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3. Analyser l’État à travers les professions et leurs évolutions

3.2 Les fonctionnaires et leur autonomie au travail

Cettee recherche s’inscrit dans l’étude des professions des cadres intermédiaires, les « bas fonctionnaires », en charge dans les services de la mise en œuvre de l’action publique (Nay & Smith 2002, Jeannot 2005, Baudot & Ould-Ferrat 2012, Dubois & Baudot 2012, Barrier, Pillon & Queéré 2015). Il s’agit d’analyser les pratiques, c’est-à-dire le contenu du travail des agents, et la mani re dont le travail de ces personnes évolue avec la réforme.

La street level bureaucracy et l’État au guichet

Un important courant de recherche s’intéresse au fonctionnement quotidien et concret des administrations au contact direct du public. Les travaux de Mickael Lipsky (1980, 2010) montrent que les administrations ne sont pas des rouages anonymes d’application des programmes publics, mais des espaces d’enjeux qui contribuent à former les politiques publiques. Ces recherches remetteent en cause le schéma traditionnel de l’application descendante de la décision. Étudiant diffeérents groupes professionnels dans diffeérents secteurs de politiques publiques (policiers, enseignants, travailleurs sociaux, juges), M. Lipsky souligne deux propriétés de leurs activités : : : B le contact permanent avec les citoyens et une forme d’autonomie et un pouvoir discrétionnaire dans l’exécution du travail. Les « street level bureaucrats » prennent autant de décisions qu’ils n’en appliquent, parce qu’ils ne sont jamais totalement encadrés. Ils disposent d’espaces d’autonomie et de marges de manœuvre dans l’appréhension des situations et l’application de la décision, ce qui leur fait jouer un rôle actif dans la défienition même des politiques. Les agents de terrain peuvent ainsi être considérés comme des policy makers, au même titre que les hauts fonctionnaires. Cettee position spécifieque d’interface est par défienition en tension, dans le sens où les moyens à disposition des « street level bureaucrats » sont nécessairement trop limités par rapport au nombre d’usagers, à la demande infienie qui leur est adressée et aux fienalités parfois contradictoires de la politique. Leur intérêt est donc de se protéger, ce qui renforce les caractéristiques bureaucratiques de l’organisation.

Ces considérations renvoient à l’activité concr te des agents dans les administrations, à l’exercice de la relation de service au quotidien. De nombreux travaux en France ont observé l’activité concr te de ces agents de base dans la relation directe avec l’usager, au niveau des guichets

administratifs (Weller 1999). Ces travaux pointent la forte évolution de cettee zone d’interface et constatent la généralisation du traitement individualisé des populations et le développement de crit res techniques et normatifs censés encadrer les marges d’autonomie des agents (Spire 2008). La zone d’incertitude que représente le guichet a fait l’objet de nombreuses réformes visant à la maîtriser et à encadrer les pratiques professionnelles des agents. Cettee reprise en main prend deux formes : : : B le fait de renforcer les contrôles, les indicateurs et les chaînes hiérarchiques et le fait d’enrôler les pratiques et les savoirs professionnels des agents pour les mettere au service de l’institution. Ce mouvement est signifiecatif en ce qui concerne le traitement des populations précaires (justice, politiques sociales), institutionnalisant la suspicion vis-à-vis de la demande. « Les instruments contribuent à définnir les critères de performance, les savoirs professionnels apparaissent fortement balisés par les prescriptions institutionnelles et la marge de manœuvre des acteurs, de plus en plus réduite, s’inscrit dans les dispositifs » (Baudot & Ould Ferhat 2012 p.%). Les « ruses de l’intelligence » et de la subjectivité au travail sont davantage mobilisées au service de l’efficcience et d’un service public à moindre coût, plus qu’elles ne transgressent les impératifs comptables dans une recherche d’équité (Dubois 1999, 2009).

Les savoirs, savoir-faire, compétences des fonctionnaires sont ainsi au cœur du travail public. Leur mobilisation contribue « aux formes de pensée et de mise en ordre du monde, et aux routines bureaucratiques par lesquelles l’État se forme, se perpétue et se légitime jour après jour » (Bongrand, Gervais & Payre 201%, p.13). Ces professionnels détiennent des savoirs spécialisés et codifieés, ils mobilisent des connaissances pratiques acquises avec l’expérience, ils savent comment traiter les cas auxquels ils ont à faire face, ils se réf rent à une conception partagée de leur fonction, ils se reconnaissent dans une identité collective défienie par leur spécialité, leur métier. C’est en effeet dans le travail concret et dans l’action que se donne à voir la mise en œuvre de ces savoirs bureaucratiques, de plus en plus considérés comme des compétences professionnelles.

