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Chapitre II : Cadre conceptuel

2.2. La discrimination

2.2.1. Concepts-clés

2.2.1.1. Les théories économiques de la discrimination

La discrimination économique se définit comme étant le traitement inégal d’une personne en emploi ayant une productivité réelle ou potentielle équivalente (Gazier, 2010a; Reitz, 2001; Becker, 1957). Selon l’approche économique néoclassique, ce traitement peut avoir deux causes, soit la discrimination basée sur les préférences, ou la discrimination statistique. La première, rattachée aux idées de Becker (1957) consiste à analyser le comportement des employeurs, des travailleurs ou des consommateurs comme si ceux-ci avaient un « goût » pour la discrimination. Les individus auraient des préférences quant aux employés qu’ils embauchent, aux collègues avec qui ils travaillent ou aux consommateurs à qui ils veulent vendre des biens. Il s’agirait d’une notion fondée sur les préjugés – ou des attitudes négatives à l’égard de certains groupes -, car il s’agit d’une préférence, sous-

tendant des aspects plutôt affectifs (Pager et Shepherd, 2008), et les personnes qui discriminent seraient prêtes à payer les coûts qui y sont associés, mais à long terme, ceci nuirait à leur position concurrentielle pour le recrutement et la conservation de leur personnel, ce qui les inciterait à cesser d’avoir une telle préférence. À titre d’exemple, explorant le gout de discriminer des employeurs sur la base du sexe si un employeur n’embauche que des hommes alors que le bassin de main-d’œuvre contient des candidates féminines qui sont plus productives que des candidats masculins qui ont été embauchés, l’employeur aura une force de travail ayant une productivité moindre, qui se traduira en une marge de profit plus faible, par rapport au concurrent qui ne discrimine pas. Pour expliquer le goût de discriminer des employés, Becker explique que les travailleurs masculins de l’entreprise qui seraient tellement révulsés à l’idée de devoir travailler avec des femmes exigeraient une compensation financière pour contrebalancer le coût cognitif ou affectif qui y est associé (Becker, 1957). Ainsi, l’entreprise doit faire le calcul de l’utilité d’embaucher la femme compte tenu du coût supplémentaire associé au dédain des travailleurs masculins et selon Becker, l’employeur rationnel, à terme, perdra sa préférence pour discriminer à cause de la perte économique subie.

La seconde théorie économique de la discrimination, la discrimination statistique, est en quelque sorte le résultat d’un manque d’information concernant les individus. Cette approche met plutôt l’accent sur la perception erronée que les employeurs peuvent avoir de la productivité potentielle d’un travailleur, de par son appartenance à un groupe. On l’apparente donc plutôt au concept de stéréotype (Pager et Shepherd, 2008). Cette erreur ‘statistique’ découlerait du fait que l’information concernant le groupe est moins bonne ou moins homogène. En d’autres termes, les personnes provenant de certains groupes (les femmes, les minorités ethniques) auraient des « signaux » reflétant moins bien la qualité de ces travailleurs, comparativement aux hommes blancs natifs, en partie parce que les employeurs ont moins d’expérience avec eux. L’approche de la discrimination statistique est basée sur la théorie des choix rationnels qui dicte que les acteurs agissent rationnellement, c’est-à-dire en maximisant selon les contraintes imposées par les préférences, la technologie et les croyances, et par les institutions qui déterminent comment les individus interagissent pour générer des résultats (Arrow, 1998 :94). Ainsi, la décision de ne pas embaucher quelqu’un, ou de l’embaucher à un salaire inférieur, est vu comme

étant une réponse rationnelle à un élément d’incertitude associé à l’information imparfaite sur la productivité des membres d’un groupe (Phelps, 1972; Arrow, 1972). L’employeur estime la productivité potentielle d’un individu en se fiant à des stéréotypes qu’il a envers un certain groupe. En d’autres termes, il utilise la couleur de la peau ou le sexe comme « proxy » pour les données manquantes qui expliquent réellement les différences de productivité (Phelps, 1972; Stiglitz, 1973; Arrow, 1998). Un employeur opterait pour cette stratégie, car elle est plus rapide et moins coûteuse que de chercher l’information pertinente10, comme en développant des outils pour mesurer la productivité marginale d’un

individu, ce qui est reconnu comme étant difficile à mesurer (Phelps, 1972; Arrow, 1998; Pager et Shepherd, 2008 : 193). Ainsi, l’employeur estime la productivité potentielle d’un travailleur à partir de l’expérience statistique précédente avec un groupe semblable, qui peut être très limitée, et qui attribue à un individu, une statistique (e.g. moyenne) développée à partir d’un groupe, mais les compétences de l’individu peuvent s’en distinguer significativement, puisqu’il y a toujours hétérogénéité dans un groupe. La discrimination pourrait donc être l’adaptation instrumentale à des manques d’information (Ayres et Siegelman 1995).

