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Les implications pour la communication scientifique

Cette section est divisée en trois parties. La première vise à présenter, de manière succincte, l’idée que la communication scientifique implique des risques. La seconde et la troisième partie visent à estimer, avec le recul, l’ampleur de ces risques en ce qui a trait à la communication de la génétique des comportements et à celle de la génétique des races.

3.1 Les risques de la communication scientifique

Les objectifs principaux de la communication scientifique sont de contribuer au développement des aptitudes et des connaissances civiques chez les membres du public. Ces aptitudes et connaissances leur permettront de mieux comprendre leur environnement, d'améliorer leur capacité à discerner les arguments trompeurs dans les discours auxquels ils sont exposés, d'être plus en mesure de s’impliquer dans les affaires publiques et, par conséquent, d'améliorer la santé de la démocratie. Il ne fait aucun doute que ces buts sont louables. Pour atteindre ces objectifs, la communication scientifique doit être claire et convaincante. À l’échelle d’une nouvelle scientifique, deux scénarios sont habituellement opposés l’un à l’autre. Dans un premier scénario, le public comprend adéquatement la nouvelle et accepte de modifier ses croyances, si bien que les effets positifs espérés peuvent se concrétiser. Dans un second scénario, l’une ou l’autre de ces deux conditions n’est pas remplie, les croyances du public restent inchangées par la nouvelle et, par conséquent, les effets désirés tarderont à se manifester.

À la lumière de mes recherches, il me semble nécessaire d’ajouter un troisième scénario possible. Dans ce scénario, la communication scientifique peut contribuer à éloigner les croyances du public des connaissances scientifiques établies. Cela peut se produire lorsque le public échoue à comprendre la nouvelle de manière adéquate. Cette

interprétation erronée contribue à générer des croyances qui semblent découler de manière logique de la nouvelle scientifique, mais qui ne sont pas expressément soutenues par celle- ci. Cela peut également se produire lorsque la nouvelle présente une information qui soit à ce point incohérente avec les croyances préexistantes de certaines personnes que celles-ci rejettent avec vigueur les conclusions scientifiques, à un point tel que cela contribue à renforcer leurs croyances initiales. Ce scénario va définitivement à l’encontre des intentions de la vulgarisation scientifique. L’ampleur des préoccupations que devrait susciter ce troisième scénario dépend en grande partie de deux facteurs : la taille des effets et leur persistance dans le temps.

3.2 L’ampleur et la durée des effets d’interpolation génétique

Dans le cas de l’effet d’interpolation génétique, la taille de l’effet peut être assez bien appréciée à partir des données présentées au Chapitre 3. Les participants devaient rapporter leurs croyances à l’égard de l’influence de la génétique pour différents traits sur une échelle allant de « 0 % génétique » à « 100 % génétique ». L’expérience révèle que chez les participants exposés à l’article sur le gène de l’endettement, l’augmentation de l’attribution génétique pour les traits sociaux non mentionnés dans la nouvelle varie entre 3.5 et 7.8 points de pourcentage. Ces effets sont (heureusement) de taille plutôt modeste. Notons toutefois que l’attribution génétique pour le trait présenté dans la nouvelle a, quant à elle, augmenté de 17 points de pourcentage. Ces comparaisons suggèrent que, selon le trait, la taille de l’effet d’interpolation génétique peut représenter entre (3.5/17) 18 % et (7.8/17) 46 % de la taille de l’effet de persuasion.23 Enfin, afin d’évaluer l’ampleur du risque, il est

également important de rappeler que les nouvelles sur la génétique des comportements paraissent souvent dans des médias de masse. L’article sur la génétique de l’utilisation de la carte de crédit a été publié dans le magazine Scientific American. À l’échelle mondiale, chaque édition de ce magazine est lue par environ 3.8 millions de personnes (Scientific American 2014).

23 Ajoutons que les effets observés chez le groupe exposé à l’article sur le gène de l’idéologie politique sont de

En ce qui concerne la durée de cet effet, cette question devra être étudiée empiriquement dans de futures recherches. Il me semble toutefois pertinent de discuter des implications que pourrait avoir chacune des trois possibilités suivantes. La première correspondrait à une situation idéale : d’un côté, l’augmentation de l’attribution génétique pour le trait couvert dans la nouvelle persiste dans le temps, indiquant un effet d’apprentissage; de l’autre côté, les plus hautes attributions génétiques produites par l’effet d’interpolation génétique s’estompent rapidement à mesure que le temps passe. Le modèle de la probabilité de l’élaboration (ELM) avance que les informations interprétées avec une faible élaboration (voie périphérique) sont moins susceptibles de laisser des marques durables dans la mémoire. Si telle devait être la conclusion de la recherche, la communication de la science n’aurait alors pas à trop s’inquiéter de l’interpolation génétique.

