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LES TROIS SOPHISMES DE L’« ECONOMIE DU FEU »

« UTILITARISME DES PREFERENCES »

2.3 Le troisième sophisme de l’Economie du feu : la commensurabilité comme condition ‘sine qua non’ de rationalité…

2.3.3 Les implications de l’incommensurabilité de valeurs…

Mais, étant donnée cette incommensurabilité de valeurs, est-il alors impossible de comparer plusieurs alternatives de gestion du feu ou, de façon plus globale, de choisir rationnellement un mode de vie avec le feu ? Comme on le verra tout de suite, la réponse à cette question dépend largement de la façon dont on conçoit les notions de rationalité et de comparabilité (O’Neill 1993 : 117 ; O’Neill 1997b : 548).

Pour les économistes du feu, pour qui la rationalité est conçue de façon purement « instrumentale » ou « substantielle »111, cette question ne fait l’ombre d’un doute : le choix « rationnel » d’une stratégie de protection au détriment des autres exige de pouvoir commensurer, comparer puis compenser pour ainsi maximiser l’utilité totale et le bien-être collectif. Tel que nous l’avons souligné dans le chapitre 1, l’Economie du feu réduit le problème du feu au choix d’un gestionnaire du risque qui, disposant de ressources limitées et étant confronté à plusieurs alternatives de protection (accroissement des moyens de suppression, augmentation des surfaces débroussaillées, développement des brûlages dirigés, etc.), cherche la meilleure de ces options, à savoir, la stratégie maximisant l’utilité ou l’efficience totale. Dans cette logique, le choix n’est alors considéré « rationnel » que s’il découle automatiquement de la résolution d’un problème algorithmique au sein duquel le gestionnaire associe des conséquences concrètes à chacune des stratégies envisagées (hectares épargnés du feu, impact sur le paysage, etc.), leur assigne des probabilités et attribue enfin à chacune d’elles une note « homogène » exprimée en termes d’utilité (ou de bénéfices nets). Faute de ces procédures mathématiques, la décision publique est considérée viciée ou incohérente112. Dans ce cadre d’analyse (très) particulier, les notions de commensurabilité et de choix « rationnel » peuvent alors être considérées indissociables (Beckerman & Pasek 1997 : 23).

Cependant, comme nous l’avons vu à travers les exemples (non exhaustifs) proposés dans les deux sous-sections précédentes, la volonté de réduire les valeurs du feu à une seule et unique unité de mesure se traduit le plus souvent par des représentations certes homogènes, mais le plus souvent irréalistes et arbitraires.

Car, contrairement à ce que laissent entendre les économistes du feu, l’impossibilité de commensurer et de décider en fonction de simples calculs mathématiques ne doit pas être perçu comme une entrave à la rationalité. Au contraire, le constat de cette incommensurabilité constitue une opportunité pour transformer la notion de rationalité et s’affranchir (enfin) du scientisme hybristique et stérile qui caractérise l’Economie du feu. En énonçant l’inexistence d’une « super- échelle métrique »113, on peut affirmer par la même occasion que l’idéal du choix algorithmique est

111 D’après Simon (1976 : 130), un comportement est « substantiellement » rationnel dans la mesure où il est approprié à la réalisation d’objectifs prédéfinis, et ce, dans les limites imposées par des conditions et des contraintes données.

112 Cramponnés à cette conception de la rationalité, les économistes du feu se sont focalisés quasi exclusivement sur la création et le perfectionnement progressif de modèles axiomatiques de choix au sein desquels les rapports de pouvoir, les valeurs en jeu et les justifications autour du feu sont complètement ignorés (voir sections 2.2.3 et 2.2.5). D’ailleurs, aujourd’hui l’Economie du feu se définit davantage par sa méthode (l’identification mathématique du choix « rationnel » de gestion du risque), que par le sujet qu’elle analyse (l’évaluation des différentes façons dont la société peut vivre avec le phénomène du feu).

non seulement impossible mais aussi indésirable (Holland et al. 1996 : 40 ; O’Neill 1997b : 548 ; O’Connor 2000 : 181 ; Schmid 2002 : 146 ; Paavola 2002 : 97 ; etc.).

