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CHAPITRE IV : CADRE MÉTHODOLOGIQUE

5.2 Les familles averties

Ce sous-groupe comprend les familles pour qui le choix d’un établissement d’enseignement secondaire privé pour leur enfant n’allait pas nécessairement de soi. Ces derniers connaissent, plus que les autres familles, l’organisation interne des écoles à la fois publiques et privées. Pour eux, le choix d’un établissement public était acceptable à la fois pour le primaire et le secondaire, mais seuls les programmes particuliers étaient considérés pour les établissements publics. Cette connaissance approfondie du système scolaire se traduit aussi par l’élaboration de représentations argumentées sur le fonctionnement des établissements scolaires, sur les apprentissages et la socialisation des enfants. Que cela soit en lien avec la performance des enseignants, les programmes d’études ou les valeurs familiales, les avertis veulent que leur enfant s’inscrive dans un programme particulier enrichi dans un établissement public ou privé. Comme le dit monsieur Julien :

Il n’était pas question que je l’envoie dans le régulier parce qu’on avait eu écho que la qualité de l’enseignement n’était pas au rendez-vous. Je ne veux pas mettre la faute sur les enseignants. Je ne veux pas dire cela, mais je pense que la variabilité entre les

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élèves fait en sorte qu’il y a des élèves qui demandent un peu plus de ressources dans le régulier. Dans le programme d’étude internationale, je me disais que les ressources étaient là. C’est un programme qui est exigeant et qui vise le développement des compétences. En même temps, lorsque les élèves ont de la difficulté il y a un filet qui leur est offert. C’est un programme qui rejoint beaucoup nos valeurs éducatives avec encore, les projets et la réflexion.

Les enfants des familles averties ont tous fréquenté des établissements publics ou semi-privés26 pour

le primaire. Les familles ne ressentaient pas de pression ni d’intérêt particulier à ce que leur enfant fréquente un établissement privé dès le primaire. L’école primaire de quartier s’est avérée être le choix des trois familles averties. Ils n’ont commencé à réfléchir au choix de l’établissement pour le secondaire qu’autour de la 4e et 5e année du primaire. Le choix de l’établissement ne représente pas

un choix aussi décisif pour les avertis que les convaincus. Pas que les familles averties ne prennent pas ce choix au sérieux, mais il n’est pas autant déterminant, dans la mesure où le choix d’une école secondaire privée n’était pas le seul choix possible pour leur enfant. Alors que les familles convaincues ressentaient le besoin et une pression pour trouver la bonne école pour leur enfant, les familles averties ressentent plutôt le besoin de trouver une bonne école. En faisant le choix d’un programme particulier pour leur enfant, ils ont l’assurance que peu importe l’école, leur enfant recevra une formation de qualité. Ayant davantage de connaissances sur le système éducatif, les familles averties sont moins inquiètes vis-à-vis le choix de l’école secondaire parce que ce n’est pas grave s’ils doivent changer d’école en cours de route avec leur enfant. Comme le dit monsieur Richard :

On a commencé à regarder vers la 4e année et la 5e année, de manière plus intensive, et

on n’a jamais regretté notre choix. C’était important, mais pas au point d’être préoccupé avec ça. Je voyais un peu ce qui se faisait dans les écoles. Je n’ai jamais vu de point de non-retour à cela. Ce n’est pas un choix tel que je m’en vais à la NASA et je ne peux pas en sortir. On va tester tout simplement. Ce qui m’importait c’était qu’ils aiment l’école. Je pense ce qui m’importait le plus c’était que mon enfant soit heureux là où il est, qu’il apprenne évidemment et surtout, c’était le réseau.

Les familles averties ont considéré, pour le secondaire, des écoles privées et une école publique (deux familles). À l’image des convaincus, lorsqu’une école publique a été considérée lors du choix de l’établissement, c’était pour ses programmes particuliers et non pour le programme régulier. Les parents ont une image négative du programme régulier, notamment à cause de la présence d’élèves handicapés, avec des problèmes d’apprentissage ou de comportement.

26 Il s’agit d’écoles offrant un service éducatif privé et un service éducatif public à l’intérieur de la même école au niveau

 Monsieur Julien : J’avais peur que mon enfant tombe entre deux chaises, c’est-à- dire qu’il a des besoins, mais qu’on ne réussisse pas à les combler dans le régulier. Dans le PEI, je me disais que les ressources étaient là.

 Madame Gilbert : J’avais une allergie à la polyvalente. J’avais beaucoup de mauvais souvenirs. Moi, je n’avais pas un bon souvenir de mes années de primaire et de secondaire alors cela a joué. Ça part d’abord de moi et mon conjoint, c’était hors de question. On aurait été pauvre et c’était sûr que notre enfant allait à l’école privée dans sa tête. [Pour le public] c’était hors de question.

