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1 1 Le développement durable et l’agriculture : un concept et plusieurs définitions

Chapitre 4 Identification d’un ensemble d’indicateurs pour évaluer la durabilité sociale des fermes laitières

4.3 Résultats et discussion

4.3.1. Les indicateurs retenus et leurs référentiels

Dans un premier temps, 315 énoncés ont été proposés par l’ensemble des experts en réponse à la question initiale. Au cours de la synthèse des éléments, 166 énoncés ont été priorisés et ce, dans 11 catégories distinctes et temporaires (Tableau 4-2). Celles-ci ont été désignées temporairement par l’équipe de chercheurs dans le but de raffiner la présentation aux experts lors du deuxième envoi pour établir une priorisation. Cette dernière a finalement mené à 43 indicateurs potentiels qui ont été discutés lors du premier focus group. Les participants à ce focus group ont réduit le nombre d’indicateurs à 20 à la fin de la rencontre (Tableau 4-2). Le deuxième focus group a permis de raffiner les indicateurs sélectionnés et d’établir la pondération et leurs calculs.

Au final, vingt indicateurs sociaux ont été regroupés en quatre composantes, soit la qualité de vie, l’intégration sociale, le transfert et l’établissement ainsi que l’entrepreneurship (Tableau 4-3). Ces quatre composantes reflètent les aspects essentiels de la durabilité sociale des fermes laitières québécoises selon les experts consultés. Les variables à mesurer ainsi que certains choix méthodologiques sont également présentés pour chacun des

109 indicateurs. Le type de données, l’échelle de mesure et la pondération relative de chaque indicateur permettent de mieux comprendre la construction des indicateurs sociaux et leur parcours pour arriver à des mesures adéquates et simplifiées. La pondération de chaque indicateur a été déterminée par consensus auprès des experts. Par exemple, le choix d’échelle de Likert à quatre points uniquement permettait de diviser également les réponses en accord et celles en désaccord sans avoir de catégorie neutre qui permet de se réfugier à l’intérieur de celle-ci. Ceci « forçait » le producteur agricole répondant au questionnaire à une prise de position et donc, la notation était ainsi facilitée en divisant les points de pondération accordés à chacun des indicateurs.

4.3.1.1 La qualité de vie

La composante qualité de vie est définie par six indicateurs (Tableau 4.3). Pour les indicateurs charge de travail et soutien social, des modèles théoriques ont servi à la construction des indicateurs. Un modèle théorique est une représentation d’un concept théorique qui facilite la mesure de ce concept. Nous avons choisi d’agréger certaines questions de chacun des modèles. Avec les adaptations des modèles théoriques, l’autoévaluation se réalise dans un délai raisonnable afin d’encourager les producteurs à faire un premier bilan de leur durabilité sociale. Un consensus était présent au sein du focus group social sur le fait qu’un ensemble d’indicateurs regroupés en plusieurs composantes ne pouvait pas, à la fois répondre à un critère de profondeur de l’évaluation ainsi qu’à l’étendue de celle-ci. Ce premier diagnostic est primordial car où certains indicateurs démontreraient des résultats faibles, il devient par la suite possible de creuser la qestion avec des outils de mesure plus complets et validés à grande échelle.

L’indicateur charge de travail est évalué par huit des 29 énoncés traduits du modèle de Karasek (ISQ, 2001; Karasek, 1979) qui comprend deux dimensions, soit la latitude décisionnelle et les exigences mentales au travail. La latitude décisionnelle a aussi été retenue dans l’outil MOTIFS développé également pour évaluer les systèmes laitiers en Belgique (Meul et al., 2008). Chaque producteur perçoit sa charge de travail de façon différente. La charge de travail est une perception que chaque producteur vit différemment. Nous avons jugé qu’évaluer le travail à partir d’une adaptation du modèle de Karasek était plus logique pour le secteur laitier que de calculer le nombre d’heures travaillées par

110 semaine. En effet, la seule variable du nombre d’heures travaillées ne réflète pas l’attitude réelle du producteur qui exécute ses heures de travail.Un producteur travaillant plus de 60 heures par semaine peut se sentir tout de même libre de prendre ses décisions (latitude décisionnelle) malgré les nombreuses tâches à accomplir (exigences mentales).

