects territoriaux et de relation avec la population.