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5. 1. Présentation

Sont décrites ci-dessous les industries à bifaces du Paléolithique moyen récent du territoire correspondant au Massif Armoricain, soit la Bretagne et la Basse-Normandie, ou Normandie armoricaine (Cliquet 2001a).

Les industries à bifaces sont assez nombreuses en Armorique au cours de la période récente du Paléolithique moyen ; elles sont retrouvées sur des occupations de plein air de plusieurs hectares (Launay et Molines 2005) et proviennent souvent de récoltes de surface. Leur chronologie, relativement imprécise, les situe au cours du Weichsélien ancien ou moyen (stade isotopique 5 à 3). La série de Saint-Brice-sous-Rânes, collectée en place a récemment été datée à 40 ± 2,2 ka (Cliquet, Journées de la SPF Amiens 28 et 29 mars 2008).

De rares bifaces triangulaires plats isolés ont été retrouvés en Basse-Normandie hors contexte, à la faveur de ramassages de surface (Cliquet 2001a). Le reste des industries, composées de racloirs à retouche bifaciale et petits bifaces cordiformes, au départ attribuées à un faciès MTA (Monnier 1986, 1987), peuvent être aujourd’hui pour la majorité regroupées sous l’appellation de Moustérien à « pièces

bifaciales dominantes », proposée par Cliquet (2001a) pour les industries de Normandie, ou bien

d’industries du « Groupe du Bois-du-Rocher », caractérisées par une généralisation du traitement bifacial sur les racloirs dans les séries bretonnes (Molines et al. 2001).

Des silex en position secondaire (galets dans les cordons marins) et des roches siliceuses locales aptes à la taille (grès, microgranite) ont été utilisés, les implantations étant en relation étroite avec les gîtes de matières premières (Launay et Molines 2005). Ainsi, c’est le silex qui a le plus été utilisé à Saint-Brice-sous-Rânes dans l’Orne (Cliquet, 2001b), tandis qu’au Bois-du-Rocher dans les Côtes-d’Armor et Kervouster dans le Finistère, ce sont les grès « lustrés » (Monnier 1986, 1987), aussi appelés grès « éocènes » (Launay et Molines 2005), qui ont exclusivement été utilisés pour la fabrications des bifaces. Le débitage associé est Levallois (Levallois uni- ou bipolaire à Bons-Tassilly dans le Calvados, Cliquet 2001b) ou, plus souvent, Discoïde et Levallois (au Bois-du-Rocher, Molines et al. 2001, Launay et Molines 2005).

En dehors des bifaces et pièces à retouche bifaciale, peu d’outils retouchés sont mentionnés (Cliquet 2001b), ceux-ci étant parfois qualifiés de frustres (Monnier 1986, 1987). Des racloirs, en proportions souvent importantes, des denticulés, encoches, couteaux à dos grattoirs, et burins sont mentionnés à Saint-Brice-sous-Rânes et au Bois-du-Rocher (Monnier 1986, 1987, Cliquet 2001b, Launay et Molines 2005). La présence de plusieurs hachereaux à Bois-du-Rocher et Kervouster (Monnier et Étienne 1978, Monnier 1986, 1987, Figure 11 d.) est originale, mais leur corrélation avec l’industrie moustérienne correspondant au Pléistocène récent a été récemment remise en question (Launay et Molines 2005).

5. 2. Caractéristiques des pièces bifaciales

Généralement, les bifaces et les racloirs bifaciaux ou bifaces partiels sont nombreux ; Monnier (1986) signale leur « Importance numérique et surtout qualitative » car « ce sont souvent les seuls outils de facture soignée et ils se présentent sous une grande variabilité de formes » (p. 122). Une possible surreprésentation par les ramassages sélectifs doit cependant être gardée à l’esprit (Molines et al. 2001, Launay et Molines 2005).

Les bifaces et outils bifaciaux sont de petites dimensions (65 mm de longueur en moyenne, pour 51 mm de largeur et 22 mm d’épaisseur au Bois-du-Rocher, Launay et Molines 2005) et souvent fabriqués sur éclats, ces derniers provenant de débitage non élaborés, opportunistes, ou même de l’action du gel (Molines et al. 2001, Cliquet 2001b, Launay et Molines 2005). Il existe néanmoins des bifaces sur plaquettes de microgranite à Arcouest Nord (Côtes-d’Armor, Monnier 1986, 1987).

