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2. CADRE CONCEPTUEL

2.2. Les facteurs de réussite scolaire propres aux groupes immigrés et minoritaires

2.2.3. Les relations interethniques dans la société

Ogbu (1978, 1995a, 1995b) a repris la théorie de la discontinuité culturelle de Malinowski et élaboré une théorie à trois dimensions. Il évoque dans un premier temps une discontinuité culturelle universelle qui touche l’ensemble des élèves, puis une discontinuité primaire et secondaire qui concerne en particulier les familles et élèves issus des groupes immigrés et minoritaires. La discontinuité universelle se rapproche de la perspective de Bourdieu. De ce point de vue, l’école possède ses logiques propres (règlements, normes et valeurs) et une organisation spatiale et temporelle qui la distancie de l’organisation familiale. Tous les élèves, immigrés ou non, doivent donc toujours s’adapter au contexte scolaire. La discontinuité primaire est le fruit d’un contact entre deux cultures différentes, et la discontinuité secondaire celle d’une relation culturelle de domination entre groupe minoritaire et majoritaire.

D’après Ogbu (1995a, 1995-b, 2004) et Ogbu et Simons (1998), les différences de performance académique entre les élèves immigrés et minoritaires s’expliquent par la discontinuité culturelle secondaire. Autrement dit, il met en cause les types de relations historiques égalitaires ou de domination/subordination entretenues entre les groupes minoritaires et majoritaires, et les effets de celles-ci sur la vie quotidienne des individus. Il montre qu’aux États-Unis comme en Europe et en Asie, les membres de minorités ayant un contentieux historique avec la majorité connaissent en moyenne une moindre réussite scolaire et socioéconomique. Aux États-Unis, c’est le cas des Amérindiens, des

Afro-américains, des Américains d’origine mexicaine de veille souche (« Chicanos ») et des Portoricains. En Angleterre, ce sont les élèves d’origine ouest-antillaise et indienne (alors qu’ils réussissent bien aux États-Unis) ; au Japon, ce sont les élèves issus de la minorité Baraku et en Nouvelle-Zélande les Maoris. Ogbu estime que tous les groupes immigrés et minoritaires n’ont pas le même statut suivant les types de relations historiques entretenues avec la majorité, le traitement et les perceptions de la minorité dans le milieu et les réponses de celle-ci à ces traitements. Ces considérations lui permettent de distinguer les minorités volontaires et les minorités involontaires.

Les minorités volontaires ont fait le choix d’immigrer pour bénéficier de meilleures

opportunités ou pour jouir de la liberté politique. Ils entretiennent des rapports historiques et culturels égalitaires avec la majorité et, si leur culture est considérée différente, elle n’est pas dévalorisée. Les membres de ces groupes peuvent donc adopter la culture du groupe majoritaire sans renier ni abandonner la leur. Ogbu cite en exemple les élèves d’origine chinoise aux États-Unis qui sont poussés par leurs parents à maîtriser l’anglais académique et à s’approprier les savoirs scolaires, tout en apprenant le cantonais et en étant ancré dans leur culture d’origine. Ces enfants s’intègrent donc bien à l’école et obtiennent de bons résultats scolaires.

Par contre, les minorités involontaires ont été forcées d’immigrer ou mises dans un contexte de minoration par la conquête ou la colonisation. Ils entretiennent un rapport culturel de domination/subordination avec la majorité et leurs comportements et pratiques culturelles sont stigmatisés. Les membres de ces minorités qui veulent réussir dans le monde opposé de la culture dominante sont donc pris dans un dilemme affectif, car l’adhésion à cette culture suppose le renoncement à leurs propres valeurs. D’après Ogbu, les minorités involontaires entretiennent une relation identitaire conflictuelle avec la culture dominante, ce qui explique l’opposition de ces élèves à la culture scolaire et leurs faibles performances. Il rapporte des résultats de recherche montrant que les élèves afro-américains et ceux d’origine mexicaine de longue génération qui sont en réussite scolaire sont taxés par leurs pairs de « jouer au Blanc » (acting white) parce qu’ils adhèrent aux valeurs dominantes. Toutefois, les élèves d’origine mexicaine

nouvellement arrivés aux États-Unis sont dans la dynamique culturelle des immigrés volontaires et connaissent un taux de réussite plus élevé.