Pour ces raisons, les familles averties ont visité environ trois écoles et ont fait passer deux examens de sélection ou de classement à leur enfant. Par rapport aux examens de sélection et de classement, les familles averties adoptent différentes stratégies. La famille Julien a misé sur l’utilisation d’un livre de préparation aux examens. La famille Gilbert s’est plutôt impliquée activement au niveau de l’école primaire pour préparer les enfants aux examens et standards des écoles privées. La famille Richard faisait confiance en leur enfant. Il n’a pas fait de préparation active aux examens de sélection. Enfin, le faible nombre de familles dans ce sous-groupe explique possiblement la variation des stratégies. Avec un échantillon plus important, nous aurions sans doute pu identifier des stratégies communes récurrentes.

Les principaux critères (communs) ayant mené les familles averties à faire le choix d’un établissement d’enseignement secondaire sont les suivants : le programme, la proximité de l’école avec le domicile, les préférences de leurs enfants et le réseau d’amis des enfants. La proximité des écoles est un critère de choix qui n’est pas ressorti dans les deux autres sous-groupes. Les familles averties ont une connaissance des écoles du quartier. Ils connaissent les établissements privés à l’extérieur de leur quartier de résidence, mais ils ne les considèrent pas dans le processus de choix, principalement pour des raisons de logistique. Les familles averties habitent aussi des quartiers où l’offre éducative privée et publique est abondante. Par rapport au programme, les familles averties ont une préférence pour le programme d’étude internationale (PEI), et ce, autant à l’école publique qu’à l’école privée. Lorsque les familles averties ont considéré le choix d’une école secondaire publique, le programme d’étude internationale était un programme d’étude convoité par ces derniers.

Les réseaux d’amis des enfants sont aussi un critère de choix exprimé par les avertis. Étant très soucieuses de la composition sociale (élèves) des établissements que fréquente leur enfant, les

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familles averties attribuent une importance à la présence d’un ami ou d’un réseau pour soutenir leur enfant. Comme le dit monsieur Richard : « la force des relations c’est tout aussi important que la dimension scolaire. Ça permet à mon enfant d’avoir des supports informels sur place. » Cet aspect illustre aussi la tendance des familles averties pour des visées individuelles expressives où le bien- être de l’enfant est très important.

Encore, les amis des enfants sont aussi un aspect important dans la négociation familiale avec l’enfant puisque c’est un point qui est amené par les enfants dans les trois familles. À l’image des convaincus, les familles averties mettent beaucoup de temps et d’effort pour préparer le choix de l’établissement. Cependant, ils s’y prennent moins d’avance, c’est-à-dire à la fin du primaire versus au début du primaire ou à la maternelle pour les familles convaincues. Les familles visitent les sites Internet des écoles tant publiques que privées et participent aux journées portes ouvertes (un nombre plus restreint d’établissements visités que les convaincus). Ces familles font aussi un suivi rapproché de la scolarité de leur enfant en s’impliquant au niveau des comités de parents au primaire ou des activités extrascolaires au secondaire. À cette fin, le suivi parental prend une autre tournure au secondaire pour les familles averties. Comme le dit madame Gilbert : « Au secondaire, c’est une autre joute, donc dès qu’on voit qu’un enseignant se démarque moi je lui écris un courriel. Je vais appeler la direction. Je vais leur dire. Lorsque je vois une pomme pourrie, je ne fais pas ça, mais je surveille la pomme pourrie. Dès que je vois quelqu’un qui fait quelque chose de plus, je vais m’arranger pour en parler. » Au secondaire, leurs actions se font plus par la « bande » ou à la maison avec l’aide aux devoirs. Les familles averties sont plus impliquées au niveau du primaire pour s’assurer que leur enfant commence leur scolarité sur de bonnes bases. Au secondaire, ils sont toujours présents, mais le suivi parental se fait de manière plus subtile. Enfin, nous reviendrons sur cet aspect lorsqu’il sera question des ressources plurielles (section 5.2.4) puisque ceci est en lien avec l’important capital culturel que ces familles possèdent.

5.2.1 Des visées individuelles

Il est possible de voir, dans le discours des familles averties, une ambivalence entre des visées expressives et instrumentales. Les visées expressives se présentent surtout dans la recherche d’un établissement privé à proximité de la maison où les enfants vont se retrouver avec d’autres semblables. Les familles averties voient la période de l’adolescence comme une période pendant laquelle les jeunes ont besoin d’être entourés et protégés pour construire leur identité. Même si les visées expressives sont dominantes au sein du groupe des familles averties, les visées

instrumentales sont quand même présentes. Les familles ressentent l’importance de préparer les enfants à l’école secondaire privée, notamment en préparant les examens de sélection ou de classement ou en faisant un suivi rapproché de la scolarité des enfants.