Un autre indicateur basé sur un modèle approuvé est celui du soutien social qui explique le sentiment d’isolement se manifestant régulièrement dans le milieu rural. Afin d’évaluer cet indicateur, l’échelle de provisions sociales validée au Québec (Caron, 1996) a été utilisée en partie. Cette échelle comprend six dimensions mesurant la perception du soutien reçu. Dans notre cas, deux dimensions ont été retenues, soit la réassurance de sa valeur et le support émotionnel. La dimension réassurance de sa valeur permet au producteur d’exprimer la valorisation de son travail. Aussi, la valorisation de la profession a été identifiée comme un élément à considérer dans une perspective de DD (MENV, 2003). Quant à la dimension du support émotionnel, elle permet aux producteurs de voir s’il dispose de personnes proches avec lesquelles il peut parler librement, se confier, ainsi que des personnes qui lui démontrent de l’affection. Bien que ce choix d’indicateur ait été proposé initialement par les chercheurs et les intervenants, les producteurs agricoles l’ont sélectionné lors de l’étape de la priorisation. Ceci démontre la caractéristique de la technique Delphi servant à faire évoluer un point de vue.

Pour l’indicateur vacances, il est défini par le nombre de journées consécutives associées au nombre de week-ends libres par année. Précisons que la « définition » d’un week-end a été discutée au sein des consultations et correspond à un congé de traite le soir et un congé de traite le lendemain matin. Cette définition adaptée convenait aux producteurs. La notion de vacances est encore un bel exemple d’indicateur propre à un secteur donné et dependant d’un contexte culturel. L’indicateur satisfaction permet aux producteurs de mesurer l’adéquation entre les tâches à réaliser et leurs préférences, leur vie sociale et professionnelle ainsi que leur satiafaction face à leur revenu global net de la famille. Cesquestions permettent aux producteurs d’initier une réflexion sur leur satisfaction. Comme Schirmer et Casey (2005) le mentionnent : la satisfaction du travail accompli est un élément important de la qualité de vie. Pour reprendre les paroles d’un producteur présent lors des consultations et qui appuie le choix de l’indicateur, « la satisfaction c’est d’avoir le

111 choix, la chance de choisir les tâches à faire ». Comme plusieurs auteurs le mentionnent, l’évaluation à l’aide d’un jeu d’indicateurs est spécifique à un contexte spécifique et à une durée de temps prédéfinie (von Wirén-Lehr, 2001; Zhen et Routray, 2003). D’où l’importance d’impliquer les acteurs afin de donner un sens et une valeur plus grande aux indicateurs qui se traduiront plus facilement dans des pratiques durables.

Avec l’indicateur Santé et stress, il a été convenu de ne pas faire un inventaire des facteurs stressants sur la ferme comme certains outils le proposent (Walker et Walker, 1987), mais plutôt de demander directement l’état de stress du producteur (comment il le perçoit). Les producteurs ont clairement mentionné qu’ils savent quelles sont les sources de stress sur leur ferme. Plusieurs autres variables englobent la notion de stress par exemple la charge de travail ou encore la notion de contrôle dans les aptitudes entrepreneuriales. Les producteurs sont également questionnés sur leur intensité de fatigue et sur leur état de santé physique afin de voir si ces derniers peuvent compromettre la vie sur la ferme. En effet, un producteur a mentionné que le stress est corrélé à la santé physique, qui se traduit dans son cas par des maux de dos récurrents. Finalement l’indicateur relations familiales et socioprofessionnelles traduit la qualité de la dynamique familiale, incluant la communication, pouvant créer des tensions au sein de l’entreprise tout en diminuant la productivité du travail. Ici, c’est la fréquence des conflits et des communications qui a été retenue comme variable à mesurer car la notion de conflit réflète les valeurs qui sont propres à chaque individu. C’est donc la quantité de conflits qui devient problématique. 4.3.1.2 L’intégration sociale

Cette composante décrit l’intensité des relations que la ferme et ses gestionnaires entretiennent avec leur milieu et son implication et, est constituée de cinq indicateurs (Tableau 4.3). Si la composante qualité de vie était plutôt interne à la ferme, la composante intégration sociale, quant à elle, fait nécessairement appel à une notion externe à la ferme. Il est important de spécifier que ce sont les actions que le producteur pose lui-même envers sa communauté qui sont retenues et non celles que la communauté fait et qui bénéficient aux producteurs. Avec cette explication, on comprend mieux ce que McKenzie (2004) entend par durabilité sociale. Le producteur pose des actions qui renforcent son intégration sociale dans le milieu, ce qui fait en sorte que la durabilité de sa ferme est augmentée. Par

112 le fait même, la conséquence de ses actions entraîne une plus grande durabilité de sa propre communauté.

