Chapitre 4 Dimension sociale et effet contingent dans l’étude du comportement
4.2. Les normes subjectives : un concept très discuté
La Théorie du Comportement Planifié est discutée au regard de plusieurs limites. Letirand (2006)
en dénombre cinq : le faible lien intention - comportement, l’hypothèse selon laquelle le
comportement humain est un comportement raisonné, le stockage en mémoire des attitudes,
l’omission du choix entre plusieurs options lorsqu’il s’agit pour l’individu de formuler son
intention comportementale et enfin, en accord avec Armitage et Conner (1998) et Cestac et
Meyer (2010), l’auteur relève le caractère insuffisant des variables de la TCP pour expliquer et
prédire l’intention comportementale et le comportement. Nous laisserons de côté les quatre
premières limites pour ne retenir que la dernière.
Selon Letirand (2006) les variables retenues dans la TCP sont insuffisantes pour prédire le
comportement. À suivre l’auteur, il convient de retenir plusieurs autres catégories de
composantes. Il y a tout d’abord les « variables distales »
68supposées prédire l’intention
comportementale de manière indirecte via un effet sur les croyances (comportementales,
normatives et contrôles). Toutefois, parmi ces composantes, certaines ont été montrées
directement prédictives de l’intention comportementale,comme les traits de personnalité
69, l’âge
et le sexe
70. Ensuite, il existe les composantes non prises en compte dans la théorie, telles la
mesure du regret anticipé, la mesure du comportement passé ou encore la mesure de l’habitude.
Enfin, chacune des composantes de la TCP a été discutée, réélaborée et complétée. L’attitude a
été discutée selon ses composantes affectives, cognitives (Ajzen et Fishbein, 2000). Le contrôle
comportemental a été interrogé sur sa conception unitaire et comparé au concept d’auto-efficacité
(Manstead et Van Eekelen, 1998), il en ressort que ces deux concepts ne se recouvrent pas
totalement (Ajzen, 2002). Enfin, les normes subjectives ont également été discutées.
Les normes subjectives sont parfois identifiées soit comme non prédictives de l’intention
comportementale (e.g. Haque, et al., 2012 ; Elliot et Thomson, 2010 ; Forward, 2009 ; Mathieson,
1991 ; Zang et Gutierrez, 2007), soit comme prédictive de l’intention comportementale (e.g.
Leandro, 2012 ; Zhou, Horrey, 2010), soit apparaissent comme un fort prédicteur de l’intention
(Dean, Raats et Schepherd, 2012), ou encore selon Alleyne et Broome, (2011) « les normes
subjectives sont le facteur le plus important de la prédiction de l’intention » (p. 16). Ce manque
de régularité dans l’identification de l’impact des normes subjectives sur l’intention
comportementale est en correspondance avec le constat réalisé par les auteurs, selon lequel les
normes subjectives sont identifiées comme le plus faible prédicteur de l’intention
comportementaledans la TCP (Armitage et Conner, 2001 ; Cestac, Paran et Delhomme, 2011 ;
Godin et Kok, 1996 ; Hsu et Lin, 2008 ; Manning, 2009 ; Povey, Conner, Sparks, James et
Shepherd, 2000 ; Rhodes, Blanchard et Matheson, 2006 ; Rhodes et Courneya, 2003). Cette
faiblesse a conduit certains chercheurs à supprimer purement et simplement de leurs recherches
les normes subjectives
71(Sparks, Sheperd Wieringa et Zimmermanns, 1995). Alors que d’autres
auteurs soutiennent que les normes subjectives relève d’un facteur d’importance (Trafimow et
68
Les variables distales sont les variables de personnalité (attitude générale, traits de personnalité, valeurs, émotions, intelligence), les variables sociodémographiques (age, genre, race, ethnie, niveau d’éducation, revenus, religion) et les variables informationnelles (expériences, connaissances et exposition aux médias).
69
Conner et Abraham, 2001 ; Courneya, Bobick et Schinke, 1999 ; Rhodes et Courney, 2004a ; Rhodes, Courneya et Jones, 2004
70
Parker, Manstead, Stradling et Reason (1992)
71
Cette réaction est aussi celle de Davis (1989) lorsqu’il construit le TAM à partir de la TAR, laissant à cette occasion de côté les normes subjectives. Sur ce point nous avons déjà démontré comment l’auteur est revenu sur sa position et plus globalement les perspectives qu’ouvre la prise en compte de la dimension sociale dans le champ du MSI (chapitre 3).
Finlay, 1996). En effet, dans le cadre de la TCP il existe plusieurs propositions d’améliorations de
la composante correspondant aux normes subjectives. Nous présenterons ci-après trois
perspectives d’améliorations : méthodologique, théorique et qui interroge le comportement
étudié.
