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1 Les ruptures dans les trajectoires juvéniles

1.4 Les ruptures dans l’accompagnement socio-éducatif

Le quatrième type de rupture concerne l’accompagnement socio-éducatif. L’accompagnement socio- éducatif pourrait, dans la typologie de Serge Paugam, se rapporter au lien de citoyenneté dans la mesure où il est proposé aux individus selon principe de l’appartenance à une communauté politique qui garantit à ses membres des droits (civils, politiques et sociaux) offrant à l’individu une protection juridique (dans l’exercice des libertés fondamentales, la participation à la vie publiques et face aux aléas de la vie) au titre de l’égalité (Paugam, 2008). Toutefois, les multiples dimensions et la complexité de ce qui se joue dans la relation d’accompagnement la conduisent également à assurer l’attachement de l’individu dans les autres types de lien social.

En effet, pour certains jeunes, le très fort investissement de la relation avec un travailleur social (assistante familiale, éducateur…) peut rapprocher ce qui se joue dans l’accompagnement socio- éducatif du lien de participation élective, voire du lien de filiation, nous y reviendrions.

Parmi les jeunes que nous avons rencontrés, beaucoup ont connu des placements12, sous une forme ou une autre (famille d’accueil, internat éducatif, hôpital psychiatrique…), et la plupart d’entre eux13 ont connu des parcours longs, certains ayant cumulé les lieux de placements (au minimum deux lieux de placement différents).

Les jeunes évoquent des trajectoires de placement chaotiques, subies, dues à des problèmes rencontrés dans les lieux de placement (maltraitance, conflits) ou à des changements de lieu de placement sans leur consentement (non-choix, non-participation à la décision). Marc a ainsi fréquenté huit foyers. Il évoque une assistante familiale qu'il appelait « Nounou » :

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Cela concerne en effet 18 jeunes sur les 27 rencontrés.

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« La dernière chose que je me souvienne d’elle, c’est que, au moment où ma mère est venue me chercher pour que je reparte, et ben j’ai pleuré ; je ne voulais pas repartir ». (Marc, 22 ans)

Romain revendique quant à lui la décision de la rupture, d’une façon qui, peut-être, lui permet de ménager son histoire de vie et de s’approprier activement son parcours plutôt que de le subir. (Muniglia, 2015 ; Rothé, 2013)

« Moi vu que ça me gonflait de rester, vu qu’on me disait : ‘ouais tu vas faire ci, tu vas faire ça’. Donc voilà, et je suis parti ! Fallait que j’aille faire ma vie quoi pas, pas être obligé tout le temps écouter les gens, voilà quoi ! » (Romain, 25 ans).

Ces trajectoires se traduisent souvent par des ruptures d’accompagnement à l’approche de la majorité, avant que la trajectoire d’intégration ne soit stabilisée. Certains jeunes soulignent aussi qu’à leur majorité les services de l’ASE leur ont dit qu’ils n’étaient plus obligés de rester, ou qu’ils ont été mis dehors. À plusieurs reprises dans les entretiens, les jeunes ont présenté ce passage à la majorité comme un carrefour dans leur trajectoire.

« Le 2 octobre, le jour de mes 18 ans, le foyer m’a dit que j’étais majeur, qu’ils n’étaient plus obligés de me garder ! Je suis parti ! ». (Marc, 22 ans)

« Depuis, j’ai été placé. Donc, ensuite, de famille d’accueil en famille d’accueil, ou de foyer en foyer, quoi. Jusqu’à ma majorité. (…) Du jour au lendemain, comme ça « Vous partez » C’était juste avant ma majorité ça d’ailleurs. Un mois avant que j’allais sortir. Un mois avant que je sois majeur… » (Romain, 25 ans)

« Là moi je vois, à P*. [Association de l’ASE] … à P*., à 18 ans, tu prends tes clics et tes clacs et tchao ! Là, moi, mon pote, bon, ils lui ont fait un petit peu le même principe, hein, à ses 18 ans ils lui ont dit : ‘on reprend l’appartement et toi tu te débrouilles’. » (Frédéric, 26 ans)

Ces ruptures peuvent aussi être à l’initiative du jeune, justifiées par un « ras-le-bol » des suivis éducatifs, le désir d’accéder à l’indépendance et la volonté de renouer des liens avec leur famille.