Plus encore que la théorie de l’assimilation segmentée, la théorie écologico-culturelle d’Ogbu a fait l’objet d’une grande controverse dans le milieu médiatique et dans la sphère académique (Horvat et Lewis, 2003). Une première critique porte sur les processus d’intégration des minorités volontaires par rapport aux minorités involontaires. Kanouté souligne que

certains groupes dits « volontaires » s’apparentent aux groupes « involontaires » de Ogbu (1991). C’est le cas, par exemple, des jeunes originaires de l’Afrique subsaharienne et des Antilles ou du Maghreb, qui vivent des situations identitaires et scolaires difficiles et sont plus susceptibles d’être confrontés au racisme et à la discrimination en contexte d’immigration (Kanouté, 2002, p.174)

On retrouve de nombreux autres critiques dans l’article de Lundy (2003) pour qui le « mythe de la culture oppositionnelle » d’Ogbu dégage une vision misérabiliste des élèves des minorités involontaires et des Afro-américains en particulier. De son point de vue, Ogbu néglige la position critique et complexe des élèves afro-américains qui apparaissent incapables d’interpréter leur monde. Selon Lundy (2003), la culture de ces derniers est présentée comme ne pouvant pas conduire à la réussite scolaire, d’où la nécessité d’en changer.

D’autres chercheurs ont apporté des nuances aux travaux d’Ogbu. Horvat et Lewis (2003) par exemple montrent que les élèves afro-américains en réussite scolaire résistent à la fois à la domination culturelle du groupe majoritaire et aux pressions au conformisme de leurs pairs qui dévalorisent la réussite scolaire. Leur étude sur les filles afro-américaines en réussite montre que celles-ci ne sont pas acculées au sacrifice de leur identité. Cet effet différencié de genre avait déjà été relevé par Farkas, Lleras et Maczuga (2002). Certaines filles de l’étude de Horvat et Lewis (2003) fréquentent des écoles ethniques, la plupart s’intéressent à leur propre héritage et leurs stratégies identitaires se révèlent complexes. Ainsi, elles composent avec leurs pairs selon la performance et les valeurs de ces derniers. Elles font preuve de réserve sur leurs succès académiques auprès des pairs qui n’encouragent pas la réussite et célèbrent plus ouvertement leur réussite et fierté réciproque avec ceux qui sont en réussite. L’utilisation

de l’anglais standard ou du parler afro-américain varie également selon le contexte et est davantage perçu comme une habileté que comme un dilemme.

Tyson, Darity et Castellino (2005) soulignent de leur côté que la pression des pairs ne s’exerce pas uniquement sur les minorités. Elle existe sous une première forme générale qui traverse tous les groupes sociaux et « raciaux » (les élèves affublés de sobriquets « nerds » « geeks » ou « intellos »). Du point de vue de ces auteurs, le « acting white » ne joue pas un rôle majeur dans la faible performance des élèves afro-américains, mais serait plutôt l’expression des conflits « raciaux » et sociaux qui traversent la société. D’ailleurs, les élèves eux-mêmes évoquent bien d’autres facteurs explicatifs, tels la paresse, le manque d’effort, la peur d’échouer, etc.

Ogbu et Simons (1998) expliquent que leur approche ne prétend pas décrire le comportement de chaque membre d’une minorité donnée. Les individus peuvent emprunter des stratégies qui relèvent davantage des minorités volontaires ou involontaires, malgré les grandes catégories dominantes dans lesquelles ils peuvent avoir été classés. Le modèle proposé n’est pas dichotomique, mais s’inscrit dans un continuum. Ogbu (2004) maintient que l’accusation de « acting white » traverse depuis l’esclavage la réalité des Afro-américains et rejaillit sur la réussite scolaire des élèves. Cependant, il estime que son approche a été réduite à la dimension d’identité oppositionnelle sans prise en compte par ailleurs de la complexité du modèle qui met l’accent sur les facteurs sociétaux, scolaires et communautaires défavorables à l’engagement scolaire. Comme dans le modèle d’assimilation segmentée, il appert que les minorités ne sont pas exposées aux mêmes effets systémiques ni ne possèdent les mêmes « forces » communautaires pour y faire face (ressources, pratiques et valeurs, modèles de réussite et visibilité des modèles).