Depuis les travaux de M. Lipsky, on constate une évolution des conditions de la mise en œuvre de l’action publique et de distribution des ressources publiques. Le guichet, comme lieu d’interaction entre l’administration et le public, se situe de moins en moins au sein des services déconcentrés. La front line n’est plus désormais la propriété exclusive de la bureaucratie, mais a largement été externalisée. Evelyn Brodkin (2011) propose d’analyser l’activité de guichet au niveau des street level organizations, actant le fait que l’action publique s’applique de plus en plus par contrat (contractualisations, prestations, marchés publics, appels à projets). Les street level organizations regroupent non seulement les diffeérentes administrations publiques, mais aussi

l’ensemble des structures qui concourent à la mise en œuvre de l’action publique : : : B organisations non gouvernementales, associations, entreprises, arrangements mixtes public-privé. De la même mani re que l’étude de l’activité des street level bureaucrats montre à la fois les contraintes et les marges de manœuvre de ces agents au plus pr s des publics, les street level organizations participent à l’application concr te des politiques publiques en tant que détentrices de la front line et disposent d’importantes latitudes pour la mise en œuvre. Cependant, elles subissent également les velléités de contrôle budgétaire de l’État central, qui agit de plus en plus comme un commanditaire de prestations (via des instruments comme l’appel à projets, le reporting ou la norme). La compréhension de l’action publique passe ainsi par la prise en compte de ces structures et des conditions dans lesquelles elles concourent à sa mise en œuvre, ainsi que les jeux de concurrence.

La position intermédiaire des agents publics : : : détection, traduction, coordination

Historiquement, les rôles administratifs et politiques convergent, avec l’émergence des hauts fonctionnaires et un positionnement hybride de nombreux acteurs administratifs et politiques entre les deux sph res. « La circulation d’individus entre les sphères administrative et politique, phénomène marquant de la finn du XXe siècle (Birnbaum 1985), conduit à l’émergence de « super-bureaucrats » (Campbell & Szablowski 1979) et de « pure hybrids » entre les deux groupes. Plus récemment encore, la difféusion du new public management et les phénomènes de « politisation fonctionnelle » ont favorisé cettée labilité des frontières. Les agents administratifs sont incités à prendre en considération les contraintes propres au champ politique, à anticiper les demandes émanant du personnel politique, à s’investir personnellement dans des projets, et à endosser la responsabilité de leurs décisions dans la conception et la mise en œuvre des politiques publiques » (Bongrand, Gervais & Payre 201%, p.13).

Cettee position intermédiaire de certains agents publics est aussi analysée par Olivier Nay et Andy Smith (2002). Ils distinguent les courtiers et les généralistes par leur aptitude à intervenir dans diffeérentes ar nes et à assurer un rôle de relais entre groupes. Le généraliste construit du sens commun entre des milieux institutionnels qui ne recourent pas aux mêmes savoirs et aux mêmes représentations (dimension cognitive de la médiation). Le courtier recherche des solutions acceptables entre des groupes éloignés qui peuvent trouver un avantage à coopérer même s’ils ne poursuivent pas les mêmes objectifs (dimension stratégique de la médiation). Il recherche une entente minimale sur les termes de l’échange et sur les profiets (matériels ou symboliques) que

chacun peut en retirer (Nay & Smith 2002 p.1%-15). Ces positions de médiateur sont prisées dans l’action publique. Ce renforcement va de pair avec le fait qu’elles sont de plus en plus dévolues aux fonctions de leadership et que les fonctions situées à la base de l’organigramme en sont progressivement dessaisies. C’est pourtant cettee base de l’organigramme qui discute au quotidien avec les autres organisations. Cettee tendance à l’accaparement des fonctions de médiateur, valorisées et valorisables socialement et professionnellement renforce la vision hiérarchique et réduit l’autonomie au sein des services déconcentrés.