« Ces jeunes-là ils vont, à un moment donné, revérifier des choses auprès de leurs parents, généralement à la majorité et tout ça. Donc il faut, il faut en dire quelque chose de cette parentalité, mais, après, c’est comment on l’accompagne, comment on… ça, par exemple, je pense ça vient expliquer aussi les ruptures avec l’ASE, les ruptures, voilà, le fait qu’à un moment donné on arrête et on retourne chez les parents ; ça vient aussi parler de l’accompagnement qu’on a mené avant quoi. » (Lydie, éducatrice ASE).

43 On voit notamment que le passage de la majorité est paradoxal car il engendre à la fois un désir d’autonomie et de liberté chez les jeunes mais il est aussi le moment nécessaire pour qu’ils puissent se confronter au modèle « normalisé », et dans cette position ils se retrouvent toujours en décalage :

· Les jeunes de 18 ans entrent de plus en plus tardivement dans l’insertion professionnelle, alors que les jeunes en rupture ne peuvent se permettre ce luxe.

· Les jeunes de 18 ans peuvent pour beaucoup se tourner vers leur famille comme espace de

sécurisation alors même que leurs perspectives d’autonomie (physique, financière et affective) sont de plus en plus troubles, alors que les jeunes en rupture n’ont pas cette possibilité.

· Les jeunes de 18 ans ont le droit à l’erreur, mais les jeunes en rupture sont dans l’obligation de réussir. De plus comme ils ne disposent pas de temps, il leur faut opter pour des formations courtes.

· La mobilité géographique les jeunes ordinaires est valorisée, elle devient une même une obligation dans certains cursus de formation supérieure. Pour un jeune en rupture elle est stigmatisante et souvent destructrice.

Les professionnels, quant à eux, parlent de jeunes qui n’acceptent pas les lieux de placement, qui ont du mal à s’inscrire dans l’accompagnement, qui mettent à mal le placement.

« Le jeune en rupture a cette capacité de mettre à mal ce qui est bon pour lui, ce qui contribue souvent à multiplier les placements puisqu’il va user d’une certaine manière l’accompagnement proposé, au moment où il y est. Une des caractéristiques c’est que ce sont des jeunes qui ont un parcours d’échecs répétés. Ce qui amène, plus on rentre dans ces parcours, à la nécessité d’avoir un accompagnement multi-acteurs. Plus le jeune s’inscrit dans ces ruptures-là, plus un seul acteur est dans l’incapacité d’assumer seul l’ensemble de la palette. » (Philippe, chef de service, MECS)

Quand l’accompagnement dure longtemps, souvent une grande partie de l’enfance, un autre risque est lié à l’usure réciproque de la relation.

« (Quand les jeunes ne veulent plus de l'accompagnement) on n’a pas réussi, peut-être, à avoir une relation de confiance ou bien nous on s’est épuisé et, du coup, le jeune il sent bien que, voilà, on n’est plus une personne-ressource, donc il ne vient plus vers nous de toutes façons ; il a un mauvais rapport un peu à l’éducateur, point, voilà, parce qu’on s’est peut-être tous épuisés »(Béatrice Formatrice IME).

Les professionnels sont également conscients que le sentiment d’appartenir à une institution plus ou moins stigmatisante peut être également un facteur de rupture.