On ne peut parler de rapports historiques de domination/subordination sur le territoire canadien et québécois pour les différentes vagues d’immigrés et communautés qui se sont succédé, malgré une certaine pratique d’esclavage. Néanmoins, le passé esclavagiste ou colonial de certaines communautés peut placer certains de leurs membres dans une posture oppositionnelle face à une culture (scolaire) occidentale

perçue conquérante et infériorisante. Dei et al. (2000) notent que la « race » et les différences sociales donnent lieu à des relations de pouvoir et de domination dans la société en général et à l'école en particulier. Ils rappellent également qu'au Canada les écoliers noirs et autochtones rencontrent plus de difficultés et sont plus sujets au racisme et aux discriminations. Dans le cas des écoliers autochtones, Vatz-Laaroussi et al. ont mis en évidence que

la réussite scolaire est souvent perçue comme un abandon ou un rejet de la communauté native et de la culture autochtone. Plus encore, leur parcours scolaire et professionnel se présente comme un ensemble de ruptures familiales, personnelles, culturelles et communautaires. (Vatz-Laaroussi et al., 2005, p.21)

Dans sa recherche sur le rapport au savoir scientifique d’élèves d’origine haïtienne, Thésée (2003) avait évoqué l’hypothèse d’une identité oppositionnelle de ces élèves, mais sans réellement la confirmer. En effet, les élèves d’origine haïtienne interviewés ne s’étaient pas directement exprimés sur leur position de minorité et l’auteure estime qu’ils semblaient le plus souvent se réfugier dans une attitude de déni. Elle a fait l’hypothèse que ceux qui sont encore dans le système scolaire évacuent la question (mécanisme de protection identitaire) afin de faciliter leur intégration. De son point de vue, ceux qui pourraient répondre spontanément à la question sont probablement déjà en contestation ou en rupture avec l’école.

Nous pourrions envisager d’explorer cette hypothèse au cours des rencontres avec les jeunes décrocheurs. Nous partageons cependant le point de vue de Craythorne (2006) qui invite à la prudence quant à l’application du modèle d’Ogbu aux élèves immigrés d’origine caribéenne et haïtienne en particulier. D’ailleurs, Ogbu et Simons (1998) ont éprouvé de la difficulté à situer les immigrés haïtiens dans l’une des deux minorités et ils les ont plutôt rangés dans le groupe intermédiaire des réfugiés, sans-papiers, travailleurs

temporaires et binationaux (avec les Vietnamiens, Hmong, Cambodgiens, Éthiopiens).

Les auteurs précisent que des recherches complémentaires devraient être menées pour vérifier comment ces groupes s’adaptent à long terme dans la société américaine, sur les plans scolaire et socioculturel. Craythorne (2006) estime de son côté que les parents haïtiens peuvent être considérés immigrés volontaires, mais leurs enfants vivent un processus identitaire proche des immigrants involontaires. Cependant, la trajectoire de

ces derniers varie selon le nombre d’années dans le milieu et leur compréhension du système social, le lieu où ils vivent et l’école fréquentée.

Nous considérons que la perspective d’Ogbu peut nous aider à comprendre une dimension sociohistorique et identitaire de l’intégration socioscolaire des élèves d’origine haïtienne. Toutefois, aux dires même de l’auteur, cette perspective veut avant tout dégager des tendances groupales et est insuffisante à expliquer la réussite ou l’échec scolaire sur le plan individuel. En ce sens, nous trouvons intéressant d’intégrer la perspective d’Ogbu à celle de l’assimilation segmentée de Portes. La recherche de Silberman et Fournier (2006) sur l’assimilation segmentée dans le contexte français montre d’ailleurs que le facteur historique peut représenter un élément du contexte pré et postmigratoire. Il est apparu que l’assimilation segmentée descendante et l’infériorisation durable dans le temps touchent des populations originaires de zones anciennement sous domination coloniale (Maghreb, Afrique noire). Toutes les considérations historiques, pré et post migratoires doivent cependant être rapportées à l’expérience singulière des individus pour éviter d’absolutiser et de décontextualiser les données et de produire des vérités partielles (Lahire, 1994).

Les théories critiques attirent également l’attention sur les relations de pouvoir/domination qui traversent la société et l’école, et impactent la réussite scolaire des groupes élèves immigrés et des groupes minoritaires. Elles interpellent en particulier l’école et les enseignants.

2.2.4. Les processus structurels et institutionnels selon les théories