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Section 3. La recherche en génopolitique

3.1 Le contexte de l’émergence

Jusqu’au début des années 2000, une importante part de la recherche et des débats sur l’opinion publique se concentre à établir les contours de la rationalité. Les débats portent alors sur la définition de la rationalité, souvent présentée sous sa forme « économique », sur la nature et la mesure l’opinion politique ainsi que sur ses implications pour la stabilité et l’efficacité du processus démocratique (Converse 1964, Achen 1975, Zaller 1992, Lupia 1994). En réaction aux travaux démontrant les faibles connaissances politiques et le faible intérêt de la population pour les affaires publiques (Delli Carpini et Ketter 1996), certains auteurs ont suggéré que ces manques puissent être en partie contrebalancés par le fait que les raccourcis cognitifs utilisés par les individus pour prendre des décisions peuvent compenser ces lacunes et s’avérer aussi efficaces que les réflexions plus sophistiquées (Sniderman, Tetlock et Brody 1993, Lupia 1994). D’autres ont avancé que les différents biais qui affectent les opinions à l’échelle individuelle sont distribués de manière aléatoire et qu’ils s’annulent partiellement ou totalement dans l’agrégé pour former une opinion publique rationnelle (Page et Shapiro 1992, Erikson, MacKuen et Stimson 2002, Popkin 1994).

Dans leur chapitre « Reconsidering the rational public », James H. Kuklinski et Paul J. Quirk (2000) présentent d’abord une critique acerbe des travaux sur les raccourcis cognitifs et la rationalité agrégée, tant sur le plan de la rigueur méthodologique que sur celui de la naïveté des arguments. Les auteurs incitent ensuite les chercheurs à s’inspirer des travaux produits par certains champs à l’extérieur de la science politique, soit ceux de l’évolution biologique, de la cognition humaine et de la neurologie. Sur la base de ces recherches, Kuklinski et Quirk soutiennent que : 1) plusieurs des manières de raisonner des êtres humains sont innées, héritées génétiquement; 2) l’évolution biologique qui a mené à l’homme moderne n’a probablement pas favorisé la sélection naturelle des aptitudes nécessaires à accomplir les tâches que la société contemporaine et les systèmes démocratiques lui incombent; 3) plusieurs de nos décisions sont prises de manière inconsciente et sont d’abord et avant tout influencées par des émotions plutôt que des connaissances; 4) et enfin, plusieurs de ces émotions comportent des biais qui font en sorte que les individus visent non pas à atteindre la solution optimale, mais plutôt à promouvoir la survie, la reproduction, à renforcer l’estime de soi ainsi qu’à renforcer la perception de la force du groupe auquel on appartient. Les auteurs complètent leur critique en présentant une série de raccourcis cognitifs qui sont bien plus susceptibles de nuire à la prise de décisions politiques que de compenser la rationalité limitée.

D’autres travaux de psychologie politique, publiés simultanément ou peu de temps après, ont également insisté sur l’importance de prendre en compte les phénomènes biologiques (Lodge et Taber 2000, Redlawsk 2002, Lavine, Borgida et Sullivan 2000). Toutefois, le chapitre de Kuklinski et Quirk illustre de manière succincte et convaincante comment ce virage vers l’exploration des influences biologiques était en partie motivé par une insatisfaction croissante à l’égard des travaux produits par la recherche en opinion publique.

La biologie des êtres humains est extrêmement complexe et elle implique différents systèmes interdépendants, tels que le système hormonal et le système nerveux. Ces systèmes interagissent entre eux ainsi qu’avec certains aspects de l’environnement. La génétique aurait une grande influence sur le fonctionnement de ces systèmes. Ainsi un certain nombre de chercheurs ont tenté de vérifier si les orientations et comportements politiques étaient en partie influencés par les prédispositions génétiques des individus. Différentes méthodes étaient déjà à leur disposition.

La méthode des études de jumeaux a été développée au début du XXe siècle. Pour un trait ou un phénomène donné, cette méthode vise principalement à estimer la part de la variance qui est attribuable à la génétique. La méthode consiste à comparer les jumeaux identiques et les jumeaux non identiques et elle s’appuie entre autres sur le postulat que les premiers ont 100% de leur code génétique en commun, alors que les seconds n’en partagent qu’environ 50%. Pour un trait donné, l’influence de la génétique est estimée en mesurant à quel point les jumeaux identiques sont plus semblables que les jumeaux fraternels. L’ampleur de cette plus grande ressemblance est présumée représenter la moitié de l’influence de la génétique sur le trait en question. Les études de jumeaux sont depuis longtemps utilisées en médecine ainsi qu’en psychiatrie. Cette méthode a été le fer de lance de la génétique des comportements, une discipline qui, comme son nom l’indique, vise à définir l’influence de la génétique sur les traits sociaux chez les humains et les animaux (Bouchard Jr et Propping 1993).

Les chercheurs intéressés à l’influence de la génétique sur la politique allaient également pouvoir analyser des données d’ADN. Le séquençage du code génétique humain a débuté en 1993 et n’a été complété que dix années plus tard, en 2003. Toutefois, la recherche en psychiatrie n’a pas attendu que le Projet Génome Humain soit finalisé pour entamer l’analyse de l’influence de certains gènes. La méthode par gène candidat consiste à tester si la forme d’un gène est significativement associée avec la forme d’un trait. Ainsi, une étude publiée en 1993 dans le magazine Science (Brunner, Nelen, Breakefield, Ropers et Van Oost 1993) suggère que les sérieux problèmes de développement intellectuel et de comportements violents puissent être causés par une malformation génétique altérant la sécrétion de l’enzyme monoamine oxidaze de type A (MAOA). Une autre recherche, publiée cette fois en 2003, suggère qu’il est possible de prédire les comportements violents à partir d’une interaction entre la forme du gène MAOA et un environnement caractérisé par la violence familiale vécue pendant l’enfance (Caspi, McClay, Moffitt, Mill, Martin, Craig, Taylor et Poulton 2002). Avec ces outils en main, les chercheurs qui le désiraient ont pu entreprendre l’analyse de l’influence des prédispositions génétiques sur la politique.