À court et à long terme, ces perceptions erronées peuvent avoir un effet néfaste sur les individus membres de groupes discriminés. Selon Ghirardello (2006) et Spence (1973), les travailleurs émettent des signaux lorsqu’ils sont à la recherche d’emplois. Ces signaux incluent l’appartenance à un groupe social ou ethnique le sexe, l’âge, etc. Comme les employeurs ne connaissent pas la productivité réelle de ces employés potentiels, l’employeur offre un salaire basé sur ces signaux, les présupposés subjectifs (préjugés et stéréotypes) et l’expérience antérieure de l’employeur avec d’autres membres de ce groupe, expérience qui est généralement limitée pour les membres des minorités. Si la productivité du travailleur qu’il embauche correspond à ses attentes, la discrimination statistique peut être renforcée. À long terme, il est possible que les membres d’un groupe qui sont rarement

10 En nous inspirant de Béji et Pellerin (2010), nous définissons une information pertinente comme étant une

information qui augmenterait les chances qu’il y ait un arrimage entre les acquis et les compétences des travailleurs et les exigences des emplois offerts par les employeurs.

embauchés ou à qui l’on offre un salaire relativement moindre se retirent d’un certain marché du travail, faisant disparaitre leur signal et réduisant la chance que les stéréotypes à leur égard soient éventuellement brisés. Un exemple souvent cité dans la littérature concerne les Afro-Américains aux États-Unis (Myrdal, 1944). Si, pour des raisons historiques, les employeurs voient les Noirs comme étant moins productifs que les Blancs, ou moins aptes à occuper certains emplois, mais que certains Noirs démontrent que ce n’est pas véritablement le cas lorsqu’ils occupent ces emplois, les perceptions statistiques peuvent changer et la discrimination, diminuer, l’expérience réelle ayant remplacé un « proxy » dans l’appréciation du potentiel. Cependant, si les employeurs continuent à ne considérer que la race comme proxy pour la productivité ou la compétence, les Noirs ne seront pas incités à être aussi productifs que leurs collègues blancs ou à prendre les moyens pour l’être, comme la formation supplémentaire (Arrow, 1998; Becker, 1957). De plus, il est possible par exemple, que les Noirs aient été historiquement moins productifs à cause de la moindre qualité de l’éducation qui leur était offerte ou de leur moindre accès à l’éducation, ce qui rend encore plus difficile le changement de perception des employeurs (Arrow, 1998). Dans ce contexte, si les membres d’un groupe ne réussissent pas à participer dans un secteur du marché du travail où se pratique la discrimination, ceux-ci n’arriveront pas à démontrer qu’ils sont capables de le faire et donc à changer les stéréotypes négatifs à leur égard.

La question de la qualité de l’éducation sera abordée ici sous l’angle de la théorie du capital humain. Selon cette théorie, rappelons-le, une personne pourra choisir d’investir son temps et son argent, ainsi qu’une perte de salaire et une entrée différée sur le marché du travail, afin d’acquérir des qualifications en vue d’obtenir des gains salariaux à long terme et des postes plus intéressants (Gazier 2010b). La perte de salaire et l’entrée différée sur le marché du travail représentent des coûts d’opportunité qui s’ajoutent à l’investissement requis pour la formation. À long terme, toujours selon cette même approche, une personne ayant plus d’années de scolarité et d’expérience aura une aptitude productive plus élevée et donc, aura un revenu possiblement plus élevé (Mincer, 1958; Schultz, 1961, Becker, 1957; Gazier, 2010b). Cette approche tient pour acquis que la contribution marginale d’un individu peut être connue à priori et que le salaire versé est établi en conséquence (Gazier, 2010b). En réalité, le nombre d’années de scolarité et d’expérience explique environ 50 % de la

variance des salaires, alors que l’autre 50 % est attribuable à la filière, au secteur ou à l’entreprise, aux pratiques discriminatoires et aux facteurs personnels ou aléatoires (Gazier 2010b).

