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L’expertise économique comme source de pouvoirs discrétionnaires

Chapitre IV : Comportements stratégiques et contrôle de l’agence de régulation

Section 2 – Pouvoirs discrétionnaires et contrôle hiérarchique de l’agence de

1.2 L’expertise économique comme source de pouvoirs discrétionnaires

Pour mettre en œuvre la régulation asymétrique et obtenir une concurrence loyale, l’agence de régulation sectorielle est dotée d’une expertise spécifique qui lui permet de prendre des décisions difficiles à remettre en cause. L’étude des avis et décisions rendus publics par l’ART peut nous permettre d’identifier certains domaines où les décisions de l’ART sont fondées sur des critères ou hypothèses plus ou moins subjectifs et donc à l’origine de pouvoirs discrétionnaires.

a) Le contrôle tarifaire

La régulation des tarifs de détail de l’opérateur est caractéristique de la marge de manœuvre discrétionnaire dont dispose le régulateur. Lorsqu’il s’exprime sur une offre de l’opérateur historique consistant en une diminution de prix, le régulateur est le seul arbitre entre les intérêts à long terme du développement de la concurrence entre opérateurs et l’intérêt immédiat du consommateur à bénéficier d’une baisse de prix envisagée par l’opérateur historique, mais susceptible de nuire à la concurrence par des effets de prédation ou de ciseaux tarifaires (Marimbert, 2001). Cet arbitrage dépend grandement de la manière dont le régulateur perçoit les capacités concurrentielles des opérateurs alternatifs et donc des informations que lui transmettent ces derniers. S’ils parviennent à convaincre le régulateur qu’une diminution des tarifs de l’opérateur historique peut

affaiblir leur position concurrentielle, l’agence de régulation peut ne pas approuver une offre pourtant favorable aux consommateurs.

Plus précisément, lorsque le régulateur doit apprécier le caractère anti-concurrentiel d’une offre de l’ancien monopole, il effectue généralement un test de ciseau tarifaire (ou de squeeze) pour déterminer si des opérateurs alternatifs efficaces sont en mesure de fournir une offre concurrente. Par exemple, France Télécom détenant, en 2002, 99,8%112

de parts de marché de l’accès au réseau téléphonique pour la clientèle résidentielle, un opérateur alternatif est obligé d’acheter les services d’interconnexion à France Télécom pour proposer une offre concurrente. Or, ces services sont vendus en fonction du nombre et de la durée des appels ; les hypothèses de consommation sont donc essentielles pour déterminer le coût subi par les opérateurs alternatifs et donc si une offre génère un effet de ciseau tarifaire. Même si France Télécom propose des hypothèses de consommation, l’ART n’est pas tenue de les suivre et peut effectuer les tests avec ses propres estimations113. La publication d’avis motivés oblige cependant l’ART à garder une certaine cohérence des hypothèses retenues lorsqu’elle examine la modification d’une offre existante. La marge discrétionnaire devient plus importante lors de la création d’une offre par France Télécom puisque l’ART doit établir de nouvelles hypothèses de consommation.

La remise en cause des hypothèses de consommation fournies par France Télécom ne signifie pas que l’agence de régulation soit capturée par les opérateurs alternatifs, mais que cette dernière dispose de pouvoirs discrétionnaires suffisants pour désapprouver une offre de France Télécom ; il lui suffit d’augmenter les taux de consommation d’un forfait jusqu’à rendre l’offre « squeezante ».

b) L’évaluation des bénéfices immatériels liés à la fourniture du service universel

La détermination du coût net du service universel peut également procurer un pouvoir discrétionnaire à l’agence de régulation, notamment lorsqu’il s’agit de calculer les bénéfices immatériels liés à la fourniture de ce service. Comme le précise l’ART dans son

112 Voir l’avis 04-500 de l’ART.

113 Voir par exemple des avis 04-32 et 04-105 où l’ART estime que certains taux de consommation des forfaits (ratio durée de communication / durée du forfait) proposés par France Télécom sont « particulièrement bas » (inférieurs à 50%) et préfère retenir l’hypothèse de 80%.