Une seconde possibilité voudrait que les deux effets, l’effet de persuasion et l’effet d’interpolation génétique, persistent. Le processus d’interpolation génétique tel que je l’ai décrit repose un mécanisme d’ancrage et d’ajustement. Ce mécanisme d’ajustement est une manière de pallier le malaise lié à la distorsion cognitive produite par l’incohérence entre l’information présentée et la structure des croyances préexistante. Selon l’ELM, ce type d’interprétation semble correspondre à une élaboration élevée, et les croyances générées par une telle élaboration seraient plus susceptibles de persister dans le temps. Si la recherche empirique venait à montrer que l’interpolation génétique persiste dans le temps, la communication de la science devrait entreprendre soit de trouver de meilleures façons de communiquer la recherche en génétique des comportements, soit de reconsidérer la pertinence d’informer le public de ces recherches avant-gardistes.

Enfin, une troisième possibilité serait que les gens oublient tout, que l’effet de persuasion et l’effet d’interpolation s’estompent rapidement… quelques jours, une semaine tout au plus. Ce scénario est lui aussi probable, surtout si les sujets ne sont pas exposés à nouveau à une nouvelle de ce type au cours des semaines ou des mois qui suivent l’exposition initiale. Ce scénario, s’il s’avérait confirmé, mènerait probablement à une remise en question beaucoup plus importante que celle soulevée par l’effet d’interpolation génétique à lui seul. Si la plupart des gens oublient le contenu des nouvelles scientifiques, ou

si leurs croyances reprennent leur forme initiale d’avant l’exposition à la nouvelle, cela suggérerait que la vulgarisation scientifique échoue à influencer les croyances. Or, ce n’est qu’en influençant les croyances que la communication scientifique peut espérer contribuer à l’amélioration de la société.

3.3 L’ampleur et la durée des effets boomerang

Qu’en est-il de la taille et de la durée de l’effet boomerang observé chez les conservateurs exposés à la génétique des races? Une fois de plus, l’effet semble de taille modeste. Dans les deux études présentées au Chapitre 5, les conservateurs exposés à la nouvelle augmentent leur attribution génétique pour les inégalités raciales. Cet effet pourrait être causé par une stratégie visant à remédier à la distorsion cognitive générée par le message, une stratégie qui consiste à rechercher activement des contrearguments afin d’invalider la thèse présentée dans le message (Hart et Nisbet 2011, Hart 2013). Il me semble ici pertinent de citer Redlawsk, Civettini et Emmerson (2010), qui offrent une analyse très intéressante de la force et de la persistance des effets de non-confirmation. Les auteurs s’intéressent au fait que les électeurs qui ont une forte attitude en faveur d’un candidat ou d’un enjeu ont tendance à discréditer les nouvelles qui indiqueraient qu’ils devraient remettre en question leur allégeance. L’étude vise à tester les limites de cette résistance. L’expérience consiste à exposer des participants à un fil de nouvelles et à manipuler à la proportion de l’information présentée qui va à l’encontre de la position du participant. Les résultats sont très convaincants : les participants dont le fil de nouvelles ne présentait que 10 % d’informations qui remettaient en question leur croyance ont modérément augmenté la force de leur position initiale. À l’autre extrême, ceux exposés à 40 % et à 80 % d’informations qui remettaient en question leur position ont fortement accepté cette information et ont ajusté leurs croyances en conséquence. Cette expérience suggère fortement que l’effet de boomerang peut être une réaction immédiate à un message, mais que plus une personne est exposée à différentes sources pointant dans la même direction, plus elle abandonnera sa résistance.

Si les conclusions de Redlawsk, Civettini et Emmerson sont justes et qu’elles s’étendent aux effets boomerang observés dans d’autres sphères de la communication, alors

elles auraient des implications intéressantes pour le cas qui nous intéresse ici. Les conservateurs exposés à l’article sur le caractère invalide du concept biologique de races humaines pourraient, au premier abord, rejeter avec force les évidences présentées et renforcer leurs croyances initiales. Toutefois, à mesure qu’ils seront exposés à d’autres nouvelles faisant état du même consensus scientifique, ils finiront par accepter l’évidence et par adapter leurs croyances. Cette discussion montre la pertinence pour la communication scientifique de ne pas hésiter à exposer le public à plusieurs reprises aux connaissances qui font l’objet d’un consensus chez les scientifiques, surtout si ces connaissances sont susceptibles de se heurter à une résistance chez certains groupes de la population.