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Chapitre III : Méthodologie de la recherche

3.1. Épistémologie féministe et méthodes qualitatives

Si la littérature concernant les groupes majoritaires et leurs comportements potentiellement discriminatoires est étoffée, il existe des lacunes sur le plan de la recherche concernant le point de vue des minorités. Plus précisément, peu d’études cherchent à comprendre comment les personnes (potentiellement ou actuellement) discriminées interprètent les situations vécues sur le marché du travail et comment elles y réagissent. Cet aspect de l’interaction entre les groupes majoritaire et minoritaire doit être exploré davantage afin de mieux comprendre les dynamiques psychosociales en jeu et leurs résultats. C’est pourquoi nous proposons une étude exploratoire et adoptons une méthodologie qualitative qui est essentielle à l’étude des perceptions et du sens que donnent les personnes à leurs relations sociales et à leurs actions. Rappelons que la sociologie économique s’intéresse notamment à la cognition et porte attention au sens que les acteurs donnent à leur action économique afin de les comprendre. Ainsi, nous ne cherchons pas à comprendre des faits sociaux comme étant des objets extérieurs à l’individu, mais plutôt, comme des évènements qui ont

un sens pour les individus et les groupes (Muchielli, 1991). Nous utilisons la méthode de l’entretien de recherche semi-dirigé afin d’avoir accès aux informations qui nous intéressent particulièrement tout en gardant une certaine ouverture afin d’identifier les problématiques vécues par les participantes. Ainsi, nous avons préalablement déterminé des thèmes guidant le processus d’enquête, et formulé des questions ouvertes permettant aux participantes de nous faire part de thèmes ou de sous-thèmes qui les préoccupent ou qu’elles trouvent pertinents.

Cette stratégie accorde une place significative aux participantes, qui font alors partie du processus de construction des connaissances puisque nous rejetons l’idée que la chercheure est le sujet de la connaissance alors que la participante en est l’objet. Nous adoptons donc une épistémologie féministe du point de vue qui reconnait que la connaissance est socialement située; c’est-à-dire, qu’il n’y a pas de position objective ou universelle à partir de laquelle une personne se positionne afin de créer de la connaissance détachée de tout biais ou jugement de valeur (Harding, 1993; Swigonski, 1994). Au contraire, nous soutenons la thèse de la forte objectivité (hard objectivity) de Harding (1993) qui veut qu’en nous positionnant du point de vue des personnes marginalisées, nous puissions mieux comprendre les relations entre les membres du groupe dominant, ainsi que leurs relations avec des membres d’autres groupes. Par exemple, plusieurs féministes ont montré qu’en explorant la vie des femmes du point de vue des femmes, nous avons pu mieux étudier non seulement la vie des femmes, mais aussi la vie des hommes et les relations entre les sexes (Swigonski, 1994). Certaines dimensions des rapports sociaux de sexe s’observent mieux du point de vue des hommes aussi. Par exemple, comprendre comment les hommes se comportent dans leurs relations professionnelles entre eux, si cela diffère des relations entre eux et les femmes, peut aider à comprendre pourquoi certaines femmes seraient exclues de certaines pratiques informelles au sein d’une organisation. C’est en poursuivant cette ligne de pensée que nous estimons que les femmes immigrantes détiennent une perspective originale sur les relations entre hommes et femmes immigrantes ainsi que les relations entre les femmes immigrantes qualifiées et les autres membres de la société. En particulier pour ce projet de recherche, cette perspective originale inclut celle sur les femmes natives et hommes natifs avec qui elles ont eu contact, incluant celles et ceux qui sont qualifié-es ou non, et qui œuvrent ou non dans leur domaine – soit dans leurs réseaux sociaux ou dans

leurs milieux de travail - ainsi que celles et ceux qui sont susceptibles de les embaucher ou d’être leurs supérieurs hiérarchiques.

Quelques auteurs, cependant, soulèvent des préoccupations concernant la capacité des chercheurs blancs de comprendre les expériences des groupes ethniques ou racisés, car les Blancs opèrent dans des cadres occidentaux de suprématie blanche (Carby 1982). En réponse, Andersen (1993) souligne l’importance de la réflexivité, c'est-à-dire, la capacité de reconnaitre les effets de la socialisation et la position de la chercheure. En reconnaissant les rapports de pouvoir entre femmes et hommes, certaines chercheures féministes pourraient être plus disposées à être attentives aux questions touchant les groupes marginalisés et donc mieux placées pour pouvoir en quelque sorte représenter l’autre (Kitzinger, 1996; Harding, 1993). Dans le cas d’immigrantes racisées, il importe également de reconnaitre les rapports de pouvoir entre femmes blanches et femmes racisées. Nous devons notamment rester attentives à nos propres biais culturels, et ne rien tenir pour acquis. C’est ainsi que la réflexivité devient centrale. Pour Vatz Laaroussi (2007), la recherche interculturelle réflexive doit surmonter certains obstacles présents dans la relation entre le chercheur (non- immigrant) et la personne membre du groupe étudié (immigrante), tels que « la domination du chercheur sur les acteurs de la recherche par la langue utilisée, par les statuts inégaux, par les savoirs inégalement reconnus, etc. » (p. 2). Concrètement, cela implique les éléments suivants. Premièrement, il est nécessaire de reconnaitre que la langue utilisée dans le cadre des entretiens est celle de la chercheuse et non de l’interviewée, et donc, qu’une utilisation imparfaite de la langue ne signifie pas un manque de capacité réflexive ou de compétence. En effet, même si les Maghrébines interrogées parlaient le français, il ne s’agit pas de leur langue maternelle et il y a des différences entre le français qu’elles ont appris et le français tel que parlé au Québec. Ensuite, tel qu’expliqué par la théorie du point de vue (standpoint theory), une chercheuse soucieuse de ne pas reproduire des rapports de domination doit reconnaitre que les connaissances de son interlocutrice vis-à-vis sa propre expérience ne sont pas moins valides que les savoirs « scientifiques » de la chercheuse. Ainsi, lors du processus d’entretien, par exemple, il importe d’écouter la participante et de poser des questions lorsque l’on ne comprend pas l’entièreté de son propos, et non tenter de le compléter ou d’en changer la nature à la lumière du savoir « scientifique » plus tard lors de l’analyse des résultats. La nature de la connaissance scientifique produite au-delà de

l’évènementiel est le sens, l’interprétation que les acteurs donnent à leurs expériences. Selon Vatz Laaroussi (2007), ce qui importe est la qualité, la pertinence, la cohérence, l’argumentation.

La recherche féministe est aussi une recherche engagée visant le changement social et la réduction des inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi entre les femmes; ce changement social est amorcé par le don de parole aux personnes marginalisées, qui peut constituer un pas en avant vers leur émancipation. Dans ce cadre, la théorie et l’action s’inter influencent et nous ne cherchons pas à être neutres au sens positiviste du terme. En effet, dans ce type de recherche, il est primordial de comprendre les statuts typiquement inégaux entre chercheure et participantes, et donc les savoirs inégalement reconnus, afin de commencer à dépasser cette conception et pouvoir faire valoir les paroles et les expériences des personnes interrogées au même titre que la connaissance dite scientifique. Il s’agit d’un point de vue s’apparentant aux épistémologies féministes, car nous considérons que la connaissance expérientielle est une catégorie de connaissances importante en soi remettant en question le concept d’objectivité comme critère de scientificité (Hesse-Biber, Leavy et Yaiser, 2004).

3.2. Technique de collecte de données : l’entretien semi-dirigé