Les théories néoclassiques de la discrimination ont en commun de prédire la disparition de la discrimination, car elle ne serait pas efficiente (Arrow, 1998; Ruwanpura, 2008). Selon elles, les entreprises discriminatoires seront moins profitables et seront éventuellement rachetées par celles qui ne le sont pas, ou qui le sont moins. Cependant, empiriquement, la discrimination persiste et cela pousse plusieurs auteurs à explorer d’autres explications, souvent externes au marché, pouvant influencer ce comportement économique (Stieglitz, 1973; Arrow, 1998; Chicha, 2009; Gazier, 2010a). Une de ces explications externes au marché serait la division du travail productif et reproductif et l’assignation aux femmes, du travail reproductif – non reconnu et gratuit - dans la sphère domestique, ce qui se traduit généralement par une dévalorisation des emplois dits féminins sur le marché du travail. La discrimination se traduit sur le marché du travail par des « décisions négatives reliées à l’emploi, basées sur des caractéristiques telles que l’endroit de naissance ou l’origine, plutôt que basée seulement sur les diplômes et les compétences directement reliées à la productivité potentielle de l’employé » (traduction libre, Reitz, 2001 : 353). Ces décisions peuvent être relatives au recrutement et à l’embauche, au salaire, à l’accès à la formation offerte par l’entreprise, aux promotions, etc. En ce qui concerne les personnes immigrantes qualifiées, la discrimination à l’embauche est souvent reliée aux qualifications. En effet, la sous-utilisation des compétences pour des motifs discriminatoires peut prendre la forme de la non-reconnaissance des diplômes étrangers par les ordres régissant les professions règlementées, la non-reconnaissance des diplômes étrangers par les employeurs dans des professions non protégées, la non-reconnaissance des expériences professionnelles acquises à l’étranger ou ailleurs au Canada, telles que la gestion (Reitz, 2001). Concernant la non- reconnaissance des expériences acquises à l’étranger, l’exigence d’expérience canadienne serait discriminatoire puisqu’elle ne prédit pas la productivité potentielle de l’employé, mais elle favorise les natifs. Il est cependant difficile de mesurer la discrimination dans ces contextes : la non-reconnaissance de diplômes ou de compétences peut être la conséquence d’un simple manque d’information ou d’un effort de réduction des risques associés à la

non-connaissance du diplôme en question; l’intention n’est pas discriminatoire, mais l’effet l’est. En effet, il peut être difficile d’évaluer la qualité de l’information concernant le diplôme et la formation reçue, ainsi que la réelle maitrise de son contenu par l’individu concerné. Le portrait devient flou quand le manque d’information ou les efforts de réduction des risques sont alimentés par les stéréotypes des employeurs, si ces stéréotypes les mènent à considérer que le candidat n’a pas les compétences requises ou n’aura pas le niveau de productivité recherché lorsqu’il détient des diplômes méconnus de l’employeur. Une limite de l’approche néoclassique de la discrimination économique concerne les autres caractéristiques liées à l’emploi qui sont plus difficiles à mesurer, telles que la fiabilité, la motivation, les compétences interpersonnelles et la ponctualité, qui constituent aussi des éléments du capital humain (Pager et Shepherd, 2008 :184). Dans le cas des personnes immigrantes qualifiées, l’évaluation des diplômes et des expériences acquis à l’étranger est moins simple que pour les personnes natives. Il a été démontré que lorsque les qualifications apparaissent « ambigües », comme si elles ne correspondent pas parfaitement aux qualifications obtenues dans le pays d’accueil, les employeurs préfèrent embaucher une personne native (Gaertner & Dovidio, 2000), ce qui complique davantage le processus de reconnaissance des compétences des personnes immigrantes qualifiées, soit par les ordres ou par les employeurs eux-mêmes. S’ajoute à ces difficultés, l’exigence d’avoir de l’expérience sur le marché du travail canadien ou québécois, qui selon Reitz (2001) constitue une forme de discrimination, car ce critère n’est pas une véritable mesure de productivité potentielle. Conséquemment, cette exigence aurait un effet désavantageux envers les personnes formées à l’étranger. Comme l’expérience de ces professionnels n’est pas la même que celle des natifs, on peut dire que les situations de départ ne sont pas les mêmes et donc que ce critère à apparence neutre peut avoir un effet discriminatoire.

Nous pourrions avancer l’argument, cependant, que ceci n’est pas totalement vrai, car le manque d’expérience canadienne suggère que la personne à embaucher nécessite plus de temps pour s’intégrer en emploi, connaitre les rouages de l’organisation du travail et donc il lui est difficile d’être efficace et productive aussi rapidement que les personnes natives. Cependant, ceci est vrai d’autres catégories de travailleurs, comme les jeunes diplômés et ceux qui ont effectué une réorientation de carrière. Il s’agit donc ici de distinguer entre une

période « normale » d’ajustement, et une qui pose un fardeau excessif à l’employeur. Cependant, les jeunes natifs ont de meilleures chances de se bâtir des réseaux sociaux dans le pays hôte tout au long de leur vie, notamment pendant leurs études, et de connaitre les codes et les normes, donc d’avoir un meilleur capital social qui compense, ce qui n’est pas le cas pour les personnes immigrantes arrivant avec leurs diplômes étrangers. De plus, il est possible que les jeunes diplômé-es n’aient pas d’autres aptitudes qu’ont les personnes immigrantes, comme la prise de risque et la flexibilité.

Cette revue de la littérature économique concernant la discrimination démontre que les théories économiques n’ont retenu dans leurs analyses qu’une partie du capital humain, soit la formation, la diplomation et l’expérience, et ont négligé d’autres aspects comme le capital culturel et les biais inconscients l’égard des personnes immigrantes qui eux peuvent influencer leur parcours professionnel et leur intégration socioprofessionnelle dans le pays d’accueil.