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« Les jeunes ils ont envie de se raconter aussi différemment [à l'extérieur de la structure], ils ont très peur parfois, je pense, que c’est que, nous, on ne les présente pas très positivement » (Béatrice Formatrice IME)

Les professionnels relèvent aussi la difficulté des jeunes à s’inscrire dans un parcours stable à la fin de l’accompagnement. Cette période constitue le plus souvent un moment compliqué, le jeune étant tiraillé entre une envie d’autonomie - même si celle-ci est inaccessible compte tenu de ses faibles ressources financières - et la raison qui lui recommande de devoir dépendre encore quelques années de services sociaux dont il a de plus en plus de difficultés à accepter les exigences.

Parmi nos interviewés, seul un jeune a connu ce qu’on pourrait qualifier de « sortie positive » du placement, se traduisant par une intégration professionnelle stabilisée et une vie de couple sécurisante. La trajectoire de ce jeune homme vient d’ailleurs illustrer la façon de la relation nouée dans le cadre d’un accompagnement socio-éducatif peut finir par relever d’un lien de participation élective. Ainsi, au cours de son placement, Chanfi a noué des liens très forts avec sa famille d’accueil, qu’il considère désormais comme sa famille de cœur. Du point de vue du jeune homme, mais aussi de la famille qui l’a accueilli, il ne s’agit plus de liens d’assistance mais de liens affectifs. Il est resté dans cette famille jusqu’à ses 21 ans, âge auquel il s’est intégré dans la vie professionnelle (il est aide-soignant) et s’est installé en couple. Au moment où nous le rencontrons, Chanfi a 24 ans et continue à entretenir des liens très forts avec sa famille d’accueil qu’il voit très régulièrement. La relation affective qui s’est créée a donné au jeune homme une place dans cette famille au-delà du cadre du placement.

Le caractère électif, d’attachement, et la réciprocité des liens noués transforment alors un « support stigmatisant » en un « support avouable » (Martuccelli, 2002 ; Muniglia, 2015). Bien qu’il n’existe pas de lien de parenté, au sens biologique, comme au sens juridique, entre l’enfant placé et la famille d’accueil, les relations affectives qui peuvent se nouer incarnent une forme de « parenté quotidienne » fondée sur l’appartenance à une « maisonnée »14, qui s’est muée en « parenté spirituelle » (Cadoret, 1995), et qui se manifeste notamment dans la continuité de ces liens au-delà de la prise en charge institutionnelle. À l’image de ce qui peut s’observer dans les liens entre beaux- parents et beaux-enfants au sein des familles recomposées, cette parenté quotidienne, construite dans la co-résidence, repose sur une relation profondément élective, soumise au choix des protagonistes de se reconnaître ou non comme des parents (Martial, 2003).

14 « La maisonnée, groupe instable, unit les vivants entre eux avec un principe de fonctionnement solidaire à

travers l’usage collectif de biens matériels (typiquement un espace domestique mis à la disposition des membres du groupe en fonction de leurs besoins, ainsi qu’un pool de ressources mutualisées, revenus monétaires, patrimoine aliénable, force de travail des membres du groupe). » (Weber, 2013, p. 205)

45 Même si les motivations des assistants familiaux peuvent être en partie d’ordre économique, et si l’accueil d’un enfant s’inscrit, à la différence des situations d’adoption, pour partie, dans l’échange marchand propre au cadre de l’activité de professionnel de l’assistance, et donc de « l’échange contractualisé » (Fustier, 2005), une rémunération n’est nullement incompatible avec la possibilité de nouer des liens affectifs, mutuels ou univoques, avec l’enfant placé (Cadoret, 1995).Ces situations s’observent notamment pour les jeunes gens qu’Emilie Potin nomme les « enfants placés », ceux qui ont connu un placement long et stable au sein d’un même lieu d’accueil, ont vécu durablement dans un quotidien familial différent de leur milieu d’origine et qui, assurés de la continuité de la prise en charge et investis des aspirations et de l’affection de la famille d’accueil, jugent leur parcours de placement de manière positive (Potin, 2012).