Car, en réalité, l’inexistence de cette super-échelle ne constitue ni un obstacle à la comparabilité, ni un facteur d’inhibition de la rationalité (O’Neill 1993 : 116). Le lien tissé par les économistes du feu entre l’incommensurabilité et l’incomparabilité est en fait entièrement assujetti à l’acception « forte » du concept de comparabilité114. Et cette acception n’est ni universelle ni exhaustive. On peut en effet comparer « faiblement » (mais rationnellement) plusieurs options de gestion ou plusieurs scénarios sans avoir recours à une « super valeur ». Dans ce cas de figure, cependant, les options ou scénarios évalués ne peuvent être considérés bons ou mauvais que par rapport à une perspective et une description particulières (O’Neill 1993 : 107 ; Martínez-Alier et al. 1998 : 280), de telle sorte que les conflits existant entre les alternatives étudiées (et entre les valeurs que chacune de ces alternatives mettent en avant) ne peuvent être que « partiellement résolus ». Dans la logique de la comparabilité « faible » en effet, la comparaison des options ou des scénarios n’aboutit pas à une seule et unique solution, mais à plusieurs solutions acceptables non hiérarchisées (O’Neill et al. 2008 : 85). La comparabilité « faible » requiert donc un cadre d’évaluation ouvert (participatif) et pluraliste (multicritère) au sein duquel l’attention n’est plus focalisée sur un exercice de compensation et d’optimisation, mais plutôt sur l’explicitation des valeurs en présence et sur l’identification (collective) des compositions possibles et acceptables d’un point de vue sociétal. Et pour qu’un tel cadre puisse se concrétiser factuellement, la confrontation dialectique des raisons et des justifications doivent remplacer progressivement les calculs de maximisation (Jacobs 1997 : 221 ; O’Connor 1997 : 164 ; Bromley 2007 : 677 ; etc.). Comme le soulignent O’Connor et al. (2001 : 34), « le rôle de l’expert en sciences sociales (économiste, sociologue, anthropologue, etc.) est d’offrir au décideur politique un avis pas autant sur l’efficacité, mais davantage sur les significations et sur la légitimité (ou non) des différents objectifs et des différentes politiques aux yeux des différents groupes concernés ».

Un tel exercice fait donc appel à une rationalité non plus « instrumentale » ou « substantielle », mais plutôt « procédurale » et « expressive » (O’Neill & Spash 2000 : 534 ; Stagl 2004 : 57 ; etc.). Dans ce sens, et d’après Simon (1976 : 131), « un choix est procéduralement rationnel dans la mesure où il résulte d’une délibération appropriée ». Dans cette logique, le jugement de rationalité est donc porté davantage sur le processus de choix, que sur les résultats de ce dernier. Il s’agit là d’un nouveau focus évaluatif dont la pertinence vis-à-vis d’une problématique comme la nôtre s’avère d’autant plus évidente que le(s) résultat(s) du processus de choix dépend(ent) de la mise en pratique d’une ou d’une autre « Institution Articulatrice de Valeurs » (voir sous-section 2.2.3.1) et des particularités inhérentes à chaque évaluation ou chaque cas d’étude (Vatn 2005a : 351 ; Munda 2006 : 89 ; Spash 2008a : 38 ; etc.).

Dans le cadre de la rationalité « expressive », un processus de choix est considéré rationnel dès lors qu’il permet d’exprimer convenablement les attitudes des individus par rapport à un objet, un milieu particulier et les autres individus concernés (Beckerman & Pasek 1997 : 15 ; O’Neill et al. 2008 : 84). L’idée centrale ici est que les choix des individus ne constituent pas tant un moyen d’atteindre un but

114 De ce point de vue, la comparabilité est assimilée à la possibilité de comparer et/ou de hiérarchiser les options envisagées à travers un seul et unique élément de comparaison.

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prédéterminé que l’expression de valeurs et de connaissances particulières. La notion de rationalité « expressive » souligne donc l’importance des significations accordées à un choix et des façons dont celui-ci peut être perçu. Car, comme le remarque Anderson (1993 : 202), un même choix peut évoquer des justifications, des contraintes ou des expectatives complètement différentes d’un individu à l’autre. La déduction ou l’interprétation des valeurs des individus à partir de leurs seules préférences (révélées ou déclarées) est donc inévitablement tronquée, voire complètement faussée.

Dans ce travail de recherche nous proposons plus concrètement de composer avec cette incommensurabilité de valeurs (et avec les autres caractéristiques du feu évoquées dans ce chapitre, à savoir, la complexité, l’ambiguïté, l’incertitude, etc.) à travers une Approche Participative MultiCritère (APMC). Au sein de cette approche, les enjeux économiques côtoient des critères sociaux, environnementaux ou politiques, et les unités monétaires sont juxtaposées à d’autres échelles de mesure n’ayant rien à voir ni avec l’argent ni avec la disposition à payer ou à accepter.