La plupart des pièces bifaciales sont plano-convexes2, le façonnage étant réalisé, au Bois-du-Rocher, au percuteur tendre et d’abord sur la face inférieure plane puis sur la face supérieure convexe (Molines et al. 2001, Launay et Molines 2005).

Ils sont le plus souvent cordiformes (Figure 11), puis ovalaires, amygdaloïdes, discoïdes et très rarement triangulaires (Monnier et Étienne 1978, Monnier 1986, 1987, Molines et al. 2001, Cliquet 2001b, Launay et Molines 2005). En fait, selon Launay et Molines (2005), les bifaces sont surtout cordiformes ou subcordiformes car les ovalaires et discoïdes « résultent de modifications de bifaces cordiformes et amygdaloïdes, suite aux fractures des parties distales », en tout cas au Bois-du-Rocher. Enfin, il faut mentionner la présence de pièces de type Prondnik à hauteur de 15 % du groupe constitué par les bifaces et les bifaces partiels au Bois-du-Rocher (Molines et al. 2001).

Ils portent le plus généralement des bords latéraux retouchés en racloirs convergents et une extrémité distale pointue ou arrondie. Au Bois-du-Rocher, la retouche de la pointe est toujours soigneuse et associée à celle d’un bord latéral, réalisée en continuité (Launay et Molines 2005). De plus rares racloirs bifaciaux ou bifaces portent en partie distale un bord transversal ou oblique ayant pu servir à lui seul de zone fonctionnelle (Saint-Brice-sous-Rânes, Cliquet 2001b, p. 104). Les parties proximales sont traitées de manières variées : réserve corticale, vestiges du talon de l’éclat-support, la majorité présentant une base façonnée par une mise en forme complète et bifaciale. Le plus souvent, l’angle est ouvert et la base non coupante, mais, parfois affûtée, elle peut constituer une zone potentiellement active (Launay et Molines 2005).

Figure 11. Pièces bifaciales du Moustérien à pièces bifaciales dominantes. a. et b. Saint-Brice-sous-Rânes, biface et outil à

retouche biface (Cliquet 2001b), c. Bois-du-Rocher, biface (dessin Y. Onnée, Monnier 1980), d. Bois-du-Rocher, hachereau (Monnier 1986).

La coexistence d’outils bifaciaux et de bifaces aux caractéristiques morphologiques similaires (taille, type de support, de matière première, forme, retouche…, Figure 11 a. et b.), s’explique, selon Launay et Molines (2005), sur le site de Bois-du-Rocher, par le fait que l’outil est plus ou moins façonné selon l’adaptation de l’éclat support : si la forme de celui-ci est proche de l’outil désiré, les modifications sont mineures, dans l’autre cas, le façonnage est utilisé pour changer la forme de l’éclat.

Sur le site de Saint-Brice-sous-Rânes dans l’Orne, Cliquet (2001b) a mis en évidence l’existence de plusieurs catégories de pièces :

- des bifaces, façonnés entièrement sur les deux faces (Figure 11 a.) : certains conservent leur forme malgré les ravivages, et d’autres la voient évoluer en fonction des aménagements dont ils sont affectés en cours d’utilisation (ils peuvent par exemple porter des racloirs concaves ou être débités),

- des « outils bifaciaux », affectés d’une retouche couvrante sur la face supérieure et d’une retouche envahissante sur la face inférieure, portent des bords successivement réaménagés et très probablement issus du ravivage de racloirs unifaciaux (Figure 11 b.).

La présence de ravivages et de recyclages ou dénaturations a également été mise en évidence au Bois-du-Rocher (Launay et Molines 2005), des bifaces ayant été réutilisés comme nucléus, tout comme à Saint-Brice-sous-Rânes (Cliquet 2001b).

Un fractionnement de la production par façonnage, tout comme au MTA, caractérise enfin ces industries :

- à Karreg-ar-Yellan (Côtes-d’Armor), les rares bifaces et nombreux éclats de taille de biface (Monnier 1986, 1987) en font un site de fabrication de bifaces,

- à Saint-Brice-sous-Rânes et au Bois-du-Rocher, de nombreux bifaces, dont certains ravivés et recyclés, et de nombreux éclats de taille de biface témoignent de l’occupation du site pour fabriquer les bifaces, les entretenir, et donc certainement les utiliser (Cliquet 2001b, Launay et Molines 2005).