Encore, ils vont regarder sur Internet ou discuter avec d’autres familles pour connaître et évaluer la qualité des programmes, des enseignants et des services offerts. Les familles averties s’apparentent beaucoup au type de familles « intellectuelles » du modèle de van Zanten (2009), à partir duquel cette étude s’inspire. Il faut se rappeler, dans le cadre d’analyse, que l’auteure a produit une typologie comprenant les « technocrates », les « intellectuels », les « techniciens » et les « médiateurs ». Ici, on remarque que, pour les visées individuelles, les familles averties ont une façon d’évaluer les qualités des programmes, des enseignants, ainsi que des services offerts dans les différentes écoles publiques et privées qui ressemblent beaucoup à celle des « intellectuels » de la typologie de van Zanten (2009). Comme le dit van Zanten, pour les « intellectuels » : « Cet instrumentalisme croissant se nourrit aussi de l’effritement de l’image de l’école publique. Si ces parents accordent encore un assez grand crédit aux enseignants sur le plan de leur compétence ―technique‖, ils font preuve de beaucoup plus de méfiance à l’égard des établissements et des politiques éducatives publiques » (van Zanten, 2009, p. 239-240).

Enfin, cette ambivalence entre des visées plus expressives et instrumentales se traduit dans les autres dimensions du modèle d’analyse en raison de l’effritement de l’image de l’école publique. Les familles averties ne sont pas nécessairement persuadées qu’il faut que leurs enfants fréquentent un établissement privé. Cependant, ils croient assez fortement aux préjudices que pourrait amener le choix du programme régulier dans une école publique à cause de la présence d’élèves faibles, handicapés, avec des difficultés d’apprentissage ou de comportement.

5.2.2 Des idéaux collectifs

Sur le plan des idéaux collectifs, les familles averties favorisent majoritairement une intégration par côtoiement, mais avec certaines réserves. Ces familles privilégient un modèle d’intégration qui favorise le contact avec les autres avec l’enrichissement que procure la diversité, mais pas n’importe quelle diversité. Dans leur discours, les familles averties sont relativement ouvertes aux autres (école publique notamment), mais ils adoptent des pratiques différentes. Par exemple :

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 Monsieur Julien : Si tu es un petit poisson dans un gros étang c’est plus dur pour toi de pouvoir développer une estime de soi scolaire positive que si tu es le gros poisson dans un petit étang. L’avantage de l’école c’est qu’ils font un regroupement d’habiletés. C’est ce que les anglophones appellent « hability grouping ». Ils placent les élèves en fonction de leurs habiletés donc, les forts sont avec les forts, les moyens avec les moyens et ceux qui sont assez faibles ils ont encore une catégorie. Cela fait en sorte qu’aujourd’hui mon enfant, qui était dans la moyenne, se retrouve au-dessus de la moyenne parce qu’il est avec des pairs similaires.

Il est difficile de poser un verdict clair quant aux idéaux collectifs des familles averties puisqu’il y a une ambivalence entre le discours et les pratiques. Dans les pratiques, on peut voir un penchant pour la recherche d’un entresoi, alors que dans le discours ils ne sont pas contre l’école publique et la diversité. La différence par rapport aux familles convaincues est que ces dernières sont cohérentes dans leur discours et leur pratique de recherche d’un entresoi. Les familles averties sont ambivalentes et tentent aussi de justifier leur défection du système d’éducation public vers un autre établissement public (programmes particuliers enrichis) ou privé.

5.2.3 Croyance dans un effet d’établissement ou non

Les familles averties sont très soucieuses des différents risques associés aux choix scolaires, notamment lorsqu’elles abordent la question des enseignants. Le manque de confiance dans la capacité des enseignants, dans les établissements publics au régulier, se nourrit d’une vision très négative de l’organisation interne des établissements scolaires publics. Cette vision s’enracine dans des expériences personnelles et une croyance en l’importance de la présence d’élèves de mêmes niveaux ou avec les mêmes capacités dans les classes. Les familles averties ont une croyance modérée dans l’effet d’établissement au privé. Comme le dit monsieur Richard : « un enseignant au public ou un enseignant au privé, c'est la même affaire ». Ce sont plutôt les caractéristiques sociales du public qui sont utilisées comme signal de la qualité des établissements. Les familles averties ne pensent pas que les enseignants dans les écoles publiques sont moins bons, mais que la qualité de l’éducation est directement liée aux conditions d’enseignement, par exemple la composition du groupe classe.

