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GENESE, CADRE THEORIQUE ET APPLICATIONS EMPIRIQUES DE

1.1 Les origines : le modèle LC+L (Least Cost + Losses)

1.1.1 Contexte historique

L’idée d’un niveau optimal de protection face aux incendies de forêt est tout d’abord évoquée par Headly (1916), puis formalisée quelques années plus tard par Sparhawk (1925). Il y a donc quasiment un siècle, ces auteurs soulignaient déjà l’existence d’un seuil de dépenses au-delà duquel il n’est plus rationnel -d’un point de vue économique- d’investir davantage d’argent dans la prévention et/ou dans la limitation de l’impact du feu sur les différents enjeux exposés (bois commercialisable, paysage, biodiversité, intérêt récréatif, etc.). Ayant pour corolaire logique l’existence d’un niveau de « dommage optimal »2, un tel argument peut paraître choquant aux non-économistes, mais constitue en fait un élément caractéristique de l’approche marchande vis-à-vis des problèmes environnementaux (Jacobs [1991] 1997 : 132 ; Faucheux & Noël 1995 : 179 ; Gowdy & O’Hara 1995 : 153 ; Spash 1997a : 177 ; Martínez-Alier & Roca [2000] 2001 : 118 ; Söderbaum 2000 : 10 ; Vatn 2002 : 152 ; etc.)3.

L’application de l’idée d’optimalité dans le domaine des incendies de forêts est donc très ancienne. Dans le cas d’Headly (1916), elle précède même les travaux de Pigou (1920) sur le concept des « externalités », qui influence largement l’Economie Environnementale tout au long du XXe siècle. Des parallélismes existent pourtant entre ces auteurs (Headly cherche en effet à internaliser dans le calcul d’un niveau optimal de protection la valeur monétaire des dommages évités par les activités de prévention et de lutte4.

Comme on le verra par la suite, l’application du concept d’optimalité à la gestion du feu est surtout assimilable au problème du choix d’un producteur (en l’occurrence, d’un « producteur de protection ») cherchant à maximiser son profit à travers la comparaison de ses recettes marginales (dommages évités à la marge) et de ses coûts marginaux (dépenses de protection à la marge) (Simard 1976 : 7 ; Bellinger et al. 1983 : 373). Ce chapitre mettra en évidence les nombreux parallélismes entre les différents modèles de l’Economie du feu et la théorie microéconomique de la production (la

2 Autrement dit, le budget de protection permettant d’éviter tous les feux et réduisant la surface brulée à zéro hectare de forêt n’est pas forcément le plus efficient (Althaus & Mills 1982 : 2). On suppose bien évidemment que cela est faisable techniquement.

3 Ce raisonnement est particulièrement présent dans l’analyse économique des problèmes liée à la pollution. 4 Ces dommages concernent dans la plupart des cas des ‘biens’ non marchands dont la valeur (monétaire) doit être estimée d’une façon ou d’une autre, selon le raisonnement économique standard, pour pouvoir être ensuite « internalisée » dans le calcul de l’optimum. Dans le cas du feu, les dommages éventuels ne peuvent pas être associés à une activité marchande déterminée (élément pourtant central de l’analyse pigovienne des externalités), puisqu’ils découlent d’un aléa naturel en principe indépendant de toute activité productive ou de tout échange marchand. De ce fait, et toujours selon la logique économique, il n’existe pas de divergence entre le coût marginal social (CmS) et le coût marginal privé (CmP), celui-ci étant tout simplement inexistant.

plupart de ces modèles conçoivent en effet les activités de protection comme des inputs -ou facteurs de production- complémentaires au sein d’une fonction de « production » dans laquelle l’output -le bien produit- correspond à la sauvegarde du milieu forestier face à la menace du feu).

L’existence d’un niveau optimal de protection contre le feu (ou de dommages) justifie donc l’idée selon laquelle il n’est pas sociétalement souhaitable de prévenir ou supprimer le feu de façon systématique et à n’importe quel coût. Aujourd’hui, suite au développement de l’Ecologie du feu (ayant souligné notamment les bienfaits de certains feux de forêt) et à l’accroissement continu des budgets de protection dans la plupart des pays soumis au risque « feux de forêt » (la facture de protection contre le feu est devenue financièrement insupportable même pour les plus grandes puissances économiques), une telle idée est partagée par un nombre relativement important d’experts, de décideurs politiques et de citoyens. Il n’en allait pas de même cependant aux Etats-Unis au moment où le modèle LC+L est publié pour la première fois dans les années 1920, et encore moins dans le contexte des années 1930, largement influencé par la politique des grands travaux menés par Franklin Roosevelt et par le bilan particulièrement sévère des incendies survenus en début de décennie5 (Rothman 2007 : 55 ; Donovan et al. 1999 : 99)6. Dans ce contexte particulier, en effet, les recommandations de Sparhawk sont tout simplement ignorées par les Services Forestiers Américains, qui appliquent dès le début des années 1930 la politique dite « de 10h du matin » (10 AM Policy). Selon cette doctrine, tout départ de feu ayant échappé à son attaque initiale, devait faire l’objet d’une stratégie de suppression immédiate et systématique dont l’objectif était, coûte que coûte, le contrôle de la situation au plus tard à 10h du lendemain (Gorte & Gorte 1979 : 2 ; Arno & Allison-Bunnell 2002). Cette doctrine a été implémentée à l’échelle nationale des Etats-Unis jusqu’aux années 1970 et s’est traduite par des niveaux de dépenses extrêmement élevés pendant toute la période concernée (Lundgren 1999 : 72 ; Moseley 2007 : 174).

En ce qui concerne la littérature académique, et mis à part les auteurs déjà évoqués et quelques autres rares exceptions postérieures (Flint 1924 ; Craig et al. 1945, etc.), peu d’économistes de l’époque s’opposent à la doctrine des Services Forestiers des Etats-Unis. Au contraire, certains cherchent même à la justifier économiquement. C’est le cas, par exemple, de Hornby (1936), pour qui l’immense valeur des enjeux exposés au feu exige rationnellement un chèque en blanc dédié aux moyens de suppression.

A son origine donc, l’Economie du feu constitue une approche minoritaire et quelque part contestatrice vis-à-vis de la politique forestière dominante dans les Etats-Unis. Celle-ci prône en effet un développement massif du dispositif de prévention et la multiplication des moyens du suppression. Comme nous aurons l’occasion de le voir plus loin dans ce même chapitre, son statut a depuis lors changé profondément. Aujourd’hui, en effet, les textes règlementaires définissant la Politique Fédérale des Etats-Unis sur les Incendies de Forêts sont largement influencés par les dogmes de l’Economie Environnementale et exigent explicitement que la gestion du feu soit basée sur des « principes économiques » conduisant à une gestion « efficiente » du risque (Hesseln 2000 : 322).

5 Ces grands feux ont raison de plusieurs vies humaines et de plus de 200.000 hectares de forêt. Ils marquent largement les esprits de la société et des décideurs, influençant la gestion du feu pendant plusieurs décennies. 6 Le New Deal fournit des ressources financières « inimaginables » aux gestionnaires des Parcs Nationaux (Rothman 2007 : 53). Ceux-ci les allouent principalement à la stratégie de suppression du feu. Roosevelt envoie par ailleurs des « armées de chômeurs » dans les forêts publiques pour les débroussailler et y créer des pare- feu (ibidem : 56). C h a p it re 1

Une fois présenté le contexte dans lequel « naît » l’Economie du feu, nous proposons d’analyser le modèle LC+L, qui constitue la première formalisation économique de la problématique du feu et la source d’inspiration de tous les modèles postérieurs.