Dans ce nouveau cadre évaluatif, quelle place attribuer aux modèles et aux évaluations monétaires proposées par les économistes du feu (sections 1.2 et 1.3) ? De nombreux économistes hétérodoxes proposent d’intégrer ces éléments au sein des APMC au même niveau que les autres critères retenus dans l’évaluation (Munda et al. 1995 : 147 ; Martínez-Alier et al. 1998 : 283 ; Dodgson 2009 : 18 ; etc.). Comme le remarquent O’Neill (1997b : 549), Spash (2008b : 262) ou Kallis et al. (2013 : 98) entre autres, ce positionnement se base principalement sur des arguments d’ordre pragmatique : étant donné l’importance quasi hégémonique de la chrématistique dans la sphère politique, les milieux naturels risquent d’être davantage dégradés si aucune valeur monétaire ne leur est attribuée (même lorsque la valeur en question est tout à fait critiquable) 115. Munda (2006 : 90) souligne par exemple que « l’attribution d’un prix aux éléments du patrimoine culturel [l’auteur établit un parallélisme entre les éléments culturels et les milieux naturels] qui sont sous-estimés ou ignorés dans le marché, donne un signal à la société et peut contribuer à leur usage plus rationnel, augmentant ainsi les chances pour qu’ils soient mieux conservés »116,117.

Dans ce travail de recherche, nous optons pour la seule considération des dépenses d’implémentation des programmes de protection. Ces dépenses constituent d’ailleurs ce que nous dénommons « l’espace économique » vis-à-vis de la problématique du feu (voir figure 2.17 sur la page suivante). Au-delà de cet espace, nous proposons donc comme règle générale la non- considération des valeurs monétaires associées aux impacts du feu, avec la seule exception des évaluations ex post concernant les biens marchands (habitations, bois commercialisable, etc.). Nous ne considérons donc pas les valeurs monétaires attribuées (ou attribuables) aux dommages évités en termes de paysage, d’intérêt récréatif, de qualité de l’écosystème ou de santé humaine. Ces enjeux ne sont pas pour autant ignorés ; leur intégration dans le cadre d’évaluation se fait cependant autrement que par le biais d’unités monétaires.

115 Ce raisonnement n’est pas limité aux seuls chercheurs. Des associations de protection de la nature ont également recours à ce genre d’évaluation pour mieux « protéger » un milieu. Le WWF a publié par exemple un rapport qui met clairement en avant la valeur monétaire de la forêt méditerranéenne pour ainsi mieux «

replacer le monde forestier dans l’économie moderne » et éviter des « distorsions dans un contexte de libéralisation économique et de vérité des coûts et des prix » (Rapport WWF 2004 : Si la forêt m’était comptée). 116 Traduit par l’auteur.

117 Dans un autre papier, Munda (2009 : 308) affirme « ne pas s’opposer au fait d’associer une valeur monétaire aux ressources naturelles, aux puits environnementaux, aux espaces naturels ou à l’héritage culturel » dans la

Figure 2.17 : « L’espace économique » et les trois sophismes de l’Economie du feu

Source : auteur

Un tel choix se base sur trois arguments principaux (mises à part les limites de ces valeurs monétaires évoquées tout au long de ce chapitre) : premièrement, le feu constitue un phénomène essentiellement ambigu. A la différence donc de la pluie acide, de la pollution des nappes phréatiques ou de la déforestation de l’Amazonie, il n’est ni bon ni mauvais en soi. Sous certaines formes, dans certaines conditions, son impact peut être brutal. Mais sa suppression systématique peut avoir elle aussi des répercussions très négatives sur le milieu. Les parades déployées pour le gérer ont d’ailleurs parfois un impact supérieur au feu lui-même, que ce soit d’un point de vue social, qu’économique ou écologique… On ne peut donc pas affirmer univoquement qu’il soit souhaitable de protéger davantage la forêt face au feu (entre autres, en attribuant des valeurs monétaires au milieux concernés).