5.2.4 Des ressources plurielles

Sur le plan des ressources, les familles averties jouissent d’une part importante de capital culturel et économique. Les familles font un suivi très rapproché de leur enfant, non seulement en fonction des

attentes et exigences immédiates de l’établissement dans lequel leur enfant est scolarisé, mais aussi en fonction des attentes et exigences futures des institutions postsecondaires. Lorsque nécessaires, les parents comblent les insuffisances qu’ils constatent en faisant de l’aide aux devoirs de manière assidue et en engageant des personnes ressources. Ici, on peut aussi voir que le capital économique qu’ils possèdent leur permet de pallier les manques qu’ils constatent en engageant des professionnels lorsque l’école n’est pas en mesure de fournir les ressources nécessaires au moment venu et avec l’intensité voulue par les parents.

Le sport, les arts et la musique sont aussi valorisés par les familles averties parce qu’ils permettent d’acquérir des positions à l’intérieur des écoles et d’apporter un équilibre pour que leur enfant puisse supporter physiquement et mentalement le travail exigé par l’école. Comme le dit monsieur Richard : « Ça lui permet de vivre son école autrement que par juste l'académique ». Le fait de payer n’est pas présenté par les averties comme une dimension à l’exercice de leur responsabilité morale parentale, comme les familles convaincues. Au contraire, le fait de payer amène une certaine honte par rapport à ceux qui ne peuvent peut-être pas se permettre l’école privée ou les services de ressources supplémentaires.

5.2.5 La négociation familiale

Dans le cadre de la négociation au sein des familles averties, il n’y a pas de type idéal dominant. Une famille de ce profil correspond au type de famille « fermée – parallèle » et deux au type de la famille « ouverte ». La famille Gilbert ressemble au type de famille « fermée — parallèle » de Kellerhals et coll.27 puisque les parents évoluaient de façon plus indépendante pour le choix de

l’école primaire et secondaire. Ils se sont entendus sur le même choix que leur enfant parce qu’il existe, au sein du couple, une forte stabilité des visées entre les deux parents. C’est ici qu’on peut voir l’importance du capital économique pour l’harmonisation des visées plus instrumentales du père (préoccupé par le niveau et le style d’enseignement) et des visées plus expressives de la mère (préoccupée par le bonheur et le bien-être). Le choix d’un établissement privé au secondaire a permis de concilier ces deux visées ou ce clivage entre les parents pour s’accorder sur la création d’un nous homogène avec l’enfant. Ils sont arrivés à s’accorder avec leur enfant grâce à l’argumentation (consultation). Les parents ont préparé le choix ensemble, en faisant une présélection des écoles souhaitables pour finalement laisser le choix à leur enfant. Madame Gilbert

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parle d’une « consultation » auprès de l’enfant pour qu’il fasse son choix. Les parents (notamment le père) ont tenté de convaincre leur enfant, mais ils se sont fait prendre au piège, en quelque sorte, parce que leur enfant a proposé un autre choix.

Les familles Richard et Julien correspondent plutôt au type de la famille « ouverte » notamment parce que la décision a impliqué un large éventail de connaissances et d’amis qui informent, structurent et consolident le choix. Monsieur Richard mentionne que le processus de choix n’a pas été long. Ils sont arrivés à s’accorder avec leur enfant grâce à l’argumentation. Les parents ont préparé le choix ensemble, en prenant de l’information sur les différentes écoles secondaires et les élèves qui les composent. À cette fin, les parents se sont alliés à leur enfant pour recueillir de l’information sur le choix de ses amis. Cela leur a permis de s’assurer de la présence d’autres enfants semblables. Si l’argumentation a bien fonctionné dans la famille Richard, c’est parce que le choix de l’enfant a satisfait pleinement les parents du point de vue des visées personnelles et des idéaux collectifs. Ce n’est pas tout à fait le cas de la famille Julien puisque l’argumentation du choix avec leur enfant n’allait pas dans le même sens que celui des parents, qui visaient plutôt un établissement public dans leur quartier de résidence. Monsieur Julien raconte que lors de l’argumentation du choix scolaire avec son enfant, lui et sa conjointe ont essayé de convaincre leur enfant du choix de l’école publique. Cependant, en accordant une place aux opinions et aux arguments de leur enfant dans le processus de négociation familiale, ils se sont fait prendre au piège de l’argumentation en se faisant proposer un choix distinct du leur et bien argumenté par leur