Tout d’abord, un indicateur sur l’implication sociale a été retenu. L’implication dans des activités est reconnue comme un critère de durabilité (Omman et Spangenberg, 2002) puisqu’il permet au producteur de briser son isolement. Avec l’indicateur de l’importance régionale de l’agriculture, on désire traduire la perception du producteur agricole face aux efforts déployés par les élus municipaux afin de conserver l’agriculture comme une priorité dans les communautés rurales. C’est bien un facteur externe, mais qui peut en expliquer davantage sur la motivation des producteurs à continuer leurs efforts sur le chemin de la durabilité. En effet, lors des consultations d’experts, certains d’entres eux ont exprimé leurs craintes face à l’avenir des cultures à produire et à l’utilisation des déjections animales pour la fertilisation dans les zones agricoles qui se rapprochent des grands centres. Ils se sentaient marginalisés. Cet indicateur est donc resté dans la sélection finale.

La qualité de cohabitation avec le voisinage et la participation au maintien du tissu social sont des éléments qui apparaissent comme primordiaux dans l’évaluation de la durabilité sociale (Pepperdine, 2000; Lockie et al., 2002; Vilain, 2008) et ont également été retenus comme indicateurs. Par contre pour l’indicateur voisinage, les producteurs mentionnaient qu’il est important d’avoir des voisins producteurs tout comme eux. Les sentiments de solidarité et de compréhension étaient plus grands auprès de ces voisins. Le voisinage agricole a donc été retenu comme indicateur distinct. Le voisinage avec les ruraux non- agricoles a été inséré dans l’indicateur sur la cohabitation. Cette dernière est évaluée par l’ensemble des actions de cohabitation considérées bénéfiques ainsi que par le niveau d’entente avec les voisions non-agriculteurs. La participation au maintien du tissu social amène une composante socio-économique et est définie par la liste des partenaires économiques avec lesquelles la ferme échange comme par exemple, l’épicerie du village ou la compagnie d’assurance locale, ce qui favorise le développement local.

En fait, les indicateurs sociaux sont tous interreliés. Les indicateurs sociaux au niveau de la ferme saisisent en partie la fonction sociale du concept de multifonctionnalité de l’agriculture. Celle-ci renvoie au lien social qui existe entre l’agriculture et le monde rural, elle permet également l’insertion de l’activité agricole dans la communauté car l’agriculture

113 n’a pas la simple fonction de produire des denrées (Parent, 2001). Ces mesures qualitatives et adaptées au contexte et la culture présente localement permettent de tenir compte des faits informels et plus révélateurs de la situation réelle car elles impliquent des valeurs morales comparativement aux facteurs quantitatifs. Les situations concrètes mentionnées par les producteurs laitiers lors des consultations en sont des exemples éloquents. Par contre, si nous étions à une autre échelle d’analyse, au niveau régional, certaines mesures quantitatives seraient utiles pour dresser un portrait plus précis.

4.3.1.3 Le transfert et l’établissement

Cette composante brosse le portrait des éléments essentiels du transfert et de l’établissement de la ferme à un moment précis et se définit par quatre indicateurs (Tableau 4-3). Cette composante englobe plusieurs concepts inhérents à la durabilité. En fait, c’est ici qu’on retrouve la question primordiale : y aura-t-il encore des gens pour poursuivre les activités agricoles sur la ferme ? Autrement dit, la volonté de voir sa ferme persister et durer est–elle présente et avec qui ? La durabilité n’est pas à confondre avec la viabilité des entreprises. La viabilité renvoie particulièrement à l’aspect économique de l’entreprise tandis que la durabilité rejoint, entre autres, les humains qui sont derrière l’entreprise, leurs valeurs et leurs cultures. L’engagement des personnes en agriculture est beaucoup plus qu’un choix de carrière afin de gagner sa vie, c’est un mode de vie en soi (Crockett, 2004). Dans le cas des fermes laitières, la première question est de savoir si les cédants ou propriétaires actuels sont prêts à faire un compromis financier (voire un don) afin de permettre à leur enfant de reprendre l’entreprise. Cette nuance apportée à la simple question de la présence ou l’absence de relève est venue des discussions du focus group. En fait, un producteur a mentionné que la volonté de voir sa ferme perdurer vient avant de savoir s’il y aura de la relève sur sa ferme. Ceci est d’autant plus vrai que dans le contexte canadien de la production laitière où de fortes valeurs monétaires sont associées aux quotas laitiers, les producteurs qui désirent se retirer doivent souvent faire un don d’une partie de leur entreprise afin que la relève soit en mesure d’opérer. Cette façon de faire traditionnelle tend à se raréfier surtout que les exploitations agricoles d’aujourd’hui passe de plus en plus d’une logique patrimoniale à une logique d’entreprise (Parent et al., 2000).