Deuxièmement, las valeurs monétaires et les modèles de choix proposées par les économistes du feu ne constituent pas des critères de choix comme les autres, puisqu’ils ont une vocation exhaustive et cherchent à englober les autres critères d’évaluation (le concept de Valeur Economique Totale de la forêt illustre bien cette « colonisation » de l’espace non-économique). Les critères monétaires ainsi obtenus ne peuvent donc pas être placés au même niveau que les autres critères d’évaluation. Enfin, troisièmement, le fait d’attribuer une valeur monétaire à la forêt méditerranéenne ne garantit en rien une meilleure protection de ce milieu, même pas lorsque la valeur en question est très élevée (Spash 2008b : 262). Au contraire, comme le remarque entre autres O’Connor (1993 : 11), « le plus souvent, cette transformation [de la nature] en capital n’est pas un signal de respect et de soutien authentiques, mais fonctionne au contraire comme véhicule de désappropriation, de dépossession et de report des coûts opérant sur une énorme échelle »118.

118 Par « transformation en capital », O’Connor (1993) entend « la représentation du milieu biophysique (la nature), des économies non industrielles et de la sphère domestique humaine (la nature humaine) comme

L’espace économique C h a p it re 2

2.4 Conclusion

Dans ce deuxième chapitre, nous avons analysé les limites de l’Economie du feu (ses caractéristiques avaient été exposées dans le chapitre précédent). Comme nous avons eu l’occasion de voir, ces limites peuvent être structurées autour de trois grands sophismes sur lesquels s’appuie l’analyse économique du problème du feu.

Dans la section 2.1, nous avons vu que la complexité et l’incertitude qui caractérisent le phénomène du feu rendent complètement inappropriés les liens numériques traditionnellement établis par les économistes du feu entre les budgets de protection et le niveau des dommages occasionnés par le feu (en unités physiques). Par ailleurs, et comme cela a été expliqué, l’introduction de la notion de risque dans le cadre d’analyse économique (le risque étant conçu comme la variabilité probabilisable de l’impact du feu sur les enjeux exposés) ne change en rien la donne. Au contraire, elle montre à quel point les économistes s’offusquent dans leur volonté de numérisation et comment cette obsession les éloigne progressivement du bon sens.

La section 2.2 nous a permis de présenter les problèmes intrinsèques à la transformation des différents impacts du feu en unités monétaires. Nous l’avons vu, cet exercice bute inexorablement sur : (i) des problèmes d’ordre socio-institutionnel (liés principalement aux hypothèses faites par les économistes du feu sur l’exogénéité, l’atomicité et la neutralité des préférences des individus vis-à- vis des enjeux exposés au feu) ; (ii) des problèmes relatifs aux caractéristiques matérielles du milieu forestier dans lequel le feu éclot et se propage (et concernant notamment les processus d’individualisation et d’abstraction inhérents à l’exercice de monétarisation) ; et enfin, (iii) des problèmes philosophiques (notamment le conséquentialisme sous-jacent à l’évaluation monétaire et la définition du bien-être social par le biais de l’utilitarisme des préférences). Il s’agit dans tous les cas d’obstacles indépassables par le simple raffinement des techniques de monétarisation utilisées, et exigeant au contraire l’adoption d’un cadre d’analyse alternatif et pluraliste.

Enfin, dans la section 2.3, nous avons souligné l’incommensurabilité des valeurs concernées par le « problème » du feu et critiqué le lien que l’Economie du feu tisse systématiquement entre ce concept et l’impossibilité de comparer les alternatives de gestion du phénomène. Comme nous l’avons remarqué, l’incommensurabilité n’implique en aucun cas l’incomparabilité ; elle exige cependant le passage d’une rationalité exclusivement instrumentale (impliquant une comparabilité « forte ») à une autre rationalité plutôt « expressive » et « procédurale » basée sur une comparabilité « faible ».

Ces différents arguments ne soulignent pas seulement l’inadéquation de l’économie standard pour tenter de répondre à notre question initiale (comment vivre avec le feu ?) ; ils mettent également en relief la pertinence d’une Approche Participative MultiCritère (APMC) par rapport à un tel questionnement. Etant données les caractéristiques du phénomène du feu, ce genre d’approche peut même être considéré « inévitable »119 pour sa gestion.

réservoirs de capital et la classification de ces stocks comme propriétés négociables sur le marché, c’est-à-dire, vendables à un prix correspondant à la valeur des flux de biens et services en tant qu’inputs de la production de marchandises et en tant que consommation ».

CHAPITRE 3

UNE ESTIMATION DES DEPENSES DE