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Les transferts de richesse vers l’agence de régulation

Chapitre IV : Comportements stratégiques et contrôle de l’agence de régulation

Section 1 – Les objectifs privés de l’agence de régulation

1.1 Les transferts de richesse vers l’agence de régulation

Pour rendre compte des transferts pouvant s’opérer entre les opérateurs et l’agence de régulation, nous allons étudier la source de ces transferts avant de nous interroger sur la forme qu’ils peuvent prendre.

a) L’origine des transferts

Dans la régulation des industries de réseau, la capture est rendue possible par les rentes informationnelles dont peuvent bénéficier les entreprises régulées et qu’elles peuvent ensuite redistribuer au régulateur, sous forme de transferts monétaires ou d’emplois réservés pour les membres de l’agence, en échange de décisions favorables. Par exemple, dans le cadre d’une régulation price cap, si le régulateur observe de faibles coûts de production pour l’opérateur92, il doit être amené à fixer des prix plafonds peu élevés93, afin de contenir la rente de l’opérateur.

La distorsion se produit si la firme incite le régulateur à ne pas dévoiler l’information qu’il a acquise sur ses coûts, en lui versant une partie de la rente qu’elle obtient grâce à des prix plafonds élevés. De même, dans le cadre de contrat de remboursement des coûts (cost-plus), le régulateur peut être incité à déclarer des coûts plus élevés que ses observations, si la firme lui propose une compensation en échange de sa complaisance.

92 Ces coûts de production correspondent dans ce cas au développement et à la maintenance du réseau de l’opérateur historique.

Ces mécanismes de capture, élaborés pour décrire les relations entre les monopoles naturels et leur tutelle, ont été transposés au cadre de la régulation des infrastructures essentielles durant le processus de libéralisation (Laffont et Tirole, 2000). Cette transposition en l’état est cependant imparfaite dans la mesure où elle ne tient pas compte des nouveaux acteurs opérant sur le marché des télécommunications et notamment des opérateurs alternatifs.

Si l’opérateur historique peut utiliser sa rente pour rémunérer un régulateur qui rendrait une décision qui lui est favorable, il est tout à fait envisageable que les opérateurs alternatifs puissent agir de la même manière. Reprenons l’exemple des plafonds de prix pour les infrastructures essentielles : si le régulateur observe des coûts de production élevés pour l’opérateur historique mais qu’il fixe un plafond de prix d’accès au réseau peu élevé, cela permet aux nouveaux entrants de bénéficier d’une rente qu’ils peuvent à leur tour utiliser pour rémunérer le régulateur pour une telle décision favorable.

La prise en compte des opérateurs alternatifs induit une symétrie dans le mécanisme de capture et ne permet donc pas d’affirmer que l’agence de régulation est nécessairement influencée par l’opérateur historique.

b) La forme des transferts

Pour répondre plus précisément à la question de la capture du régulateur, il est nécessaire de déterminer comment la rente obtenue par les opérateurs peut se transformer en instrument de rémunération du régulateur.

La rente perçue par les opérateurs est clairement de forme monétaire dans la mesure où elle induit une sur-tarification ou une sous-tarification des infrastructures essentielles, selon que l’agence de régulation soit capturée par l’opérateur historique ou les opérateurs alternatifs.

La contrepartie versée au régulateur peut cependant prendre différentes formes. Les opérateurs peuvent ainsi proposer des pots-de-vin sous forme monétaire, des avantages en nature (matériel de télécommunications, repas d’affaire, voyages…) ou des emplois réservés pour les membres de l’agence. La corruption sous forme monétaire est cependant assez théorique et il est peu probable, du fait de son caractère illégal, que les membres d’une agence de régulation acceptent une somme d’argent, ni même que les

entreprises en proposent (Laffont et Tirole, 1993). En revanche, le fait de pouvoir disposer d’un emploi rémunérateur dans une des entreprises régulées peut inciter les personnels de l’agence à prendre des décisions en faveur de ces entreprises. Ce risque de capture des membres de l’Autorité est d’autant plus important dans une institution qui favorise la mobilité de son personnel et « dans laquelle il n’est ni possible, ni souhaitable d’envisager un déroulement de carrière complet » (ART, 1999). Il est alors probable de voir ses membres migrer vers un opérateur à la fin de leurs contrats afin de valoriser leurs compétences sectorielles.