avis 02-329, il est difficile d’évaluer de manière « précise » ces bénéfices immatériels et particulièrement ceux liés à l’image de marque de l’opérateur. Cette évaluation est fondée sur des sondages d’opinion basés sur des critères qualitatifs et dont la transposition chiffrée dépend de « conventions méthodologiques toujours discutables » (CSSPCE, 2004). Elle laisse à l’agence de régulation une marge de manœuvre discrétionnaire pour influencer la répartition du profit des opérateurs. Pour l’année 2004, l’ART a ainsi estimé les bénéfices liés à l’image de marque à plus de 81 millions d’euros ; une estimation bien plus proche de celle proposée par les opérateurs alternatifs (91 millions d’euros) que par France Télécom (11,9 millions d’euros)114

c) La procédure d’attribution des licences de la boucle locale radio

La procédure de sélection des opérateurs souhaitant déployer une boucle locale radio 115 a également permis à l’ART d’exercer son pouvoir discrétionnaire. Cette procédure visait à sélectionner les opérateurs sur un ensemble de critères plus ou moins définis par la loi : capacité à stimuler la concurrence au bénéfice des utilisateurs, ampleur et rapidité de déploiement des infrastructures, capacité du candidat à atteindre ses objectifs, contribution au développement de la société de l’information, optimisation de l’usage du spectre, contribution à l’emploi et à la protection de l’environnement. Ces critères se sont ainsi vu attribuer des coefficients de pondération définis par l’ART elle-même. Elle a ensuite quantifié certaines appréciations qualitatives sur la capacités des opérateurs à remplir ces différents critères en vue d’attribuer une note à chacun des opérateurs. Comme précédemment, la méthodologie qui consiste à quantifier des appréciations qualitatives offre certaines marges de manœuvre à l’Autorité et génère des résultats discutables.

Une fois encore, il ne s’agit pas de remettre en cause la détention de pouvoirs discrétionnaires par le régulateur. Ils résultent de l’importance et de la spécificité des missions du régulateur et sont nécessaires pour assurer la flexibilité du processus de libéralisation (Thatcher, 1998). Notre objectif était uniquement de mettre en évidence les

114 Décision 05-0917 de l’ART.

115 Voir l’article de Bourreau (2001) pour une vision économique et technique du déploiement de la boucle locale radio.

domaines les plus évidents où existe un tel pouvoir116. Nous allons maintenant montrer que l’expertise sectorielle dont bénéficie l’ART, en plus de lui procurer ces marges de manœuvre discrétionnaires, peut rendre plus difficile le contrôle exercé sur son action.

2 – Le contrôle hiérarchique de l’agence de régulation

En contrepartie des marges de manœuvre laissées à l’Autorité, de son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et de l’étendue de ses pouvoirs (exécutifs, législatifs et judiciaires), celle-ci est soumise à un contrôle a posteriori. Le législateur a organisé le contrôle hiérarchique de l’ART sous deux formes principales. D’une part, elle est soumise à un contrôle juridictionnel en ce qui concerne le contentieux de ses actes réglementaires et individuels. D’autre part, elle est soumise à un contrôle démocratique exercé par le Parlement ou le gouvernement, devant permettre à la société civile d’exercer son droit de regard sur son action globale. Un troisième contrôle, moins formel, peut être identifié au niveau européen, dans la mesure où la Commission européenne procède annuellement à une évaluation des avancées des régulations nationales en soulignant les éventuels manquements des ARN.

Pour être efficace, le contrôle doit cependant respecter plusieurs caractéristiques. Tout d’abord, il faut que les contrôleurs aient les compétences nécessaires pour surmonter l’avantage informationnel du régulateur et évaluer son action. Ensuite, ils doivent disposer de moyens pour pouvoir influencer l’action de l’agence de régulation s’ils constatent un manquement de sa part. Nous verrons que ces caractéristiques sont rarement réunies au sein d’une même institution, permettant ainsi à l’agence de régulation de mettre en œuvre sa propre vision de la régulation sans qu’elle puisse être réellement remise en cause.