D’autres industries moustériennes comportant des bifaces, racloirs bifaciaux, et parfois des hachereaux et des Prondnik, situées en marges du Massif Armoricain, pourraient être équivalentes à celles décrites ci-dessus : il s’agit des sites de Montbert en Loire-Atlantique, Hambers, Chellé en Mayenne et Asnières et Fontenay-sur-Vègre dans la Sarthe (Molines et al. 2001, Launay et Molines 2005).

On peut aussi souligner les similitudes entre ces industries et un site décrit au chapitre précédent car situé en Normandie lœssique : Bois l’Abbé à Saint-Julien-de-la-Liègue dans l’Eure (Cliquet et Lautridou 1988, Cliquet 1995, Pinoit 2001, Cliquet 2001a), qui présente de nombreux petits bifaces plano-convexes, cordiformes, ovalaires et discoïdes, supports d’outils convergents pour la plupart, et de racloirs à retouches bifaciales ou bifaces partiels, constituant des pièces intermédiaires entre racloirs et bifaces. Ces industries, riches en outils bifaciaux, présentant parfois des pièces apparentées à des Prondnik, et pour certains une « tendance foliacée » (Tréissény, Finistère, Monnier 1986, Molines et al. 2001), sont actuellement comparées voire rapprochées, non plus du MTA (Monnier 1986, 1987), mais du Micoquien d’Europe centrale (Farizy et Tuffreau 1986, Cliquet 2001b, Molines et al. 2001). Pour Molines et al. (2001), le traitement bifacial constitue un fort substrat culturel, et sa généralisation, au Paléolithique moyen récent en Armorique, témoignerait de l’existence d’un équivalent occidental du Micoquien d’Europe centrale.

La question de filiations, de migrations de groupes ou encore de phénomènes de convergence est ouverte et à ce jour débattue (Cliquet 2008).

6. Bilan

De cette synthèse, on peut retenir l’importance du phénomène bifacial au Paléolithique moyen récent en Europe occidentale, ainsi qu’une certaine complexité, avec la présence de plusieurs faciès ou techno-complexes témoignant d’une grande variabilité dans la composition des industries, notamment au niveau des débitages et des types d’outils sur éclats. Pour les bifaces, même si les formes les plus fréquentes varient entre les faciès et permettent de les distinguer (bifaces cordiformes au MTA du Sud-Ouest, bifaces triangulaires plats dans le Nord de la France, outils bifaciaux en Armorique), certaines morphologies sont communes à plusieurs d’entre eux (bifaces cordiformes en particulier). De plus, la taille, l’épaisseur, et également la disposition des bords fonctionnels et des parties préhensives sont susceptibles de changer, entre les faciès, entre des séries d’un même faciès, et au sein d’une même série. Cette variabilité pose la question de la pertinence de ces ensembles, définis sur des bases typologiques,

notamment la présence et la forme des bifaces, et qui nécessiterait d’être réévaluée à la lumière d’études technologiques (méthodes de fabrication, influence des matières premières …) et fonctionnelles (modes de fonctionnement des différents bifaces), appliquée aux productions issues du façonnage et du débitage. La présence d’industries moustériennes à bifaces de différente nature à des périodes chronologiques distinctes ou communes (par exemple au stade isotopique 3 : Charentien de tradition micoquienne dans le Nord de la France, Moustérien à pièces bifaciales dominantes en Armorique, MTA et Moustérien de type Quina dans le Sud-ouest de la France), a conduit les chercheurs à discuter des filiations possibles entre ces industries et également avec le Micoquien d’Europe centrale. Des migrations de groupes humains ont été proposées, et l’influence des facteurs culturels, parfois fonctionnels, a surtout été discutée.

Gouédo (2001) propose de regrouper sous l’appellation « techno-complexe micoquien », toutes les industries du Paléolithique moyen où le biface est conçu comme support bifacial ou trifacial (dans le cas de la présence d’un dos) pour recevoir un outil de type Paléolithique moyen, le MTA étant donc une des expressions d’un des faciès du techno-complexe micoquien (p. 187). Otte (2001, 2003), quant à lui, insiste sur le fait que le Micoquien d’Europe centrale est une tradition indépendante des autres, dont les populations, migrantes, sont à l’origine de la présence de pièces d’allure micoquienne en Europe occidentale. Selon lui, des phénomènes de convergence sont responsables du foisonnement d’industries à bifaces à certaines époques, et le Micoquien n’a aucun rapport avec le MTA ou l’Acheuléen en terme de filiation. Richter (2000, 2006) propose quant à lui de considérer le Micoquien ou Keilmessergruppen et le MTA comme deux sous-systèmes régionaux appartenant à une même entité ou « social memory unit », caractérisée par la production d’outils bifaciaux et liée à la consolidation de réseaux d’échanges durant le stade isotopique 3.