114 De plus, un autre facteur important identifié dans le transfert est la préparation des cédants. Les intervenants présents au focus group ont affirmé que le lien familial qui liait les cédants aux repreneurs pouvait amener des tensions. La présence de conseillers à cette étape était alors identifiée comme un moyen à concrétiser de mieux outiller les acteurs impliqués dans la démarche. En effet, une étude de Ouellet et al. (2003) démontre que moins du tiers des propriétaires avaient élaboré un plan de retraite à cette époque. En lien avec la préparation à la retraite, il y a la délégation du pouvoir décisionnel qui entre en jeu. Parent et al. (2000) ont remarqué que la non-délégation du pouvoir par les cédants, qui se caractérise par une relation de contrôle plutôt que de confiance, était un facteur d’insuccès du transfert des fermes. D’où l’importance d’aborder cette notion dans l’évaluation de la durabilité car la transmission des avoirs, via un pourcentage de parts transmises, ne rend pas automatiquement les prenants autonomes dans leurs décisions. Les intervenants présents lors des consultations ont fait remarquer que dans plusieurs situations, les parents ne transmettront pas proportionnellement les pouvoirs comme les avoirs.

4.3.1.4 L’entrepreneurship

Sous cette composante comprenant cinq indicateurs (Tableau 4-3), on retrouve plusieurs facteurs humains et organisationnels qui sont importants en termes de durabilité. L’indice de compétences est sans aucun doute un facteur incontournable aujourd’hui. La formation et la scolarité ont été clairement démontrées dans la littérature comme favorisant la durabilité (Duncombe-Wall et al., 1999 ; Lockie et al., 2002 ; Ondersteijn et al., 2003). Bien que nous ayons retenu ces aspects dans notre indicateur sur les compétences, plusieurs participants-experts ont spécifié que la participation à des journées de champ ou des colloques faisait aussi office de formation et devait être considérée dans le calcul de l’indicateur. La participation à ces journées traduit une volonté d’apprendre dont il fallait tenir compte dans l’indicateur. Ces types de formation permettent également des questionnements pour les producteurs afin qu’ils repensent leurs méthodes et pratiques. Les indicateurs vision et utilisation des services-conseils n’ont pas soulevé beaucoup de discussions dans la sélection car à l’étape de priorisation des indicateurs possibles, ces deux derniers ont été récurrents et le consensus s’est fait rapidement par la suite. Le témoignage des conseillers en gestion, présents dans les discussions ont appuyé ces notions dans le concept de durabilité à la ferme.

115 La gestion des ressources humaines demande également l’attention des producteurs. Comme les fermes ont tendance à croître, cela implique invariablement plus d’employés afin que la ferme perdure et il faut donc savoir s’adapter à ces nouvelles réalités. En lien avec cela, un énoncé proposé dans les discussions du volet technico-économique a été rapatrié vers le volet social et plus précisément vers les ressources humaines. Il a été discuté dans le focus-group technico-économique d’avoir un indicateur portant sur le nombre d’employés des fermes. Ces discussions reprises au sein du volet social ont finalement généré un indicateur plus englobant sur les ressources humaines qui considèrent le travail d’équipe, la valorisation des employés et le taux de roulement, variables qui, selon les participants, traduisaient davantage le concept de durabilité plutôt qu’un nombre d’employés.

Finalement, les aptitudes entrepreneuriales sont primordiales à évaluer chez le producteur car elles permettent souvent à ce dernier de poser un regard sur lui-même, sur ses aspirations et sur ses capacités. Aussi, la compilation de ces aptitudes traduit souvent les compétences personnelles et organisationnelles expliquant en partie la manière dont les producteurs gèrent leur ferme et ceci peut avoir une influence sur la durabilité à moyen et long terme. L’amélioration de l’entrepreneuriat durable en agriculture est une tâche difficile. Souvent les producteurs ne reconnaissent ni leurs forces, ni leurs faiblesses individuelles ainsi que leurs différentes compétences et sont donc moins favorables à l’idée d’améliorer leur entrepreneurship (de Wolf et al., 2004). Pour De Lauwere (2005), le défi de l’agriculture durable dépend beaucoup des caractéristiques personnelles des producteurs qui sont gestionnaires mais également entrepreneurs. De notre côté, parmi toutes les aptitudes entrepreneuriales présentes dans la littérature, quatre ont été sélectionnées et identifiées comme dominantes dans un contexte de durabilité : le leadership, la capacité d’innover, le locus de contrôle c'est-à-dire le contrôle de ses réactions aux changements qui surviennent, et la capacité de prendre des risques.