4.2.1. L’amélioration du pouvoir prédictif des normes subjectives par une
approche méthodologique
La procédure méthodologique consiste à optimiser l’opérationnalisation des mesures des
composantes de la TCP afin que la part de variance expliquée de l’intention comportementale soit
maximale. Rivis et al. (2009) relèvent que l’efficacité prédictive de la TCP est variable, eu égard
au fait que les taux de variance expliquée s’échelonnent de 28 à 34 %. En vue d’améliorer le
pouvoir prédictif de la théorie, les auteurs s’accordent sur l’idée qu’une partie de la part
inexpliquée de la variance de l’intention comportementalepeut être due initialement aux aspects
méthodologiques (Sutton, 1998). Pour Armitage et Conner (2001) l’explication la plus probable
de la faible performance des normes subjectives est liée à leur mesure : beaucoup d’auteurs
n’utilisent qu’un seul item, là où d’autres ont recours aux échelles à plusieurs items (Nunally,
1978). Armitage et Conner (2001) considèrent dans leur méta-analyse le type de mesure des
normes subjectives comme modérateur des corrélations entre les normes subjectives et l’intention
comportementale. Leurs résultats montrent qu’effectivement les mesures réalisées avec des
échelles à plusieurs items pour mesurer les normes subjectives sont plus fortement corrélées avec
l’intention comportementale que les autres mesures (basées sur un seul item, multipliant normes
subjectives et la motivation à se soumettre, de soutient social, ou des croyances normatives).
Ainsi, les auteurs concluent que les normes subjectives ont une faible efficacité prédictive
partiellement en raison de la qualité de leur mesure.
4.2.2. L’amélioration du pouvoir prédictif des normes subjectives par une
approche théorique
La procédure théorique consiste à interroger les fondements conceptuels ayant mené à la prise en
compte de tel ou tel concept pour occuper la place de la dimension sociale dans la TCP. Le plus
souvent les normes subjectives ont été mises en adéquation avec le concept de norme injonctive
(Cialdini, 2001 ; Kallgren, Reno et Cialdini, 2000 ; Reno, Cialdini, et Kallgren, 1993). Dans cette
approche, les auteurs ont tout d’abord positionné le concept de normes subjectives selon l’aspect
injonctif des normes (ce qu’il est attendu de moi), et ensuite ils lui ont adossé le concept de
normes descriptives (ce que la majorité des gens font). Toutefois, au-delà de la dichotomie
normes injonctives/descriptives, d’autres fondements théoriques sont considérés pour justifier de
différentes facettes de la dimension sociale dans la prédiction du comportement (Beck et Ajzen,
1991 ; Conner, Martin, Silverdale et Grogan, 1996, voir Armitage et Conner 1998 pour revue).
C’est ainsi que Corner et Armitage (1998, 2001) pointent pas moins de six « variables
additionnelles » dont il faudrait tenir compte dans le cadre de la TCP pour augmenter le pouvoir
prédictif
72de la théorie. Parmi ces « variables additionnelles », les normes morales (Beck et
Ajzen, 1991 ; Conner et Armitage, 1998 ; Conner, Martin, Silverdale & Grogan, 1996) et
l’identité personnelle sont des candidates potentielles afin d’améliorer la conceptualisation de la
dimension sociale dans la TCP. En effet, l’impact de ces « variables additionnelles »,
complémentaires, trouve quelques justifications dans des théories psychosociales de l’influence
du groupe (Conner et Armitage, 1998 ; Manstead, 2000 ; Rivis et Sheeran, 2003 ; Terry et Hogg,
1996), notamment via la théorie de l’identité sociale (Hogg et Abrams, 1988 ; Tajfel et Turner,
1979 ; Turner, 1982) et la théorie de l’auto-catégorisation (Turner, 1985 ; Turner et al., 1987).
Ainsi, ces auteurs soutiennent que le recours à ces théories est susceptible d’aider à mieux
circonscrire l’impact de la dimension sociale dans la prédiction du comportement.
4.2.3. L’amélioration du pouvoir prédictif des normes subjectives par une
approche qui consiste à interroger le comportement que l’on cherche à prédire
Nous verrons dans ce qui suit (cf. parties 4.4 et 4.5) que les comportements ne doivent pas être
considérés comme équivalents. Comparativement les uns aux autres, certains comportements
peuvent être qualifiés de comportements sociaux. Plus exactement, ces comportements
pro-sociaux témoignent de l’apparition de l’impact des variables sociales dans leur prédiction.
4.2.4. Conclusion
Comme nous l’avons vu dans les évolutions du champ du MSI (chapitre 3), la prise en compte de
la dimension sociale dans la prédiction de l’intention d’utilisation est problématique. Plus avant
dans le cadre de la TCP il s’avère que la prise en compte de la dimension sociale soit du même
acabit. Par conséquent, la partie suivante sera l’occasion de développer les deuxième et troisième
procédures d’améliorations de la prise en compte de la dimension sociale développées
72
La saillance des croyances, le comportement passé ou l’habitude, le contrôle comportemental perçu versus l’auto efficacité, les normes morales, l’identité personnelle, et enfin des croyances affectives sont autant de composants dont il convient d’apprécier leur force dans la prédiction du comportement.