A la différence d’autres pays industrialisés (États-Unis, Royaume-Uni), la France n’interdit pas la reconversion des personnels de l’agence de régulation dans les entreprises régulées. Au plus, la loi de réglementation des télécommunications de 1996 interdit aux membres du collège de l’ART d’exercer, simultanément à leur mandat, une activité professionnelle ou de détenir de manière directe ou indirecte des intérêts dans une entreprise du secteur des télécommunications, de l’audiovisuel ou de l’informatique (article L36-2 du Code des Postes et Télécommunications). Rien n’est dit sur la reconversion professionnelle, qu’il s’agisse des membres du collège ou du personnel de l’agence. Ces derniers sont uniquement soumis aux règles encadrant le départ vers le secteur privé des agents publics94. Ces règles consistent principalement en un examen déontologique s’ils souhaitent poursuivre leur carrière dans une entreprise du secteur des communications électroniques. Cependant, pour ne pas décourager les candidats potentiels, les commissions de déontologie s’efforcent d’assurer la bonne application de la loi « sans esprit tatillon » (Conseil d’État, 2001) et permettent presque automatiquement aux membres de l’Autorité de rejoindre les entreprises régulées. L’exemple de Dominique Roux, à notre connaissance seul membre du collège de l’ART à avoir rejoint les effectifs d’un opérateur, semble confirmer les liens existant entre l’Autorité et les opérateurs alternatifs. Un an après la fin de son mandat à l’ART, ce dernier a rejoint le conseil d’administration de la société Illiad (Free) en 2006.

94 Ces règles sont issues du code pénal (article 432-13 sur la prise illégale d’intérêt) et du statut général de la fonction publique (article 72 de la loi n°84-16 du 11 janvier 1984 et décret n°91-109 du 17 janvier 1991 pour la fonction publique d’État).

Les formes que peut prendre la rémunération de l’agence de régulation ne nous renseigne pas sur l’identification des groupes qui parviennent à influencer ses décisions. En effet, il est tout aussi possible pour l’opérateur historique que pour les opérateurs alternatifs de proposer un pot-de-vin ou une reconversion professionnelle aux membres de l’agence.

Parmi les opérateurs alternatifs, nous pouvons cependant distinguer les « petits » opérateurs des « grands » opérateurs, c’est-à-dire ceux qui disposent d’un chiffre d’affairess et d’un nombre d’employés suffisamment importants pour pouvoir opérer un transfert de richesse vers les membres de l’agence.

Parmi les « grands » opérateurs, on retrouve généralement les opérateurs grand public tels que Cegetel (chiffre d’affairess de 1,3 milliards d’euros en 2003), SFR (CA de 6,7 milliards d’euros en 2003), 9 Cégétel (CA de 2,58 milliards d’euros en 2004), Bouygues Télécom (CA de 3,3 milliards d’euros et 7000 employés en 2003), ou les filiales françaises des opérateurs historiques européens (British Telecom, Deutsche Telecom, Telecom Italia). Parmi les « petits » opérateurs, on retrouve les opérateurs spécialisés dans la vente de services aux entreprises ou les opérateurs régionaux tels que Completel (CA de 125 millions d’euros en 2003), Hub Télécom (CA de 67 millions d’euros en 2004 et effectif de 250 personnes), Outremer Télécom (CA de 68 millions d’euros en 2004 et effectif de 380 salariés en 2005), XTS Télécom (CA de 13,8 millions d’euros et 45 salariés en 2003)95.

L’essentiel des parts de marché et du chiffre d’affaires du secteur étant partagé entre France Télécom et les « grands » opérateurs alternatifs, le jeu concurrentiel, et donc l’influence exercée sur l’agence de régulation, s’opère entre des concurrents ayant des moyens financiers suffisants pour opérer un transfert de richesse vers les membres de l’agence. L’argument relatif au transfert de richesses vers le régulateur ne nous permet donc pas de déterminer quelle catégorie d’opérateurs parvient à influencer ses décisions. Nous allons donc étudier les autres éléments théoriques proposés par Laffont et Tirole.