L’étude de l’action publique territoriale renvoie aux formes et aux conditions de l’exercice du pouvoir lors de la mise en relation ou le mixage d’univers sociaux distincts. Les concepts de « traduction » (Callon 1986) ou de « transcodage » (Lascoumes 199%, 1996) s’av rent heuristiques pour rendre compte des transformations de l’action publique et de l’action collective impliquant l’État. Il s’agit à la fois d’analyser l’échange politique, les transactions entre groupes d’acteurs, la coordination des intérêts et des stratégies, les diffeérents univers institutionnels et les confiegurations d’acteurs qui gén rent des savoirs, rôles, idées, intérêts, r gles, croyances, qui participent à l’action publique. L’enchevêtrement des enjeux, l’intersectorialité des programmes, la transversalité des actions – publiques ou privées –, l’hétérogénéité des acteurs mobilisés deviennent une constante y compris dans les domaines où le cloisonnement, le monopole de gestion par un grand corps et un mode d’administration hiérarchique étaient jusqu’à récemment la r gle. L’hybridation des catégories d’analyse et d’action qui fondent les politiques devient ainsi essentielle à mobiliser (Lascoumes 1996). Ces enjeux de traduction sont structurants dans la mesure où nous nous intéressons à l’application territoriale des politiques publiques. Les services déconcentrés constituent en effeet les relais locaux des politiques et dispositifs élaborés par les minist res. Cettee position intermédiaire, à la jonction entre la stratégie et la mise en œuvre, assure le rôle institutionnel des services déconcentrés. Mais nous n’oublions pas que ce sont les hommes, au sein des services, qui travaillent à ces opérations de traduction et à « l’entre-défienition » des politiques publiques (Latour 1995, Amblard et al. 2005).

Routines administratives et ajustements mutuels partisans

La policy analysis américaine offere un regard critique sur les réformes volontaristes de modifiecation radicale des syst mes en place. Ceux-ci reposent sur des routines de fonctionnement élaborées avec le temps, qui fiexe des mécanismes de coordination. Ces mécanismes « invisibles au regard de la théorie classique de l’administration » reposent sur des

relations d’échanges, de négociations et d’ajustements réciproques entre partenaires, sur des confleits actifs et des consensus négociés entre corps professionnels concernant l’interprétation des probl mes et l’action, sur des communautés de pratiques entre partenaires bien diffeérenciés, mais organisés pour l’action (Lindblom 1965, Chisholm 1989).

Les interdépendances non formalisées, les logiques tacites de fonctionnement, les processus d’ajustements mutuels sont des mécanismes extrêmement importants de résolution de probl mes et de fonctionnement des organisations. Même s’ils sont peu rationnels, jacents, sous-estimés et qu’ils restent peu étudiés et méconnus, ils sont les principaux éléments qui font que l’organisation fonctionne, sur les plans interne et externe. Le travail des secrétaires, loin de la vision des fonctions supports à mutualiser, est un exemple de la dimension non rationnelle du fonctionnement d’une administration. Plus généralement, c’est au moment des pauses, dans les espaces interstitiels, dans les moments de non-travail, dans les discussions informelles et personnelles, dans les constructions relationnelles entre agents que se construit la solidarité organisationnelle et le sens au travail (Fustier 2012). Charles Lindblom (1959) évoque the science of muddling through pour tenter de décrire le fonctionnement d’une administration publique : : : B les processus d’ajustements mutuels entre acteurs des diffeérents services et partenaires, le contournement systématique des r gles par les agents pour agir à la marge, le bricolage permanent qui caractérise la fabrique de l’action publique.

Donald Chisholm (1989) insiste sur le risque important de sur-coordonner et d’augmenter inutilement le niveau d’interdépendance dans un syst me organisationnel : : : B le mod le de l’organisation bureaucratique et mécaniste provoque réguli rement des cercles vicieux qui font en sorte que les « solutions » peuvent causer plus de probl mes, qu’on tente ensuite de résoudre par les mêmes « solutions ». De toute évidence, apr s le « choc » provoqué par les fusions, les routines administratives et les ajustements mutuels se remetteent progressivement en place, dans le cadre imposé et au-delà. Toute puissante et centralisée qu’elle soit, la hiérarchie est incapable de contrôler l’ensemble des actions de ses agents et les évolutions endog nes de l’organisation. Ces travaux metteent en doute le fait que les réformes structurelles par fusion et intégration verticale et hiérarchique apportent davantage de coordination ou de performance. Ils démontrent certaines conséquences bénéfieques des doublons dans l’action publique, qui permetteent un contrôle réciproque des administrations et un enrichissement mutuel des politiques publiques (Chisholm 1989). L’évolution vers les guichets uniques ou la simplifiecation du nombre d’administrations n’est pas réellement mesurée. La réduction du nombre de fonctionnaires, si elle

est effeective dans la fonction publique d’État, a largement été compensée par le développement de la fonction publique territoriale. La création de plateformes gigantesques de gestion est dénoncée au sein des directions métiers, qui y ont perdu de l’autonomie. Eugene Bardach (1998) souligne le fait qu’un consensus existe dans les études sur l’évolution des administrations publiques dans le domaine sanitaire et social, selon lequel les réorganisations produisent peu de valeurs au vu du coût tr s élevé qu’elles représentent en temps, en énergie et en anxiété personnelle pour les agents19.