Pour Turq (2001) et Soressi (2002), le MTA du Sud-Ouest de la France relève d’une tradition culturelle à part entière. En premier lieu, et ce par rapport aux nombreux autres faciès contemporains au MTA dans la même région (Moustérien à denticulés à débitage Discoïde, Moustérien de type Quina tardif), la matière première n’a pas contraint le fait de fabriquer ou non des bifaces, puisqu’ils ont été taillés sur des matières sur lesquelles d’autres systèmes de production ont été mis en œuvre (Turq 2000, p. 256). Le MTA relèverait de plus d’une tradition technique distincte du Micoquien, contemporain et dont les méthodes de production des bifaces sont différentes : si les bifaces des deux faciès ont la même fonction, alors leurs différences relèveraient de choix culturels (Soressi 2002). La possibilité de différences culturelles a également été évoquée entre le MTA et le Moustérien de type Quina, dont les pièces bifaciales sont notamment distinctes morphologiquement et technologiquement des bifaces MTA (Soressi 2002, Park 2007). Il serait indispensable, en amont de ces questions, de renseigner la fonction de ces pièces bifaciales, qui pourrait être distincte, surtout au regard des différences de morphologie soulignées précédemment, et plus largement à la fonction des sites.

Depaepe et Locht (2008) évoquent, enfin, une possible filiation entre MTA du Sud-Ouest et Moustérien à bifaces triangulaires plats : le MTA du Sud-Ouest pourrait être lié au départ des artisans du Moustérien à bifaces triangulaires du Nord de la France pendant le stade 4 et leur vraisemblable arrivée dans le Sud-Ouest.

Gonzales Echegaray et Freeman (1998) évoquent de leur côté, non pas le facteur culturel, mais fonctionnel. Ils pensent que les industries attribuées au faciès Vasconien ne relèvent pas d’une tradition différente mais que la présence de hachereaux et de bifaces est liée à la pratique d’activités particulières. Depaepe (2007) et Richter (2001) interprètent la diversité des industries au Paléolithique moyen récent comme la conséquence de différences dans les modes d’exploitation du territoire et dans la fonction des sites. Selon le premier, le Moustérien à bifaces triangulaires plats du Nord de la France s’intègre, avec les autres faciès moustériens, au « techno-complexe du Nord la France », la présence ou l’absence de bifaces étant uniquement liées à la mobilité de ceux-ci et à des différences de fonction et statut des sites. Richter (2001) pense quant à lui que le Micoquien d’Europe Centrale (et a priori le MTA) constitue une « option » incluant une composante bifaciale en relation avec une mobilité particulière, caractérisée par la présence de camps de base longuement occupés et de sites dédiés à à tâches spécifiques.

De manière générale, les chercheurs s’accordent néanmoins à penser que les bifaces sont de bons supports pour étudier les mouvements et les échanges entre groupes (Jaubert, discussion aux Journées de la SPF Amiens 28 et 29 mars 2008), mais qu’il est pour cela nécessaire d’isoler des caractéristiques techniques différentes qui ne soient pas en lien avec la fonction ou d’autres facteurs, mais qui relèveraient vraiment

de traits culturels (Turq 2000, Soressi 2002, discussion aux Journées de la SPF Amiens 28 et 29 mars 2008). Cette étape nous paraît d’autant plus importante que des différences de morphologie au sein du groupe « bifaces » ou « pièces bifaciales » ont été soulignées et sont, selon nous, susceptibles de conditionner des modes de fonctionnement différents.

Mais, au juste, que pense-t-on et que sait-on du statut fonctionnel des bifaces à ce jour ? Comment expliquer le « succès » des pièces bifaciales au Paléolithique ancien et moyen ? Existe-t-il une relation entre les mode(s) de fonctionnement identifiés et les différences de morphologie des bifaces, c’est-à-dire, non pas seulement la forme générale, mais également la taille, la disposition et les caractéristiques des bords, leurs angles… en lien avec les méthodes et techniques employées, la matière première et le niveau de réduction (pièces simplement affûtées, ravivées ou dénaturées) ?

II.É

TAT DES CONNAISSANCES SUR LE STATUT FONCTIONNEL DES PIECES BIFACIALES