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Chapitre IV : Comportements stratégiques et contrôle de l’agence de régulation

Section 2 – Pouvoirs discrétionnaires et contrôle hiérarchique de l’agence de

2.1 Le contrôle juridictionnel

Le recours contre les décisions judiciaires ou administratives des agences de régulation s’inscrit dans le droit constitutionnel. En exerçant un contrôle sur les décisions

116 La liste des exemples cités est bien sûr non exhaustive. Edwards et Waverman (2006) soulignent ainsi le pouvoir discrétionnaire associé au calcul des charges d’interconnexion.

des agences de régulation, les autorités judiciaires doivent les inciter ex ante à prendre une décision conforme aux intérêts de l’ensemble des parties concernées (Shapiro, 1992). Nous montrerons que le contrôle judiciaire rencontre cependant certaines limites, notamment du fait de l’expertise sectorielle dont bénéficie le régulateur indépendant.

a) Présentation du contrôle juridictionnel

Le contrôle juridictionnel s’exerçant sur l’Autorité de Régulation des Télécommunications s’effectue à un double niveau. En tant qu’administration, elle est soumise, tout comme le Ministre chargé des télécommunications, au contrôle de la juridiction administrative, c’est-à-dire celui du Conseil d’État. Ce dernier peut intervenir pour traiter des contentieux liés aux actes réglementaires des autorités administratives. Dans le secteur des télécommunications, il lui revient, en outre, de statuer sur l’homologation des tarifs de détail si un opérateur décide d’entreprendre un recours. Certaines décisions de l’ART peuvent par ailleurs faire l’objet d’un recours devant la Cour d’appel de Paris. Il s’agit des décisions relevant des règlements de différends relatifs à l’interconnexion (art. L36-8 du CPT).

La répartition des compétences entre ces deux juridictions est ainsi résumée par le Conseil constitutionnel117 : « dans le silence de la loi, le contentieux de l’ART relève de manière générale du juge administratif ; ce n’est que dans le cas particulier où elle intervient pour trancher des litiges contractuels privés, que la loi prévoit une exception ». Nous pouvons mettre en avant certaines limites pour chacune de ces juridictions.

b) Les limites du contrôle juridictionnel

La première limite du contrôle juridictionnel est celle de la capacité des juges à intégrer les normes économiques et techniques requises pour pouvoir juger de l’action du régulateur. Cette entreprise est rendue d’autant plus difficile que, comme nous l’avons vu, la loi donne un large pouvoir d’appréciation à l’agence de régulation. Par exemple, les articles L34-8 et L36-8 du Code des postes et télécommunications qui organisent les compétences de l’Autorité en matière de règlement des litiges liés à l’interconnexion permettent à l’ART d’imposer toute prestation d’interconnexion qu’elle juge

« raisonnable » au regard des besoins du demandeur et des capacités de l’opérateur sollicité à l’offrir. De même, elle peut modifier un tarif d’interconnexion dès lors qu’elle estime qu’il « crée une charge excessive ».

Sur la base de ces appréciations, il peut s’avérer difficile pour un juge de renverser une décision de l’agence de régulation. La remise en cause de la décision du régulateur peut s’avérer particulièrement délicate dans le cadre du recours contre les décisions relatives aux règlements de différends. En vertu de l’article R11-5 du CPCE, l’ART, bien qu’ayant statué en première instance, peut en effet présenter ses observations à la Cour d’appel de Paris et défendre sa position.

En l’absence de remise en cause des décisions de l’Autorité, les opérateurs peuvent avoir intérêt a priori à ne pas entreprendre de procédure contre ces décisions, et ce d’autant plus qu’ils souhaitent éviter de se retrouver en porte-à-faux vis-à-vis de ce régulateur avec lequel ils sont condamnés à vivre en tête-à-tête (Conseil d’État, 2001).

Si l’on observe les recours engagés auprès de la Cour d’appel et du Conseil d’État et les décisions rendues, nous pouvons mettre en avant certains faits stylisés pouvant confirmer cette première limite.

Sur les 20 procédures d’appel qui ont été engagées suite à une décision de l’ART relative à un litige lié à l’interconnexion entre 1997 et fin 2005, seules deux ont été annulées par la Cour d’appel de Paris.

Dans le premier cas, dans un litige opposant France Télécom à la société Iliad, la Cour a annulé la décision de l’ART pour non-respect du principe du contradictoire118. France Télécom avait déposé un recours pour n’avoir pas disposé de suffisamment de temps pour discuter certaines observations de son contradicteur. La Cour a cependant confirmé le fond de cette décision en imposant à France Télécom les dispositions retenues par l’Autorité, bien qu’elle dispose du pouvoir d’adopter une nouvelle décision.

Dans le second cas, la Cour a été saisi par Western Télécom suite au refus de l’ART d’imposer des mesures conservatoires à France Télécom après que cette dernière a interrompu la fourniture de certaines prestations pour un litige de facturation119. L’opérateur alternatif demandait à l’ART d’enjoindre à France Télécom de lui maintenir

118 Arrêt du 6 avril 2004.

son accès au trafic international en le fixant à 50% du tarif pratiqué par l’opérateur historique. La Cour a partiellement réformé la décision de l’ART en imposant à France Télécom de reprendre la fourniture de ses prestations de transit international au tarif qu’elle pratiquait initialement. La procédure prévoit que toute demande de mesures conservatoire déposée auprès de l’ART doit s’accompagner d’une demande de fond pour laquelle l’Autorité dispose d’un délais de 4 à 6 mois pour se prononcer (article R11-1 du CPCE). La décision de l’ART sur la demande de fond, dans un rapport particulièrement long (62 pages), a débouté la société Western Télécom de l’ensemble de ses demandes. Notons que la Cour a alors entièrement suivi la décision de l’ART en rejetant le recours de l’opérateur alternatif.

Il est difficile de se prononcer sur les raisons pouvant expliquer l’absence de remise en cause des décisions du régulateur ; cela peut signifier que les décisions rendues par l’ART sont en parfaite conformité avec le droit et les règles économiques ou que, malgré les capacités d’expertise économique de la Cour, cette dernière n’a pas les compétences suffisantes pour remettre en cause les hypothèses ou les méthodes de calcul retenues par l’Autorité.

Si l’on s’intéresse aux 13 recours engagés auprès du Conseil d’État entre 1997 et fin 2005, nous pouvons constater qu’un seul a porté sur le fond d’une décision de l’ART120. Dans tous les autres cas, le Conseil d’État a été saisi de recours en annulation pour excès de pouvoir. Il peut alors annuler la décision sur une base uniquement juridique, mais ne peut la modifier. L’exemple le plus récent est relatif à un recours de France Télécom contre la non-publication par l’ART de la méthode de calcul des tarifs d’accès à la boucle locale ; le Conseil d’État a donné raison à France Télécom, mais sans remettre en cause la méthode de calcul de l’ART. Cette dernière a alors pu rétablir a posteriori les tarifs qu’elle avait initialement calculés.

La seconde limite du contrôle s’exerçant sur les décisions de l’ART découle sans doute de la première. Elle est relative aux délais nécessaires aux organismes de recours pour rendre leur décision. Concernant le Conseil d’État, le délai moyen entre la date du

120 Recours des sociétés Scoot France et Fonecta du 02/08/2002 contre une décision de l’ART relative aux numéros servant aux services de renseignements.

recours et celle de la décision est de 16,3 mois. Le recours devant le Conseil d’État n’étant pas suspensif, quand bien même sa décision serait favorable au requérant, il serait difficile de rétablir a posteriori les conditions de la concurrence. Concernant la Cour d’appel de Paris, le délai moyen n’est que de 5,6 mois et ne souffre donc pas de cette seconde limite. Son action est cependant limitée dans la mesure où la Cour ne peut intervenir que suite à règlement de différends. Pour toutes les autres décisions de l’ART, les opérateurs sont donc confrontés au manque d’expertise et au délai nécessaire au Conseil d’État pour rendre sa décision.

Il est difficile de conclure cette sous-section sans faire référence au mécanisme britannique de contrôle des régulateurs par les juges. La compétence d’appel des décisions prises par les régulateurs revient à une juridiction spécifique nouvellement créée, le Competition Commission Appeal Tribunal. Les membres de ce tribunal sont à la fois des juristes, des économistes, des comptables, des hommes ou femmes d’affaires ou autres personnes expérimentées. Chacun de ces membres suit ensuite une formation afin de se spécialiser dans les domaines qui ne sont initialement pas de sa compétence. Ces

Appeal Tribunal ont des pouvoirs de pleine juridiction et doivent rendre leur décision dans

un délais de six mois (Bellamy, 2004). La création d’une telle juridiction, dont l’efficacité pratique n’est pas analysée ici, a le mérite de souligner les défaillances de l’appareil judiciaire traditionnel et les moyens envisagés pour y remédier.